Ankara passe à l’attaque dans le nord de la Syrie

mis à jour le Jeudi 10 octobre 2019 à 17h47

lefigaro.fr | 10/10/2019 | Par Minoui, Delphine

Deux jours après l’annonce du retrait américain, des blindés turcs ont passé la frontière.

MOYEN-ORIENT La Turquie a tenu sa parole. Deux jours après l’annonce soudaine du retrait américain, et malgré les nouvelles menaces de Donald Trump, Ankara a fini par lancer son offensive en Syrie. Mercredi soir, des militaires turcs et leurs supplétifs syriens ont traversé la frontière en direction de Tal Abyad, selon une déclaration du Ministère de la Défense turc. L’opération militaire terrestre, qui a été précédée dans l’après-midi par une série de raids aériens aussitôt confirmés par Recep Tayyip Erdogan. « Les forces armées turques et l’Armée syrienne nationale (composée de rebelles syriens soutenus par Ankara) viennent de lancer l’opération Source de paix contre les terroristes du PKK/YPG et de Daech au nord de la Syrie. Notre mission est d’empêcher la création d’un corridor terroriste sur notre frontière, et d’apporter la paix dans ce secteur », avait déclaré en fin d’après-midi le président turc via son compte Twitter. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, au moins quinze personnes ont perdu la vie, dont huit civils, dans des bombardements turcs. Tard dans la soirée, les forces kurdes déclaraient avoir repoussé l’offensive, sans donner plus de précision.

 

Double objectif 

L’objectif, affiché depuis longtemps par Ankara, est double : éviter la création en Syrie d’une région autonome kurde contrôlée par un parti frère des rebelles armés du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, considéré comme terroriste) et mettre en place une « zone de sécurité » pour encourager le retour des réfugiés syriens dans leur pays.

Voilà plusieurs années, déjà, qu’Erdogan demandait l’établissement d’une « zone tampon » pour contenir les forces armées kurdes à sa frontière. Une proposition longtemps rejetée par Washington. C’est en effet sur cette même portion de territoire contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS, dont font partie les YPG), acteurs incontournables du combat anti-Daech appuyés par les États-Unis, que les soldats américains avaient maintenu une présence après la chute des derniers bastions djihadistes.

Impatient, Erdogan avait menacé à maintes reprises d’envahir la région. Après une série d’échanges musclés sur fond de laborieuses négociations avec son homologue américain, les deux hommes avaient récemment tranché en faveur de la création d’une poche de sécurité de 5 kilomètres de profondeur le long de la frontière. Mais le président turc en demandait plus : pour lui, seul un périmètre de 30 kilomètres, entièrement sous contrôle turc, permettrait de satisfaire ses demandes. Dans la nuit de dimanche à lundi, le revirement américain lui a enfin donné la possibilité de mettre son plan à exécution. Pressé de passer à l’acte, Erdogan s’est d’ailleurs gardé de prendre en compte la nouvelle sortie, lundi, de Donald Trump qui, via son compte Twitter, se disait prêt à anéantir « complètement l’économie de la Turquie » si elle « dépasse les bornes ». Mercredi soir, le président américain a précisé que son pays ne soutenait pas l’offensive turque, qualifiée de « mauvaise idée ».

À ces préoccupations sécuritaires s’ajoutent, pour le chef de l’État turc, des considérations de politique intérieure. Confronté à une crise économique, doublée d’une vague de ressentiment antisyriens - qui, selon les experts, auraient fait perdre à son parti la majorité des grandes villes au dernier scrutin -, Erdogan entend réinstaller au plus vite une partie des 3,6 millions de réfugiés dans leur pays.

L’offensive s’annonce néanmoins risquée. L’attentat-suicide, mercredi, à Raqqa, au nord de la Syrie, confirme la crainte que les djihadistes de Daech ne profitent de ce contexte volatil pour ­refaire surface. Si le président russe s’est contenté d’appeler son homologue turc à « bien réfléchir », la France a aussitôt affiché une position plus ferme en ­saisissant le Conseil de sécurité. Londres a pour sa part exprimé sa « sérieuse préoccupation ».

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Comment les Kurdes ont été trahis par les États-Unis

Par Georges Malbrunot

 « LES KURDES se sentent terriblement trahis », confiait mercredi depuis leur zone du nord-est de la Syrie un expatrié joint au téléphone, alors que l’offensive militaire turque commençait contre la ville de Ras al-Aïn. Trahis par leur protecteur américain, qui s’est retiré lundi des villes de Ras al-Aïn et de Tal Abyad, ouvrant le champ à une prise de contrôle turque d’une bande de terre longue de 120 km sur la frontière syro-turque.

« Ces derniers mois, à la demande des États-Unis, les combattants kurdes avaient abandonné leurs postes de défense sur la frontière avec la Turquie pour permettre des patrouilles communes américano-turques », observe avec amertume Haytham Manna, ancien chef des Forces démocratiques syriennes - l’alliance arabo-kurde combattue par Ankara - qui était mercredi en contact avec ses anciens alliés. Comme si les Kurdes avaient involontairement contribué à leur propre débâcle. Depuis, les miliciens kurdes s’étaient retirés à environ 15 km de la frontière, dégarnissant le front face à leur ennemi turc qui, depuis des mois, piaffait d’impatience de soumettre ses adversaires. Quant aux soldats américains, une cinquantaine d’entre eux ont reculé lundi de Ras al-Aïn et de Tal Abyad pour s’installer hors de cette zone convoitée par l’armée turque et ses alliés, les ex-rebelles syriens modérés, devenus islamistes bon teint.

De 400 à 500 militaires américains - mais aussi 2 000 contractants privés opérant pour le compte d’agences de développement ou mercenaires du même type que ceux qui œuvraient en Irak après 2003 - restent déployés dans le Nord-Est syrien. Mais pour combien de temps encore ? Et ces contractants privés sont-ils concernés par le retrait américain ? « Trump a demandé à l’Arabie saoudite de payer la facture de la présence américaine auprès des Kurdes, affirme un diplomate onusien en charge du dossier syrien, mais Riyad a refusé. Dans un de ses tweets, Trump a bien dit que l’Amérique a beaucoup payé pour les Kurdes, il est probable qu’il ait demandé aux Kurdes de payer les contractants s’ils veulent les garder. »

Le médiateur russe 

Les Kurdes ont-ils intérêt à affronter un adversaire supérieur militairement ? Les combattants kurdes appelaient mercredi la population à marcher vers Ras al-Aïn pour s’opposer à l’avancée turque. « C’est une façon d’exposer des boucliers humains », constate le diplomate onusien. « À Ras al-Aïn, il reste des assayech, les forces de sécurité kurdes, mais que pèseront-elles face à leurs adversaires ? » se demande l’expatrié. En février 2018, les Kurdes ont payé un lourd tribut en affrontant les Turcs à la bataille d’Afrine, plus à l’ouest.

Acculés, les Kurdes n’ont plus d’autre choix que de se retourner vers le pouvoir syrien, avec lequel ils n’ont jamais rompu, depuis le début de la révolution en 2011. Mais ils ont besoin du médiateur russe. « Les officiers russes ont rétabli le contact entre Kurdes et pouvoir syrien », confirme Haytham Manna. « Les Kurdes étaient d’accord pour qu’il y ait un déplacement de l’armée syrienne jusqu’au nord du pays, mais il faut au moins quatre jours », confiait l’opposant, juste avant l’offensive turque. Les Kurdes auraient déjà laissé la région pétrolière d’Al-Omar à l’armée syrienne. Selon le diplomate onusien, « la Russie cherche à limiter l’offensive turque à ce que prévoyait l’accord d’Adana » signé en 1998 entre Ankara et Damas, c’est-à-dire une pénétration turque en territoire syrien qui n’excède pas trois kilomètres, en contrepartie d’une lutte accrue de Damas contre le PKK.

La Turquie y consentira-t-elle ? Jusqu’où Moscou est-il prêt à faire pression sur Ankara ? Quant aux Kurdes, face à un pouvoir syrien intraitable, ils doivent aussi montrer à leur population qu’ils ne cèdent pas complètement. « Ils veulent des garanties russes que s’ils laissent l’armée syrienne monter à leur secours, ils sauveront certains de leurs acquis en matière d’autonomie », estime le diplomate onusien.