Au Kurdistan, une fragile prospérité au milieu du désastre


30 mai 2007

REPORTAGE - Dans le Kurdistan irakien, le développement économique explose, mais le revers de la médaille aussi: corruption, exploitation ouvrière et crise du logement. Sans compter que les infrastructures ne suivent pas.

Habur, poste frontière, une file de camions a l'arrêt perd patience. Taxis et voitures individuelles traversent sans problème. Les chicaneries des douaniers ne découragent pas les routiers qui, selon les périodes, attendent ici plusieurs jours. Côté irakien, tout se règle en quelques minutes; mais les Turcs montrent de la mauvaise volonté.

L'inauguration récente d'installations modernes et spacieuses, sorte d'aérogare flambant neuf, n'a pas soulagé l'attente des camionneurs.
Edip Firat, un jeune businessman de Diyarbakir, se dépêche, il a fait un aller-retour en Turquie dans la journée pour verser sur son compte l'argent gagné en Irak. Aucune banque turque n'ayant pour l'instant ouvert d'antenne au Kurdistan, Edip effectue de fréquentes allées et venues en Turquie, chargé d'une valise de dollars. «Je ne crains pas le vol, je me sens même davantage en sécurité qu'à Istanbul.» Contrairement aux idées reçues, la sécurité règne ici.

Un drapeau tricolore orné en son centre d'un soleil éclatant. Ibrahim Khalil, premier village: officiellement, c'est l'Irak, pourtant seuls les drapeaux de la région autonome kurde claquent au-dessus des bâtisses. Ibrahim Khalil est la grande porte de l'Irak, son portail commercial. Par ici transite une grosse partie de ce qui est consommé en Irak. Quelle que soit l'attitude de ses douaniers, la Turquie est le premier partenaire économique de l'Irak, loin devant les autres. Elle contribue pour beaucoup à la reconstruction du pays et surtout du Nord, la région autonome du Kurdistan.

Une croissance anarchique

Dohuk, première grande ville après la frontière, n'était qu'un gros village il y a quatre ans. Aujourd'hui, la ville est en pleine expansion, les palais sortent de terre comme des champignons; le bon goût n'est pas toujours au rendez-vous, on préfère les architectures tape-à-l'oeil et prétentieuses. Le prix des terrains a explosé et pour une villa modeste, il faut mettre entre 200 et 500000 dollars. Mais ici on ne compte pas, puisque l'argent vite gagné est aussi vite dépensé.

Mercedes et BMW derniers modèles se disputent la vedette dans les rues encombrées. Les peshmergas[1] se font discrets dans la ville et la présence policière aussi. L'atmosphère n'est pas à la guerre mais au commerce. Pour Edip, c'est une chance, plus encore, un eldorado! «Absence de lois, pas d'impôts ou presque, tout est fait pour favoriser le commerce et encourager les investissements.»

Les Turcs sont les plus grands contributeurs et aussi les bénéficiaires de ce boom commercial. A Erbil, la capitale de la région, sur le grand marché auquel on a donné le nom de Kayseri, la presque totalité des marchandises vendues est fabriqué en Turquie. Le reste vient de Chine mais via la Turquie. Dara Jalil Al-Khayat, le responsable de la chambre de commerce d'Erbil, explique que la Turquie –avec 400 entreprises installées ici– représente 4à5milliards de dollars.

Pétrole, unique ressource

Le Kurdistan ne produit rien et ses seules ressources sont le pétrole. La région dépend exclusivement des importations. La loi irakienne prescrit que 17% des recettes du pétrole doivent être reversées au gouvernement kurde, mais l'état irakien a du retard dans ses versements, il doit près d'un milliard de dollars à la région autonome kurde. Jusqu'à l'intervention américaine en Irak, le Kurdistan vivait de l'aide internationale et des programmes humanitaires menés par les ONG occidentales.

Aujourd'hui, en plus des dividendes du pétrole, les investissements des exilés kurdes qui reviennent au pays stimulent l'économie. Mais le retour n'est pas toujours facile, surtout lorsqu'on n'a pas de capital, car ici il faut avoir les reins solides, c'est-à-dire de l'argent. Le gâteau kurde attire les convives, les businessmen turcs bien sûr mais aussi les Irakiens du Sud. Le taux de croissance à deux chiffres stimule les appétits et certains, aveuglés par les promesses d'un enrichissement éclair, omettent les précautions nécessaires et ne s'assurent pas assez de la fiabilité de leurs partenaires. Le chantier du centre commercial géant situé au centre-ville s'est subitement arrêté, les financiers étant au bout de leurs ressources. Ce projet démesuré et mal ficelé capote gentiment et laissera probablement des créanciers en souffrance et des ouvriers sans salaire.

Des hôtels cinq étoiles, mais pas d'électricité

Les prix ont flambés partout, ceux du terrain d'abord, des loyers, des denrées enfin. Pour les exilés rentrés au pays sans argent et qui doivent se reloger, le marché est bien bouché. Même les logements construits en périphérie sont vendus à des prix dissuasifs. Prenant la mesure des problèmes, la municipalité a construit ses premiers logements sociaux, une goutte d'eau pour contenter la masse des demandes.


Un début selon le gouvernement qui promet de continuer dans cette voie mais, alors que les centres commerciaux géants sortent de terre en quelques mois à peine, les chicanes administratives et les discussions politiques freinent les projets sociaux. Dans sa venelle du centre urbain, Amir, un jeune habitant de la ville, enjambe furieux l'égout à ciel ouvert, «à peine trois heures d'électricité par jour, pas de canalisation, et le gouvernement ose parler de succès». La croissance économique ne profite clairement pas à tout le monde, d'une part les prix augmentent, et de l'autre, pour les emplois peu qualifiés, les salaires stagnent. I
Note : [1]Peshmergas: soldats de l'armée kurde.