Après Afrine, la Turquie veut élargir l’offensive contre les Kurdes syriens

mis à jour le Jeudi 22 mars 2018 à 16h30

Le Figaro | Par Georges Malbrunot | mercredi 21 mars 2018

Ankara et les rebelles anti-Assad entendent prendre le contrôle de Manbij, cent kilomètres plus à l’est.

_____________________

Une défaite qui marque le début de la fin d’un Kurdistan syrien

Le Figaro | par Adrien Jaulmes | mercredi 21 mars 2018

NI LA TURQUIE ni ses alliés, les insurgés syriens, ne s’en cachent : après avoir conquis Afrine aux miliciens kurdes, Ankara et les rebelles anti-Assad entendent prendre le contrôle de Manbij, à cent kilomètres plus à l’est, et au-delà d’une bande de terre administrée par les Kurdes, le long de la frontière avec la Turquie. Mais à Manbij, le déploiement de 200 soldats américains fait planer la menace d’affrontements entre alliés au sein de l’Otan. Le scénario de la débâcle d’Afrine peut-il se rééditer à Manbij ?

Lundi, alors que les Kurdes annonçaient le lancement d’une « guérilla » contre « l’occupation turque » de l’enclave d’Afrine, des responsables militaires américains affichaient ostensiblement leur présence à Manbij. Washington est « préoccupé » par l’exode de dizaines de milliers de civils kurdes jetés sur les routes. Mais que pèsent ces manifestations d’indignation face à la realpolitik ? Washington est-il prêt à partir en guerre contre son allié turc, pour satisfaire les miliciens kurdes syriens, certes partenaires de l’Occident dans la guerre contre Daech, mais également émanation locale d’une organisation - le PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan - que les États-Unis, comme Ankara et l’Union européenne, qualifient de « terroriste » ?

Manbij n’est pas Afrine. Celle-ci était peuplée d’une majorité de Kurdes, tandis qu’à Manbij, ce sont les Arabes, qui y sont majoritaires à 75 %. En 2016, après la conquête de Manbij sur Daech par une alliance de combattants arabo-kurdes, soutenue par les États-Unis, un « Conseil civil » fut installé à Manbij et sa campagne. Mais dans cette portion de Syrie post-Daech, la greffe arabo-kurde n’a pas pris.

Vers un nouveau recul 

« Le Conseil est dominé par les Kurdes, en particulier les vétérans du PKK qui cooptent les notables locaux et les renvoient en cas de problème », analyse le chercheur Fabrice Balanche, qui était à Manbij en février. Les incidents se sont multipliés. Le chef du comité de réconciliation et un responsable kurde de la sécurité furent assassinés. En janvier, des manifestations contre le Conseil de Manbij éclatèrent, organisées par des tribus arabes, hostiles à la conscription de leurs enfants par les Kurdes.

Après la défaite d’Afrine, des miliciens kurdes se sont repliés à Manbij. « Les Kurdes ne laisseront pas les clés de Manbij à la Turquie », anticipe F. Balanche, car « ce serait une autre humiliation, et Erdogan pourrait alors continuer son offensive plus à l’est. »

Mais une fois de plus, peu d’options s’offrent aux Kurdes. Compter sur la protection des 2 000 soldats américains, déployés dans le Nord-Est syrien ? Pour ne pas aggraver son contentieux avec Ankara, Washington se serait entendu avec la Turquie pour éviter un affrontement entre alliés à Manbij. Une des solutions envisagées serait le déploiement de forces turques aux côtés des marines… et l’expulsion des miliciens kurdes de Manbij.

Pour éviter ce scénario synonyme de nouveau recul, les Kurdes n’auront probablement pas d’autre choix que de se tourner vers Damas. Comme ils l’ont fait pendant l’offensive turque contre la poche d’Afrine. « Les Kurdes ont certainement tiré la leçon de leur erreur », estime un diplomate occidental, qui suit le dossier syrien. Juste avant le déclenchement de l’opération militaire turque, le 20 janvier, la Russie proposa aux Kurdes de céder le contrôle d’Afrine au régime syrien, moyennant quoi la Turquie n’interviendrait pas contre eux. « S’ils avaient accepté, ils auraient certes dû renoncer à une part de leur autonomie, mais ils n’auraient pas tout perdu à Afrine », estime le chercheur Hassan Hassan.

Douloureux réajustements 

Le retour du régime syrien à Manbij impliquerait le départ de la petite garnison américaine sur place. Mais cette présence contrevient à l’accord de déconfliction conclu entre Washington et Moscou dans le Nord syrien, au terme duquel les Russes sont à l’ouest de l’Euphrate, les Américains à l’est. Or Manbij est à l’ouest.

« Si les Kurdes n’ont pas été capables de résister dans une région montagneuse et ethniquement homogène comme Afrine, où ils avaient fortifié leurs positions, comment pourraient-ils résister au milieu de populations mixtes à Manbij, Tall Abyad ou Kamechliyé », s’interroge Fabrice Balanche. « Afrine était un fief historique kurde », insiste-t-il. Dans les années 1990, quand le leader kurde Abdullah Ocalan était réfugié à Damas, son parti, le PKK, recrutait de nombreux jeunes d’Afrine pour sa guérilla antiturque. Devenus des vétérans du combat, ce sont eux qui ont bâti le « Rojava », ces trois cantons kurdes quasi autonomes, après le départ des troupes d’Assad en 2012.

Depuis, forts d’appuis internationaux probablement surestimés, les Kurdes ont avancé en profondeur en territoire arabe. Mais aujourd’hui, l’heure des douloureux réajustements a, sans doute, sonné pour la minorité kurde de Syrie.

__________________________________

Le Figaro | par Adrien Jaulmes | mercredi 21 mars 2018

Une défaite qui marque le début de la fin d’un Kurdistan syrien

L’ÉTAU se resserre sur les Kurdes de ­Syrie. La prise d’Afrine par l’armée turque et ses alliés djihadistes syriens marque le début de la fin du rêve kurde du Rojava. Né à la faveur de la guerre civile dans le nord-est de la Syrie, ce proto-État voit son existence commencer à être remise en cause de toute part. Même si les milices kurdes des YPG (Unités de protection populaire) représentent toujours une force militaire non négligeable sur le champ de bataille syrien, les circonstances favorables qui ont permis aux Kurdes de se tailler un territoire autonome sont en train de disparaître. La défaite de la rébellion syrienne a joué contre les Kurdes. Ceux-ci avaient habilement profité du soulèvement populaire contre Bachar el-Assad pour gagner leur autonomie. Se tenant soigneusement à l’écart des combats entre le régime et les rebelles, les partis kurdes sont sortis dès 2012 de la clandestinité, et les YPG ont sanctuarisé leurs villes et leurs villages dans le nord et l’est du pays. À partir de ces îlots, les Kurdes ont ensuite pris peu à peu le contrôle d’un territoire continu allant de l’Euphrate à la frontière irakienne, Afrine restant une enclave distincte à l’ouest du fleuve. La reconquête par Assad des territoires perdus fait monter la pression sur les Kurdes, et leur succès même représente une menace intolérable pour l’État syrien comme pour la Turquie voisine.

Les Kurdes syriens ont entre-temps perdu leur utilité pour leurs alliés occidentaux. Devenus les soldats au sol de la coalition internationale en guerre contre Daech, ils sont à l’apogée de leur influence en octobre 2017, moment de la prise de Raqqa, la capitale syrienne de l’État islamique. Leur situation commence à se dégrader après cette date. La défaite de l’État islamique rend les Kurdes moins indispensables, et leur autonomie plus irritante pour leurs adversaires, et en particulier la Turquie. Le président turc, Erdogan, qui a presque tout raté depuis le début de la crise syrienne, misant d’abord sur la chute rapide de Bachar el-Assad, puis sur les djihadistes les plus radicaux avant de les voir se retourner contre lui, a vu avec fureur se constituer sur sa frontière sud un territoire pouvant servir de base arrière aux séparatistes kurdes du PKI, les cousins turcs des YPG. Après une première ­incursion le long de l’Euphrate pour empêcher la jonction des cantons kurdes, ­Erdogan lance le 20 janvier dernier l’opération « Rameau d’olivier » visant à reprendre Afrine.

Chantage aux migrants 

La Russie a aussi décidé d’agir contre les Kurdes. Afin de déranger les plans américains, les Russes ont donné leur feu vert à l’opération turque, en laissant l’aviation d’Ankara opérer dans l’espace aérien qu’ils contrôlent. Le régime syrien n’a laissé passer que les réfugiés Kurdes fuyant Afrine, mais empêchant des renforts de rejoindre l’enclave. Cette mauvaise conjonction stratégique risque de durer. La présence des forces américaines dans le reste du Rojava constitue le dernier atout des Kurdes syriens. Mais la politique de Washington, qui ne s’est pas caractérisée par sa cohérence depuis le début de la crise syrienne, reste une donnée aussi changeante qu’imprévisible. Quand aux Européens, soumis au chantage aux migrants d’Erdogan, leur capacité d’action est limitée. Et le sort de leurs alliés kurdes risque de ne pas peser bien lourd face à la perspective d’une nouvelle vague de migrants, si la Turquie relâche le contrôle de ses frontières. Victimes historiques de la constitution des États du Moyen-Orient au XXe siècle, les Kurdes sont au début du XXIe de nouveau bien seuls.

______________________

Erdogan savoure une victoire stratégique

Le Figaro | Par Delphine Minoui | 21 mars 2018

LA PHOTO du drapeau turc hissé sur Afrine - et qui tapissait, ce lundi, la une de tous les journaux turcs - résume l’état d’esprit de Recep Tayyip Erdogan au lendemain de la « victoire » : celui d’un président déterminé à capitaliser sur la conquête de cette ville syrienne contrôlée par les milices kurdes de l’YPG pour peser de tout son poids dans les négociations internationales sur le devenir de la Syrie et redorer son blason auprès de la population. « C’est un tournant stratégique pour la Turquie », avance Murat ­Yesiltas, directeur des études sur la sécurité au sein du think-tank progouvernemental Seta. « Par cette victoire, précise-t-il, le pouvoir turc sécurise sa frontière avec la Syrie, en guerre depuis sept ans, et inflige au PKK un revers sans précédent (les forces YPG étant considérées comme une extension syrienne du PKK, classé « terroriste » par Ankara, NDLR) ». Cette position de force devrait ainsi permettre à Ankara de « relancer les discussions avec les États-Unis » (connus pour leur soutien envers les TPG, alliés de taille dans leur lutte contre Daech), notamment sur le devenir d’une autre ville ­syrienne, Manbij, à l’est de l’Euphrate, où sont déployés de nombreux combattants kurdes.

Dimanche, l’arrivée des chars de l’armée turque au cœur d’Afrine, a créé la surprise. « Personne ne s’attendait à une victoire si rapide », concède le politologue turc Behlül Özkan, et professeur associé à l’université Marmara. Déterminé à déloger les miliciens YPG de cette enclave syrienne, pour empêcher la création d’un corridor kurde le long de sa frontière, Ankara avait lancé, il y a deux mois, l’opération « Rameau d’olivier ». Les soldats turcs, appuyés par les combattants de l’Armée syrienne libre, avaient d’abord rencontré une résistance farouche de leurs adversaires, familiers du paysage montagneux et aguerris dans la bataille contre les djihadistes de l’EI. Une fois les forces turques et leurs supplétifs syriens parvenus aux portes d’Afrine, les rumeurs gonflaient sur le risque d’une bataille urbaine particulièrement meurtrière, voire d’un massacre à grande échelle des populations kurdes.

L’avantage du pouvoir turc 

Or, d’après un premier bilan officiel turc, l’offensive de 58 jours a coûté la vie à 46  soldats turcs et a permis de « neutraliser 3 603 terroristes ». Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, quelque 280 civils ont été tués depuis le début de l’opération. En revanche, toujours d’après cet organe indépendant, environ 250 000 habitants d’Afrine auraient fui la ville en moins d’une semaine. Ce soudain retrait - qui explique la facilité avec laquelle les Turcs sont finalement entrés dans la ville sans combattre - « a probablement été négocié préalablement entre Ankara et Washington », poursuit Behlul Ozkan. Et de rappeler une accélération notoire des événements depuis la visite, en février dernier à Ankara, de l’ex-secrétaire d’État américain Rex Tillerson, qui aurait vraisemblablement encouragé ses alliés à se retirer d’une ville que Washington n’a jamais considérée comme faisant partie de sa zone d’influence.

Pour l’heure, cette victoire à moindre coût joue à l’avantage du pouvoir turc. « Au niveau national, le gain politique est conséquent pour Erdogan, à l’approche des élections de 2019. Avec Afrine, il est parvenu à titiller la fibre nationaliste des Turcs et à rassembler l’essentiel de l’opposition turque, à l’exception du parti prokurde HDP », observe le politologue. La suite est plus incertaine. « La conquête militaire d’une région ne va pas toujours de pair avec son contrôle. Reste à voir comment les populations kurdes vont accepter la présence turque. De plus, la crainte d’un changement démographique, en vertu d’une relocalisation des populations syriennes arabes, réfugiées en Turquie, sur Afrine, pourrait provoquer d’importants changements démographiques - et exacerber les tensions interethniques », prévient-il.

 

Des civils fuient les combats dimanche à Afrine, alors que les chars de l'armée turque viennent d'entrer dans la ville. Photo : Nazeer Al-Khatib | AFP