ANALYSE : L'Irak au bon vouloir des Kurdes

Infopar Sophie Shihab -LE MONDE [17 janvier 2006]

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e Kurdistan, devenu la Mecque des chefs de partis irakiens voulant former le premier gouvernement régulier du pays, continue, près de trois ans après la chute de Saddam, à jouer le rôle du médiateur sauvant l'unité du pays et celui du stabilisateur offrant des appuis aux Américains. C'est devenu encore plus vrai après l'échec cuisant, au scrutin du 15 décembre, de la liste laïque d'Iyad Allaoui sur laquelle Washington fondait des espoirs.
Pourtant, cette issue kurde, pour les Américains, est frappée d'un paradoxe que chacun préfère taire : les "faiseurs de rois" siégeant au Kurdistan sont en effet ceux que l'avenir de l'Irak inquiète le moins. A lire la Constitution irakienne, ce serait même l'avenir le plus sombre qui pourrait avoir la préférence des Kurdes... La Constitution affirme en effet que l'unité de l'Irak, issue de l'union volontaire des Irakiens, "est garantie par le respect du texte" de cette Constitution. Autrement dit, si celle-ci "n'est pas appliquée, si le pouvoir à Bagdad prend une direction antidémocratique, antifédérale, agressive à notre égard, ou celle d'un Etat islamique, nous avons le droit de décider seuls de notre avenir", comme l'explique Fouad Hussein, chef de cabinet du président de la région du Kurdistan, Massoud Barzani.

Or, nul au Kurdistan ne fait mystère de l'avenir dont il rêve, celui d'un Etat kurde indépendant. Même si les dirigeants affirment y avoir renoncé, sous condition, au profit du fédéralisme, ils rappellent haut et fort que leur peuple s'est prononcé à 98 %, lors d'un scrutin officieux en janvier 2005, en faveur de l'indépendance pour laquelle ils se sont battus durant des décennies. De plus, la Constitution irakienne étant d'ores et déjà un ensemble de propositions contradictoires, estimer qu'elle est "violée" ne présente aucune difficulté. Est-ce à dire que les jeux sont faits et que les Kurdes d'Irak n'attendent plus que l'instant favorable pour se déclarer indépendants ? La réalité est bien sûr plus complexe.

C'est d'abord la présence américaine qui la définit — pour l'instant. Si le président Barzani fut reçu pour la première fois à la Maison Blanche en novembre, ce fut, officiellement, pour le remercier de ses bons offices ayant permis d'accoucher d'une Constitution irakienne. C'est-à-dire, surtout pas pour bénir ses rêves d'indépendance qui menacent de livrer l'Irak aux déchirements entre Arabes sunnites et chiites, et de déstabiliser les trois grands pays voisins ayant des minorités kurdes. Même s'il ne manque pas, à Washington, de partisans d'un tel bouleversement qui affecterait deux "mauvais" régimes à Téhéran et Damas. L'ancien ambassadeur américain en Croatie Peter Galbraith, devenu conseiller du président Barzani, estime que les Etats-Unis devraient s'y préparer, notamment en repliant certaines de leurs bases au Kurdistan, le seul endroit de la région où elles sont bienvenues.

Les activistes sunnites crient pour cela au complot, rappelant que l'idée d'une division de l'Irak remonte à certains pères du sionisme, dont les tenants ont toujours aidé les Kurdes irakiens dans leurs guerres d'indépendance. Raison forte pour discréditer les aspirations nationales des Kurdes aux yeux de la quasi-totalité des Arabes, qui ont détourné les yeux, voire applaudi, lorsque "les alliés d'Israël" se faisaient massacrer. A l'inverse, les Kurdes ne leur pardonnent pas cette attitude passée qui pèse lourd dans le refus de la population de s'identifier comme irakienne.

Ces handicaps à un Irak unitaire pourraient s'accommoder d'une Fédération très lâche, telle qu'inscrite dans la Constitution — et dans les faits : la région du Kurdistan a le contrôle de ses forces armées, de ses frontières, de sa législation et, partiellement, de ses ressources naturelles — notamment du pétrole, qu'elle aura elle-même trouvées et exploitées. Les sunnites modérés sont résignés à ce qu'un tel fédéralisme s'applique aux Kurdes, amis, mais refusent de le voir étendu aux Arabes chiites du Sud.

Les Anglo-Américains le refusent aussi, par crainte d'une emprise de l'Iran sur le pays chiite irakien —, même si celle-ci est déjà bien avancée. Jack Straw, le ministre britannique des affaires étrangères en tournée à Bassora, tout en reconnaissant que "les chefs des partis irakiens ne sont pas encore convaincus dans leur coeur" de la nécessité d'un Irak uni, a assuré qu'ils en sont "certains dans leur tête".

Peut-on donc fonder un pays par la seule raison contre ses passions ? La réponse normale est non. Mais pour défendre un Irak uni, il n'y a pas que des facteurs extérieurs, c'est-à-dire la volonté des pays voisins et des forces d'occupation. Des obstacles intérieurs s'opposent toujours à son éclatement. En commençant, côté arabe, par ce qui devrait compter le plus, si le pays n'était pas en guerre : le désir d'unité d'une partie des chiites — les laïques et ceux du courant de Moqtada Sadr —, de tous les sunnites et de la plupart des minoritaires.

Ces courants, peut-être majoritaires ensemble, sont cependant trop disparates pour faire bloc. Mais côté kurde aussi, l'indépendance reste un rêve brumeux pour une raison interne : la rivalité entre les deux partis, le PDK de Massoud Barzani et l'UPK de Jalal Talabani, qui se partagent géographiquement le pouvoir au Kurdistan. L'unification promise de leurs deux administrations est régulièrement repoussée. Elle attend désormais que la situation à Bagdad se décante et que l'actuel président irakien Jalal Talabani soit, ou non, reconduit à un poste central qui lui convienne. Les Kurdes sont nombreux à exprimer la crainte que ne reprenne leur guerre des chefs, que seule la nécessité de présenter un front commun face aux autres composantes de l'Irak avait calmée.

Cette rivalité nuit à la "grande cause" des Kurdes d'Irak, la récupération de Kirkouk et des autres zones pétrolières d'où ils furent chassés ces dernières décennies. A qui, en effet, rendre Kirkouk si les récipiendiaires ne s'accordent pas sur un mécanisme ? Or il est entendu, parmi les Kurdes, qu'aucune indépendance n'est à réclamer avant qu'ils n'aient pu retrouver Kirkouk, leur "Jérusalem"... Seule lueur d'espoir, sur le plan régional : les généraux turcs ont cessé de clamer qu'une mainmise kurde sur Kirkouk justifierait leur intervention armée au Kurdistan d'Irak. Le début des négociations avec l'Union européenne comme la fin du mythe d'une "majorité turkmène" dans cette ville et les conseils pressants de leurs alliés américains auraient eu raison de ces plans guerriers.

C'est désormais les hommes d'affaires et les ouvriers de Turquie — turcs ou kurdes — qui viennent en masse investir et travailler au Kurdistan d'Irak, préfigurant ce qui, dans le meilleur des cas, pourrait être une future coopération régionale apaisée. Même si, en attendant, se multiplient au Kurdistan d'Irak les conférences pour l'indépendance organisées par diverses associations d'émigrés kurdes d'Europe et des Amériques.

SOPHIE SHIHAB
Article paru dans l'édition du 18.01.06