Arte réveille le souvenir de l’Institut kurde

mis à jour le Mercredi 22 avril 2015 à 16h33

Telerama.fr

« Vingt-huit survivants sont arrivés à Malte, explique la journaliste. Tous les autres qu’on ne voit pas, qui n’ont pas pu être sauvés, combien sont-ils ? Sept cents ? Peut-être même neuf cents, dont les corps iront rejoindre l’immense cimetière des migrants au fond de la Méditerranée, où gisent à leurs côtés les valeurs européennes. »

Et vlam ! L’info, ça envoie sur Arte ! Je m’y suis pourtant aventuré. Profitant du dévouement du docteur Armati, missionné cette semaine pour établir un diagnostic différentiel des 20 heures de TF1 et France 2, je me suis rué hier soir sur Arte Journal.

Comme France 2, la chaîne franco-allemande ouvre donc son JT avec les naufrages de migrants en Méditerranée. « Accusée de cynisme et d’indifférence par l’ONU, l’Union européenne ne pouvait plus détourner le regard. » Elle a donc baissé les yeux le temps d’une minute de silence ponctuant la réunion des ministres des Affaires étrangères. « Angela Merkel s’est dit bouleversée par ce nouveau drame », poursuit la journaliste Barbara Lohr. « Nous ferons tout pour que de nouvelles victimes ne meurent pas devant notre porte », promet la chancelière. « L’Allemagne fait pourtant partie des pays qui ont dénoncé Mare Nostrum, une opération militaire et humanitaire que l’Italie portait seule, rappelle opportunément Barbara Lohr. Elle avait permis de sauver 150 000 migrants en un an. Mais les Européens ont eu peur qu’elle fasse appel d’air. » Cette invocation maintes fois entendues d’un « appel d’air » à propos de gens exposées à la noyade ne laisse pas de m’étonner.

« Mare Nostrum est arrêtée, remplacée par Triton, beaucoup plus limitée : pas de mission de sauvetage, seulement la surveillance des frontières. » Pourtant, les départs de migrants depuis les côtes africaines n’ont jamais été aussi nombreux : l’appel d’air s’est transformé en voie d’eau dans les poumons de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants. « L’obsession de l’Europe a toujours été de bloquer les départs des migrants. »

Marie Labory, la présentatrice, interroge en duplex, depuis Vienne, Elias Bierdel, président de l’ONG Borderline-Europe qui fustige une « politique de camp retranché », accusant « la forteresse Europe » de « non-assistance à personnes en danger responsable déjà de 25 000 morts ». « Parmi les propositions, reprend Marie Labory, l’idée de camps qui accueilleraient les migrants dans les pays de départ… » « Quel pays serait choisi pour installer des camps ?, s’insurge Elias Bierdel. Où voulez-vous violer, nier la promesse des droits de l’homme de l’Europe ? Au Maroc, en Libye ? »Ce JT est une invitation à la rébellion.

La rédaction d’Arte serait-elle infiltrée par des activistes droits-de-l’hommistes ? Ça se confirme avec le sujet suivant. « Les conflits sont une des principales raisons qui poussent les gens à quitter leur terre natale, rappelle Marie Labory, mais il y a aussi ceux qui restent dans leur pays et sont jetés sur les routes par la violence. » En effet, au niveau mondial, seulement 10 % des migrations sont des trajets Sud-Nord, les 90 % restants étant des déplacements Sud-Sud (souvent de quelques dizaines de kilomètres, pour passer une frontière ou simplement rejoindre une ville ou un camp de déplacés). Pour illustrer ce phénomène, occulté par les spectaculaires méfaits de la forteresse Europe, Arte Journal a choisi « le cas de 90 000 personnes en Irak qui ont fui Ramadi, tombée aux mains de l’Etat islamique ».

Un (trop court) reportage montre des images d’exode aux portes de Bagdad où, faute de camp d’accueil prévu par les autorités, les réfugiés désespèrent : « Nous sommes abandonnés ! » « Livrées à elles-mêmes, ces milliers de familles squattent les abords de la capitale, témoigne le reporter. Pas question de leur permettre d’entrer dans Bagdad : les autorités craignent une infiltration des islamistes. » « On ne demande pas à entrer dans un pays étranger ! »,s’indigne un jeune homme désemparé.

Le troisième titre d’Arte Journal entérine la prise de contrôle de sa rédaction par des droits-de-l’hommistes cosmopolites. « Alors que le monde entier et en particulier la France s’émeut du sort des Kurdes d’Irak et de Syrie et vante les mérites des peshmergas dans leur lutte contre Daech, l’Institut kurde de Paris menace de fermer ses portes faute de financement par l’Etat français », annonce Marie Labory.

« Fondé en 1983, il se veut laïc et non partisan. Il organise depuis trente ans conférences, expos, cours de langue et a longtemps joué le rôle d’ambassade officieuse pour le dialogue entre les leaders kurdes et les autorités françaises. » Je m’en souviens. « Si rien n’est fait, l’Institut kurde fermera cet été alors que la France accueille la deuxième plus importante communauté kurde d’Europe, 250 000 personnes », déplore la présentatrice.

Ce serait criminel, s’indigne en moi le tiers-mondiste de ma jeunesse, étudiant en journalisme tout juste débarqué à Paris. Sitôt que j’eus la liberté de choisir un sujet, je me précipitai à l’Institut kurde pour réaliser une interview de son directeur, Kendal Nezan. Celui-ci m’avait sensibilisé dès l’adolescence au sort de son peuple par ses nombreux articles dans Le Monde diplomatique, où il avait tribune ouverte. Depuis, le Kurdistan s’est trouvé totalement bouleversé. Mais l’Institut kurde de Paris n’a pas bougé, Kendal Nezan est toujours là et, pour exacerber la nostalgie, c’est une ancienne condisciple, Herade Feist, qui y revient pour Arte.

« Beaucoup l’ignorent et pourtant la plus grande bibliothèque kurde du monde occidental se trouve à Paris, commence la responsable du bureau d’Arte Journal à Paris. Fondateur de l’Institut kurde, Kendal Nezan s’est battu pendant trente ans pour maintenir en vie ce patrimoine. » L’idole de ma jeunesse présente un précieux dictionnaire kurde-français de 1879 et dit l’importance de la numérisation des ouvrages à laquelle l’Institut s’est attelé.

L’endroit ne cultive pas seulement la mémoire d’un peuple, c’est aussi « un lieu de vie pour la diaspora, où l’on enseigne le kurde classique, poursuit Herade Feist. Son existence est menacée par la suppression de la subvention du ministère des Affaires étrangères sous Nicolas Sarkozy ». Et sous Bernard Kouchner, l’alors ministre des Affaires étrangères, qui déclare aujourd’hui sur LCI : « Ceux qui ne portent pas secours aux naufragés sont des salauds. » « Le gouvernement socialiste n’a pas repris le financement, précise la journaliste. Paradoxal, à un moment où le monde entier s’émeut du sort des Kurdes qui se battent en première ligne contre l’Etat islamique. »

C’est bien joli de saluer le courage des Kurdes et de mener des frappes aériennes en Irak, remarque Kendal Nezan, mais « une guerre comme celle-ci ne peut pas être gagnée seulement par les armes. C’est une guerre idéologique, donc il faut aussi mener la bataille des idées. Et l’Institut kurde est l’une des institutions qui depuis des années défend les valeurs démocratiques, les valeurs de l’égalité des sexes, des droits de l’homme. » Une violente bouffée de tiers-mondisme (à l’époque, le droit-de-l’hommisme n’existait pas) m’envahit, ça me fait plus d’effet que la mort de Richard Anthony.

« Au ministère, où l’on n’a pas souhaité nous donner d’interview, la seule raison invoquée c’est la réduction des budgets, conclut Herade Feist. L’Institut n’est plus une priorité. Pourtant, aujourd’hui, il pourrait jouer le rôle de sanctuaire pour rapatrier des ouvrages et des œuvres menacés par Daech. » Bonne idée mais, pas de chance, il ne se trouve aucun fonctionnaire du Quai d’Orsay à se souvenir d’avoir été bercé par les écrits de Kendal Nezan dans les années 1980.