Avec les rebelles kurdes à Qandil


Premier mars 2007
ENVOYÉE SPÉCIALE À QANDIL

ernier barrage des Kurdes d'Irak. L'inspection est sommaire. Un peshmerga - combattant kurde - jette un regard furtif à l'intérieur du véhicule, la voiture passe. De l'autre côté se dressent les murs d'un village miséreux, écrasé par les hauteurs vertigineuses des sommets enneigés de Qandil, l'épine dorsale qui court le long de la frontière septentrionale de l'Irak avec la Turquie et l'Iran.Les villageois sont irakiens, mais ils dépendent des séparatistes kurdes turcs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui contrôlent cette partie de montagne. Affaibli et divisé depuis l'arrestation, en 1999, de son fondateur et dirigeant "Apo", Abdullah Öcalan, inscrit sur les listes des "mouvements terroristes" de la Turquie, des Etats-Unis, de l'Europe et des Nations unies, banni mais toléré par le gouvernement régional du Kurdistan, le PKK a installé ses troupes dans ces confins du territoire irakien. Ici commence le domaine d'Apo. Un portrait géant - yeux noirs, grosses moustaches - domine une colline. Les montres sont réglées à l'heure turque.

Une recrue de 16 ans, visage de poupée, corps d'adolescente perdu dans le pantalon bouffant de l'uniforme, à peine plus haute que son kalachnikov, ouvre la marche. Le PKK compte de nombreuses recrues féminines, de redoutables guerrières, dit-on. "Dans la société kurde, les femmes sont opprimées. Ici nous sommes égaux, physiquement et mentalement", explique Rania. Des tentes sommaires sont plantées sous les arbres. Des cratères fortifiés ont été creusés dans la boue gelée de ce mois de février pour servir de refuge en cas de bombardement. Des dizaines d'autres camps d'entraînement seraient disséminés dans ces montagnes, avec au moins 5 000 combattants.

Né en Turquie en 1978, le PKK se veut un mouvement pankurde. Il a une branche syrienne (Parti de l'union démocratique du Kurdistan, PUDK) et une autre, iranienne (Parti pour une vie libre au Kurdistan, Pejak). Les recrues, pour la plupart d'origine turque, comptent aussi des Kurdes de Syrie, quelques Arabes et même un Allemand. Leur présence, en armes, dans la région autonome d'Irak est fort embarrassante pour le gouvernement kurde régional, qui a du mal à maintenir de bonnes relations avec ses puissants voisins.

Une combattante kurde du PKK dans les montagnes de Qandil au Kurdistan irakien, le 30 septembre 2006.

AFP/SAFIN HAMED

Une combattante kurde du PKK dans les montagnes de Qandil au Kurdistan irakien, le 30 septembre 2006
A plusieurs reprises en 2006, l'aviation turque et l'artillerie iranienne ont pilonné, parfois de concert, les positions des rebelles de Qandil. Les obus ont tué deux miliciens et deux villageois, provoqué la fuite des habitants et la colère des dirigeants kurdes irakiens. Les mises en garde et les appels à quitter les lieux n'ont pas été suivis d'effet. Il a fallu les bombardements du mois d'août 2006 et la médiation de Jalal Talabani, dirigeant kurde historique et actuel président d'Irak, pour parvenir, fin septembre, à un cessez-le-feu. Le 1er octobre, le PKK a décrété une trêve unilatérale avec la Turquie. Le même jour, le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, la rejetait et répétait son exigence principale, à savoir le désarmement total et inconditionnel du PKK.

C'est un cadre de l'organisation, le "camarade" Rostam Joudi, qui explique la situation. "Les Etats-Unis se plaignent d' interférences iranienne, syrienne et turque en Irak, mais restent silencieux quand ces Etats martyrisent leurs populations kurdes. Notre trêve était un message positif envoyé à Ankara. Pourtant, les opérations militaires turques se poursuivent (au Kurdistan turc). En janvier, ils ont encore bombardé une de nos positions près de Zakho, au nord de l'Irak. Si la Turquie lance des incursions dans le Kurdistan irakien, menace-t-il, nous n'aurons d'autre choix que de reprendre et d'intensifier nos opérations. Nous sommes capables d'amener la violence à un niveau encore plus élevé qu'en Irak."

La minorité kurde de Turquie ompterait autour de 15 millions d'individus (sur 70 millions d'habitants) mais sa langue et ses traditions sont tout juste tolérées. En 1984, le PKK a donc déclenché une rébellion sécessionniste qui, à ce jour, a fait plus de 37 000 victimes et provoqué la destruction de centaines de villages. Après l'arrestation d'Öcalan et dans l'espoir d'être rayé des listes terroristes, le PKK est devenu Kadek, puis Kongra Gel (Congrès du peuple) en 2005.

Ces mutations se sont accompagnées d'un changement rhétorique. L'ambition sécessionniste a cédé la place à la seule revendication d'une reconnaissance des "droits" kurdes, "sans toucher aux frontières actuelles". Mais le parti, que tout le monde continue d'appeler PKK, refuse de déposer les armes. "Nous sommes prêts pour la paix, comme pour la guerre", décrète Yasser, 24 ans.

Ankara reproche aux responsables kurdes irakiens et aux maîtres américains du pays de ne pas agir contre le PKK, et menace régulièrement de régler militairement le problème. Le 17 janvier pourtant, des soldats américains et irakiens ont lancé un raid à 300 kilomètres au nord de Bagdad, sur la ville de Makhmour et son populeux camp de réfugiés kurdes de Turquie. L'objectif annoncé était de faire main basse sur des caches d'armes du PKK, mais rien d'important n'a été trouvé.

Les "Guerila" de Qandil, comme ils se nomment eux-mêmes, sont au garde-à-vous dès 5 heures pour suivre les entraînements militaires et les cours d'idéologie. "Les combattants du Front Nord (turc) ont quitté les montagnes, affirme Rostam Joudi. Ils sont repartis en Turquie." Allégations impossibles à vérifier. "Ne restent principalement que les combattants iraniens de Pejak", affirme le "camarade". Ceux-là sont bien visibles.

Le climat impitoyable des montagnes a vieilli prématurément les visages, mais la plupart des combattant(e)s n'ont pas dépassé 25 ans. Leurs histoires se ressemblent : humiliations, arrestations, morts, villages détruits, exils traumatisants. Un jour, ces jeunes gens ont accepté "de mourir et de tuer" pour la cause kurde, mais aussi "au nom de l'idéologie d'Apo", le "père", le "héros" de la nation.

Saria est fière de son nom de guerre : "la Cavalière" en kurde. Avec ses yeux en amande et son joli corps de 20 ans, elle est le cliché même de l'Amazone en guerre. Enrôlée à 14 ans, elle est devenue "sniper", tireuse d'élite. "L'Iran a mis la pression, il a fallu se défendre, explique-t-elle. Tuer n'est pas une sensation agréable, mais quand tu te bats pour une cause ou pour te défendre, tu n'as pas le choix." Mourir ne lui fait pas peur. "La camarade Zeila, tuée en 1996, a dit : "J'aurais aimé avoir davantage qu'une vie à sacrifier à la cause et à Apo". Je partage ce sentiment..."

Heval Rojat, commandant du bras armé kurde iranien, raconte avoir mené de "nombreuses attaques contre les soldats iraniens dans plusieurs villes. Là-bas, dit-il, les jeunes diplômés kurdes ne trouvent pas de travail, la République islamique les incite à s'enrôler dans les groupes paramilitaires basidjis dirigés contre leur propre peuple. Une situation inadmissible qui a poussé beaucoup de jeunes à nous rejoindre."

Le 14 août 2006, le ministre iranien des affaires étrangères, Hamid Reza Assefi, déclarait disposer d'"informations selon lesquelles les Etats-Unis interfèrent dans le nord-ouest (région kurde) de l'Iran. C'est inacceptable. (...) Ils sont pris dans le bourbier (irakien), alors ils essaient de fomenter des troubles dans la région". A l'heure des tensions croissantes entre Washington et Téhéran, la question d'un éventuel soutien américain aux partis d'opposition iraniens, kurdes compris, peut-elle se poser ? La réponse de Rostam Joudi, du PKK, est sibylline : "Objectivement, un rapprochement américain de Pejak est possible. Mais il n'y a pas d'aide concrète. Ce que nous voulons, c'est un soutien diplomatique américain pour faire avancer la cause kurde dans ce pays." Précisant que la trêve avec la Turquie a notamment été motivée "parce que les Américains en avaient exprimé le désir", il poursuit : "Pour échapper aux pressions américaines, Téhéran s'est rapproché de la Syrie et de la Turquie. L'un des moyens de plaire à ces deux partenaires est de s'en prendre aux Kurdes. Nous n'avons pas encore déclaré la guerre à l'Iran, mais les tensions vont crescendo. Les Iraniens ont déployé d'importantes forces à la frontière. Nous ne refusons donc pas l'aide des Américains."

Sur le territoire irakien, Pejak n'est pas seul. Le Parti démocratique du Kurdistan iranien (PDKI) et le Parti communiste kurde iranien, Komala, ont pignon sur rue. Ils s'accusent mutuellement de faire le jeu américain et de mettre ainsi en danger la fragile autonomie de leurs hôtes kurdes d'Irak. Mais le ton est unanime pour condamner Pejak. Rencontré à Koysinjak, Moustafa Hijri, chef du PDKI, estime "l'action de Pejak inutile et contre-productive. J'ignore dans quelle mesure les Etats-Unis les aident, mais ils se prennent pour les rois des Kurdes. Il vaudrait mieux pour nous tous qu'ils aillent se battre chez eux plutôt que d'utiliser le Kurdistan irakien".

La situation n'est pas sans précédent. En octobre 1992, les deux grands partis kurdes irakiens, pourtant rivaux, avaient lancé, en coordination avec la Turquie, une campagne meurtrière contre le PKK dans ces mêmes montagnes. Aujourd'hui, si la Turquie ou l'Iran s'en prenaient à lui, il y a gros à parier que les Irakiens laisseraient faire. Mais à Qandil, les combattants sont jeunes et leurs chefs ont la mémoire courte : "Tant que la question kurde de Turquie n'est pas réglée, nous ne bougerons pas d'ici."

Cécile Hennion