Avec les Kurdes bombardés par Erdogan

mis à jour le Vendredi 16 mars 2018 à 16h35

Le Point | 15 mars 2018 | ENVOYÉ SPÉCIAL JÉRÉMY ANDRÉ, A AFRINE (SYRIE)

Poudrière. Afrine, au Kurdistan syrien, est assiégée et bombardée par des milices islamistes soutenues par l’aviation et les forces spéciales turques. Reportage.

Abandonnez les bus et courez-vous cacher dans ce village!» Premier à se relever après l’explosion, heval Serdar, soudain métamorphosé en officier intrépide, hurle cet ordre. Il y a dix minutes, il n’était encore qu’un binoclard de 19 ans. Un jeune « camarade » (heval, en kurde) parmi un gros millier de civils venus de tout le nord de la Syrie pour manifester à Afrine contre « l’invasion d’Erdogan». La ville kurde est visée depuis le 20 janvier par une opération conjointe de milices rebelles syriennes et de l’armée turque. A10 kilomètres de la destination, une pluie d’obus a stoppé net le convoi. Des bus, tous feux éteints, hommes, femmes, enfants, vieillards, désarmés et terrorisés, sont sortis et ont attendu dehors, indécis. Le tonnerre d’une frappe aérienne s’est abattu sur un tournant, entre deux bus, et a décidé tout le monde à prendre ses jambes à son cou. Puis l’artillerie ennemie a canonné de nouveau, pilonnant ceux qui avaient traîné.

Une guerre chasse l’autre. Soutenues par la coalition internationale menée par les Etats-Unis, les Forces démocratiques syriennes (FDS), le pendant militaire de la fédération du Rojava, le Kurdistan syrien (voir p. suivante), ont chassé le « califat » de Raqqa, sa capitale syrienne, en octobre 2017. Daech est vaincu, mais les Kurdes se défendent aujourd’hui contre l’armée d’Erdogan, qui veut faire plier les principales forces militaires kurdes de la région, les YPG et le PKK, des «organisations terroristes» selon l’Etat turc, cibles désignées de l’opération Rameau d’olivier, qui vise à les chasser de leurs bastions.

Afrine est une proie facile. Elle est enclavée, séparée du reste du Rojava par une bande de territoires tenus au nord par les rebelles et au sud par Damas. Impossible pour les Kurdes de vaincre sans l’aide du régime, demandée au titre de la défense du territoire national. Mais Bachar n’a pour l’instant envoyé que des drapeaux et des portraits brandis ici ou là à Afrine, dans des rassemblements peu spontanés, qui tiennent plus d’opérations de communication que d’un réel soutien populaire. Plus significatif, quelques centaines de miliciens chiites liés à l’Iran sont partis au front lundi i g février. A peine arrivés, ils sont tombés comme des mouches sous les frappes turques avant d’être retirés de la bataille après à peine deux semaines. A ce stade, le Rojava, baigné de l’idéologie révolutionnaire d’Öcalan, parie en réalité davantage sur l’agit-prop et la mobilisation générale. D'où ce convoi de manifestants pour faire d'Afrine un symbole, celui de la «résistance au fascisme turc».

Convoi. Dans le bus qui se rend à Afrine, les adolescents sont tous coiffés de foulards à franges typiques de la région. «Mon surnom, Sêal, veut dire les “trois couleurs du drapeau” du Rojava, jaune, rouge, vert», explique une jeune brune de 19 ans au charisme électrique. C'est la meneuse, elle fait tourner ses cheveux en dansant entre les sièges. Son ami Malek, le DJ du voyage, enchaîne les tubes kurdes et syriens, mêlant tirs de kalachnikov et chants révolutionnaires. Les gamins fument Gauloise sur Gauloise, leurs cigarettes préférées, font pleuvoir une averse de selfies et s’égosillent. Des heures durant, la steppe du nord de la Syrie défile. Les bus cahotent entre les nids de poule et les barrages des YPG. Ils traversent Ain Issa, quartier général des FDS, et ses camps humanitaires à la grille desquels les déplacés de Raqqa s’agglutinent pour saluer le convoi. La nuit venue, ils font un arrêt à Kobané, ville martyre qui avait été en 2014 le grand symbole de la résistance des Kurdes contre Daech.

Au fil du chemin, le convoi de Qamishlo s’est grossi de véhicules venus de toute la fédération. Il y a des Yézidis du Sinjar, une montagne du nord de l’Irak assiégée par Daech à l’été 2014, qui y a massacré des villages entiers et kidnappé des milliers de femmes et d’enfants. Mais aussi des Arabes de la vallée de l’Euphrate, de Deir ez-Zor, de Raqqa, de Tabqa, dont les tribus soutenaient autrefois Daech... Le 22 février, quand le convoi reprend la route de Kobané, il comprend au moins 130 bus et vans, et transporte un gros milliers de manifestants. Il dépasse finalement Manbidj, à l’ouest de l’Euphrate, une ville dont la libération, à l’été 2016, avait été te premier coup de boutoir contre le califat. Dans des villages à l’ouest de Manbidj, on atteint la fin des zones tenues par les FDS. Au-delà, il faut franchir 150 kilomètres de zones contrôlées par le régime. Le passage du convoi est bien entendu négocié. Seuls les civils syriens sont autorisés à passer. Au premier poste de l’armée syrienne, des officiers de Bachar el-Assad inspectent tous les véhicules.

L’un d’eux remarque un garçon à la peau très blanche, à l’arrière du bus des jeunes de Qamishlo. Il porte des lunettes d’intellectuel, une veste kaki et est amputé de la main droite. Il est resté discret, à l’écart, tout le trajet. «Tu es kurde, toi?» lui demande le soldat syrien en arabe. Le jeune homme paraît interloqué: il ne parle pas arabe. C’est en fait un Turc, il se surnomme heval Serdar. Il a quitté son pays natal il y a quatre ans pour rejoindre un mouvement de résistance turc à l’étranger. Le soldat répète sa question, Sozdar, un gamin de Qamishlo, vient à la rescousse dé Serdar : « Oui, Monsieur, on est des Kurdes de Qamishlo!» Et de discuter avec Serdar en kurde pour prouver son fait. Le soldat lâche l’affaire. La traversée du régime jette ainsi d’abord un froid. Sur des routes défoncées, les véhicules serpentent dans des villages en ruine - ce sont d’anciens territoires de l’EI, libérés en 2016. Comme des spectres, des habitants hèlent les bus. De ceux-ci des chants et des cris leurs répondent. Certains entonnent : « Vive la Syrie unie !»

Lors d’une pause, Serdar raconte finalement son histoire. « j’ai perdu ma main lors d’un combat dans la montagne du Zab, en lrak. Les soldats turcs avaient pris deux collines. Il pleuvait, c’était le moment de contre-attaquer. Je suis tombé nez à nez avec deux d’entre eux, je leur ai jeté une grenade. Ils sont morts. Mais, quand j’ai voulu lever la main pour faire signe à mes camarades de me suivre, une balle explosive l’a sectionnée. Pas de chance!» Lui n’est pas venu que pour manifester. Si on lui donne une arme, il ira se battre. «Je me débrouille très bien juste avec la main gauche. »

Après deux jours, le convoi atteint la poche d’Afrine. La joie des manifestants explose. Les chants kurdes repartent de plus belle, les habitants des villages traversés viennent saluer les nouveaux arrivants. Mais, immédiatement, l’artillerie turque se fait entendre. Elle cible directement le convoi. Dans le bus de Qamishlo, on coupe le son et la lumière, tout le monde s’assoit par terre entre les sièges, quelques irréductibles persistent à chanter. A 10 kilomètres du but, les bombes tombent si près des véhicules que les chauffeurs éteignent les phares, s’arrêtent et font descendre les passagers sur les routes de montagne. L’artillerie cesse.

Un calme inquiétant s’installe. Au bout d’un quart d’heure, un rugissement de réacteur d’avion déchire le ciel de pleine lune. Une immense explosion jette tout le monde à terre. On retient son souffle et une pluie d’éclats et de grosses pierres projetées par la bombe s’abat sur des centaines de mètres alentour. Dans le nuage de poussière qui se dissipe, Serdar se redresse et donne l’ordre à tous de fuir pour se cacher dans le village à proximité. Mais un peu plus haut sur la route, près du point d’impact, un homme reste à terre, le crâne en sang, les mains qui convulsent. Une femme hurle à côté. Des activistes internationalistes européens se précipitent et chargent le corps dans un bus qui part en trombe malgré le risque d’être ciblé, en direction de l’hôpital d’Afrine. Quelques secondes plus tard, les canons tonnent de nouveau, des obus s’abattent sur la route quasi déserte. Le blessé sera déclaré mort à l’hôpital. Il s’appelait Salem el-Khalif, c’était un jeune Arabe de 28 ans venu de Jezrah, une ville sur l’Euphrate entre Raqqa et Deir ez-Zor.

Pour la nuit, les passagers du convoi ont trouvé refuge dans les sous-sols des maisons du village. A Basutê, les bombardements sont permanents depuis le début de l’opération, il y a un mois. Dans son refuge, la «camarade» Sêal débat avec Muhammad Ahmed el-Fannam, un vieil homme arabe de Jezrah, le même village que la victime de la frappe, «je suis venu pour montrer notre solidarité, se justifie ce vieux cheikh. Nous sommes passés dans les zones du régime et nous n’avons eu aucun problème. Dès que nous sommes arrivés ici, Erdogan nous bombarde. On veut une Syrie unie. On ne veut pas d’ingérence!» De temps à autre, les murs des maisons tremblent, les regards des enfants se figent. Finalement vient une accalmie dans les bombardements. Serdar, Sêal et leurs copains en profitent pour remonter dans un van et rejoindre le centre d’Afrine.

Dernier verrou. A 15-20 kilomètres des fronts, la ville ignore la guerre. Sur trois collines, surmontées comme des maisons troglodytes par des rangées d’immeubles compacts et surpeuplés, elle conserve une petite Syrie multi-ethnique, vestige du brassage de Kurdes, d’Arabes et de Yézidis qui a disparu de toutes les régions voisines. D’après les autorités locales, le canton abriterait 900 000 habitants, dont 400 000 déplacés qui ont fui d’autres régions de Syrie. Malgré les combats et les bombardements dans les campagnes, les rues klaxonnent et vrombissent, les passants marchandent et palabrent. Le point de ralliement est la station de bus. Toute la journée, les jeunes y dansent la dabka, genre de ronde kurde, y regardent du théâtre politique, y écoutent des discours et en partent pour manifester en ville. Dans cette station, le Croissant rouge kurde a installé des tentes où se côtoient les visiteurs du convoi et des villageois qui ont dû fuir leur maison à cause des bombes ou de l’avancée de l’ennemi.

Les Yézidis ont été les premiers à fuir pour ne pas subir le même sort qu’en 2014 au Sinjar, craignant que les milices soutenues par la Turquie comptent des anciens de l’EI. «Avant 2011, nous étions 50.000 à Afrine, détaille Pir Abdulrahman Shamo. un des chefs des Yézidis de la région. Fin 2017, nous n’étions plus que 35.000. En un mois d’opération, 10.000 ont été déplacés, dont 1000 qui ont directement fui à l’étranger.» Trop proches du bastion pro-turc d’Azaz, les villages de Qastal et de Bafliyun ont été immédiatement désertés. En outre, les milices ennemies ont dynamité deux sanctuaires dont elles se sont emparées. Un geste qui rappelle lui aussi les exactions du Sinjar, qualifiées par un rapport de l’Onu de «génocide». Les crimes contre le patrimoine ne sont d'ailleurs pas que le fait des milices : le 26 janvier, c’est l’aviation turque qui a bombardé les ruines vieilles de trois milleans du temple hittite d’Ain Dara, endommageant gravement ce site. En son centre, dans l’énorme cratère qu’elle a laissé, on trouve encore des fragments de la bombe turque.

«Ils détruisent notre culture en ciblant Ain Dara, Basutê, Nabi Udi et tous ces sites archéologiques. Cela s’appelle du nettoyage ethnique!» s’emporte Hêvî Mustafa, coprésidente du canton d'Afrine. La cheffe des autorités locales est une de ces innombrables femmes fortes qui peuplent les administrations de la fédération, marquées pa rune stricte parité. «La Turquie utilise les réfugiés syriens qu’elle accueille comme un moyen de pression contre les pays de l'Union européenne. Et aujourd’hui elle attaque Afrine pour y installer une partie des 3,5 millions de réfugiés syriens qui vivent en Turquie», ajoute la coprésidente, commentant des déclarations des dirigeants turcs.

Porte-parole du commandement des YPG à Afrine, Brusk Hassalce lance le même cri d’alarme: «Les médias turcs disent que les Kurdes d’Afrine ne sont pas les propriétaires de celte terre, qu’ils s’y sont installés seulement récemment. (...) Déjà, les vil loges le long de la frontière ont été lourdement bombardés, en particulier avec des roquettes, depuis le début de l'opération. Il n’y a plus un mètre qui n’ait été atteint par des armes lourdes. »

Contrairement à la propagande très optimiste d’autres responsables, Brusk Hassake ne fanfaronne pas. « C’est la deuxième année de l’Otan qui nous attaque, avec des technologies allemandes, des arrhes russes et américaines. (...) Et nous ne face, c'est l’Etat islamique, Jabhat al-Nosra, des Afghans, des groupes islamistes. Ce sont eux qui encerclent Cîndîrêsê.» Cette petite ville à 20 kilomètres au sud-ouest est le dernier verrou qui garde l’entrée de la plaine d’Afrine. Début mars, elle est tombée, ouvrant un boulevard aux Turcs pour encercler la ville et commencer les combats urbains.

Résistance. Le régime interviendra-t-il avant que cela ne se produise ? Les Kurdes y croient de moins en moins. Fin février, Brusk Hassake évoque entre 400 et 1000 miliciens chiites pro-Bachar venus prêter main-forte aux YPG. « Tant que les Russes laissent l’aviation turque opérer, ça ne renversera pas la vapeur», nuance Abdel Rahman Salman, 50 ans, membre du comité diplomatique du canton d’Afrine. Il connaît bien les négociations avec la Russie et le régime, et ne se fait pas d’illusion: «Les Russes utilisent les Turcs pour qu’Afrine soit sous le contrôle de Bachar el-Assad. » Longtemps, des troupes russes basées à Afrine avaient été l’assurance-vie des Kurdes, jusqu’à leur retrait soudain à la veille de l’offensive. «La Russie a ensuite fait une proposition au canton d’Afrine: remettre au régime le contrôle total sur l’administration, les infrastructures et la population ! Mais c’était évidemment inacceptable. Nous avons sacrifié trop de martyrs pour capituler sans condition. »

Quant à la communauté internationale, elle a été incapable d’imposer aux Turcs la fin de leurs opérations en application du cessez-le-feu demandé par le Conseil de sécurité de l’Onu. Les habitants d’Afrine se préparent donc à une bataille urbaine sans merci. Dans son appartement, une vieille femme reçoit les jeunes de Qamishlo et leur explique: «Ils veulent prendre nos terres mais nous ne partirons pas. Vous avez vu ce qu’ils ont fait à la martyre Barin Kobané ?» Début février, une vidéo filmée par une milice ennemie montrait le corps d’une jeune commandante de 23 ans, capturée, mutilée. « S’ils arrivent en ville, s’ils menacent de me capturer, je préféré avoir une ceinture d’explosifs pour me faire sauter.»

Une mosaïque de territoires

La Fédération démocratique du nord de la Syrie (voir carte ci-contre) est une institution régionale mise en place par les Kurdes de Syrie, Affaibli par la guerre civile, le régime s’est retiré dès 2011 du Rojava, autrement dit le « Kurdistan de l’Ouest», ou « Kurdistan de Syrie», suivant une géographie héritée du nationalisme kurde. Les principales forces militaires kurdes du Rojava sont regroupées au sein des YPG (initiales kurdes des Unités de protection du peuple, la milice des Kurdes de Syrie), proches d'Abdullah Ocalan, fondateur du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), mouvement révolutionnaire, fondé au Kurdistan de Turquie, qui mène depuis plus de trente ans une guérilla contre les forces d’Ankara. Cependant, autour de Qamishlo comme d’Afrine, les zones à majorité kurde ne peuvent être résumées à la présence du PKK ou des YPG et sont en fait de véritables arlequins politiques, ethniques et religieux. La fédération inclut de vastes territoires arabes, chrétiens et yézidis (adeptes d’une religion pré-islamique), libérés de l’Etat islamique (El, ou Daech en arabe) ■