Après la frappe américaine contre le général Soleimani, les craintes d’une plongée dans une nouvelle guerre

mis à jour le Lundi 6 janvier 2020 à 18h05

lemonde.fr | Par Hélène Sallon | Publié le 03 janvier 2020

Le Guide iranien Khamenei appelle à la « vengeance » après la mort du chef des forces extérieures à Bagdad, vendredi.

Une onde de choc a traversé le Moyen-Orient à son réveil, vendredi 3 janvier au matin, après l’assassinat ciblé par les Etats-Unis du général Ghassem Soleimani, l’architecte de l’expansion iranienne dans la région. L’opération menée à Bagdad, sur ordre du président américain Donald Trump, sonne comme une déclaration de guerre pour l’Iran. Epilogue d’une montée des tensions enclenchée par le retrait unilatéral américain de l’accord sur le nucléaire iranien et du rétablissement des sanctions en 2018, elle plonge non seulement l’Irak, mais toute la région, dans l’incertitude et la crainte d’une guerre dévastatrice entre les deux puissances ennemies.

Peu après minuit, heure locale vendredi, un drone américain a ciblé un convoi de plusieurs véhicules des unités de la Mobilisation populaire (MP), une force gouvernementale dominée par les milices chiites proches de l’Iran, quittant l’aéroport de Bagdad. Emmené par le numéro deux de la MP, Abou Mahdi Al-Mohandes, et son chef des relations publiques, Mohammed Reda, le convoi venait de récupérer le général Soleimani, arrivé du Liban ou de Syrie, selon un responsable américain cité par l’agence Associated Press. Dans les restes calcinés des véhicules, le corps en morceaux du général Soleimani a été reconnu à sa bague, tandis que celui de Mohandes n’a pas été retrouvé, selon des responsables de la MP. Trois autres hommes ont été tués à leurs côtés.

Héros national en Iran

L’assassinat ciblé du général Soleimani est au moins aussi important, aux yeux des experts, que ceux des chefs d’Al-Qaida, Oussama Ben Laden, et de l’organisation Etat islamique (EI), Abou Bakr Al-Baghdadi. Pendant deux décennies, naviguant inlassablement entre Téhéran, Bagdad, Damas et Beyrouth, le général de 62 ans, chef de la force Al-Qods des gardiens de la révolution – désignés organisation terroriste par Washington –, l’entité chargée des opérations extérieures de la République islamique, a été l’orchestrateur des attaques et des guerres menées par l’Iran et ses affidés au Moyen-Orient. A la fois stratège militaire, et sorte de proconsul de la République islamique dans la région, il a été aux côtés des milices chiites irakiennes contre l’occupant américain dès 2003, du Hezbollah libanais contre Israël en 2006, et des forces loyales au président syrien Bachar Al-Assad face au soulèvement depuis 2011.

Héros national en Iran, il est devenu un objet de culte pour son rôle dans la lutte contre l’EI après 2014. « Les Iraniens ont laissé Soleimani devenir le symbole de leur pouvoir dans la région, ce qui crée aussi une vulnérabilité. Ils ont perdu un stratège qui avait la confiance du guide suprême Ali Khamenei et pouvait prendre seul des décisions dans la minute. Ça va être difficile pour eux de le remplacer », estime l’expert du Washington Institute for Near East Policy, Michael Knights. Sa disparition risque d’autant plus de se faire sentir en Irak que l’attaque de drone a également tué son plus fidèle lieutenant, sa courroie de transmission auprès des milices chiites locales, Abou Mahdi Al-Mohandes (« l’ingénieur »). Vendredi, le guide suprême iranien a nommé Esmaïl Qaani comme successuer à Gassem Soleimani à la tête de la force al-Qods.

De son vrai nom Jamal Jaafar Ibrahimi, le chef adjoint de la MP était l’ennemi numéro un de Washington en Irak, inscrit sur ses listes terroristes. Disposant de la double nationalité irano-irakienne, il a combattu l’Irak de Saddam Hussein dans les rangs iraniens (1980-1988) et est accusé d’avoir été impliqué dans les attentats meurtriers contre les ambassades de France et des Etats-Unis au Koweït, en 1983. Il a aidé à former les Brigades du Hezbollah (« Kataeb Hezbollah »), une milice chiite financée et armée par Téhéran, pour combattre l’occupation américaine après 2003. « Il a travaillé à faire de la MP une organisation jamais totalement sous le contrôle du premier ministre et des forces régulières », analyse Michael Knights.

Crainte d’enlèvements

Un deuil national de trois jours a été décrété en Iran par le Guide suprême Ali Khamenei, qui a promis « une vengeance implacable » contre les responsables de la mort du général Soleimani, dont il a loué, dans un Tweet, le « martyre » et l’« inlassable travail ». « Il n’y a aucun doute sur le fait que la grande nation d’Iran et les autres nations libres de la région prendront leur revanche sur l’Amérique criminelle pour cet horrible meurtre », a renchéri le président Hassan Rohani, un sentiment partagé à l’unisson par les responsables iraniens.

La République islamique pourrait mettre ses menaces à exécution en Irak, et dans toute la région, en ciblant des représentations diplomatiques et des bases où sont stationnés des diplomates et des soldats américains. Sidérées par la mort du général Soleimani, et se sachant elles-mêmes la cible des Américains, les milices irakiennes n’avaient pas encore répliqué, vendredi matin. Washington a toutefois appelé ses ressortissants à quitter « immédiatement » l’Irak face à la crainte d’enlèvements.

« Si les milices tirent des roquettes sur l’ambassade américaine ou ses bases militaires, un retrait pourrait être ordonné », indique Michael Knights. Ce retrait pourrait être réclamé par le gouvernement irakien, comme l’a laissé entendre le premier ministre Adel Abdel Mahdi, dénonçant une « agression » contre l’Irak et une « une violation flagrante des conditions autorisant la présence des troupes américaines ». Dans un communiqué, il a estimé que ce raid allait « déclencher une guerre dévastatrice en Irak ».

« Un bâton de dynamite dans une poudrière »

Les Etats-Unis s’étaient jusqu’à présent retenus de viser le général Soleimani, conscients des risques de plonger la région dans une guerre. Celui-ci en retirait un sentiment d’immunité, comme le montraient ses déplacements fréquents à Bagdad, et notamment le dernier qui a conduit à sa mort près d’une base située dans l’enceinte de l’aéroport où sont concentrées les forces de la coalition internationale anti-EI. « Le président Trump vient de jeter un bâton de dynamite dans une poudrière », a lui aussi dénoncé l’ancien vice-président américain, candidat à l’investiture démocrate, Joe Biden. Le Pentagone s’est défendu en indiquant que le général iranien « fomentait activement des plans pour attaquer les diplomates et personnels américains en Irak et dans la région ».

La retenue privilégiée par l’administration Trump face aux agressions iraniennes dans le golfe arabo-persique, en réponse à sa politique de « la pression maximale », a volé en éclats après l’attaque à la roquette contre une base américaine dans le nord de l’Irak, le 27 décembre, qui a tué un sous-traitant américain. Imputée aux Brigades du Hezbollah, elle a décidé Washington à des représailles contre la milice pro-iranienne. Le 29 décembre, cinq de ses installations en Syrie et en Irak ont été visées par des chasseurs F-15 américains, tuant 25 miliciens. Condamnés unanimement par la classe politique irakienne, ces raids américains ont donné lieu à une véritable démonstration de force des milices chiites, qui ont assiégé, mardi et mercredi, l’ambassade américaine à Bagdad, sans intervention des forces de sécurité.

« Frustration »

« L’incapacité du gouvernement irakien à maintenir les milices loin de l’ambassade américaine a décidé la fin de la retenue. Ce raid est l’aboutissement d’une frustration construite sur le long terme contre Soleimani et Mohandes », analyse encore l’expert Michael Knights. La mort du général Soleimani, semble en être convaincu Washington, pourrait contrecarrer l’influence exercée par Téhéran dans la région. L’administration américaine est persuadée que l’Iran est déjà dans un état de panique sous la pression des sanctions, mais aussi des mouvements de contestation qui remettent en cause sa domination régionale, au Liban et en Irak, et aussi en Iran, depuis octobre.

Le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, s’est d’ailleurs empressé de tweeter une vidéo montrant des manifestants de la place Tahrir, à Bagdad, célébrer la mort du général Soleimani. Ce dernier est régulièrement conspué sur les sit-in pour son rôle dans la répression qui a fait plus de 460 morts et le soutien qu’il déploie auprès des partis et milices chiites pour se maintenir au pouvoir. Avec sa mort, la classe politique irakienne se retrouve désormais seule pour désigner un successeur au premier ministre démissionnaire, Adel Abdel Mahdi. Mais, même pour certains soutiens de la contestation, la joie le dispute au sentiment de vertige de se trouver face au bord du gouffre, et d’une plongée dans une nouvelle guerre.