Ahmadinejad, «enfant modèle» de la révolution iranienne

Info
Delphine Minoui
10 avril 2006, (Rubrique International)

DE LA PETITE MAISON en torchis, il ne reste que quelques débris dispersés sur la terre battue. Dans la rue adjacente, le cliquetis d'une charrette tirée par un âne se perd dans le chant du muezzin. On est loin de l'agitation de Téhéran. Et pourtant Aradan, bourgade de 10 000 habitants, ne se trouve qu'à une centaine de kilomètres au sud-est de la capitale, à la lisière du désert. C'est ici qu'est né, il y a cinquante ans, le nouveau président iranien, dont les diatribes contre Israël, les discours menaçants sur le nucléaire et les attaques verbales à l'intention de «l'oppresseur mondial» (l'Occident) ne cessent d'agiter la scène internationale.

La victoire, en juin 2005, de cet ingénieur islamiste quasi inconnu, avec 63% des suffrages, a provoqué une onde de choc au-delà des frontières de l'Iran. Très vite, la société civile s'est sentie menacée par l'islam rigoriste, craignant de voir disparaître ses petites libertés acquises au cours des deux mandats du président Mohamed Khatami (1997-2005). En Allemagne, Ahmadinejad fait l'objet d'une plainte pénale pour avoir contesté le génocide des Juifs d'Europe, délit passible, dans ce pays, de cinq ans de prison.
 
Mais pour les 17 millions d'électeurs qui ont voté pour lui, il incarne cet Iran profond, celui d'Aradan et de centaines d'autres villes de campagne, où l'on vit au rythme du labourage de la terre et des heures de pointe à l'usine et où l'on continue à se nourrir des slogans révolutionnaires diffusés par la télévision d'Etat. Un Iran si proche de Téhéran, mais oublié des réformes et exclu de la prospérité économique. Un Iran où, à l'heure de la pression étrangère sur le nucléaire, ce président d'un nouveau genre rassemble habilement les foules en s'appuyant sur trois piliers : l'islamisme, le populisme et le nationalisme.
 
«Mahmoud Ahmadinejad est un homme du peuple, explique Farhad Mohseni, 70 ans, l'un de ses cousins. S'il a réussi, c'est grâce à sa simplicité. Il n'est pas comme ces religieux enturbannés friands de discours alambiqués», ajoute-t-il en faisant allusion à Hachemi Rafsandjani, le rival malheureux d'Ahmadinejad à l'élection présidentielle de 2005. L'an dernier, cet agriculteur d'Aradan a mobilisé femme et enfants pour mener une campagne simple et efficace, en publiant des posters décrivant Ahmadinejad comme «un homme détenteur d'une nouvelle parole».
 
A l'inverse de ses prédécesseurs, celui qui se présente comme un «humble fils de la révolution» n'a pas traîné ses guêtres à l'école coranique mais sur les champs de mine de la guerre Iran-Irak (1980-88). Il fait partie de ces anciens pasdarans – gardiens de la révolution – qui revendiquent un rôle dans la gestion du pays. Il n'est féru ni de théorie religieuse, ni de philosophie. Pour lui, l'islam se vit concrètement. Créé au moment de la campagne électorale, son site Internet Khedmat («Service») évoquait la «justice sociale», la «société islamique exemplaire».
 
«En fait, c'est un bon président»
 
Autant de formules qui n'ont pas manqué, à l'époque, de faire paniquer Pouran Kamali, foulard blanc et mocassins vernis, une ancienne institutrice reconvertie en chauffeur de taxi pour dames. Elle a voté pour Rafsandjani, «afin d'empêcher Ahmadinejad de faire plonger l'Iran dans les ténèbres», dit-elle. «Je tremblais à l'idée d'être obligée de porter un tchador noir et de ne plus pouvoir conduire. Mais en apparence, rien n'a changé : les manteaux des filles sont toujours aussi cintrés et les couples continuent à se tenir par la main dans la rue. En fait, c'est un bon président», relativise-t-elle. «C'est la première fois qu'un président organise régulièrement ses conseils de ministres à l'extérieur de Téhéran. A chaque déplacement, il promet de faire asphalter les routes, de faire construire de nouveaux centres de sport, des écoles, des mosquées», constate-t-elle. Depuis son élection, Ahmadinejad a déjà fait dix tournées provinciales.
 
Ce fils de forgeron est, pour les Iraniens des campagnes, cet «enfant modèle» d'une révolution qu'ils disent avoir été confisquée par une petite nomenklatura enturbannée. Né en 1956 à Aradan, près de Garmsar, dans la province de Semnan, troisième fils d'une modeste famille de sept enfants, le gamin du pays quitte, tout petit, ses terres d'origine pour Narmak, un quartier ouvrier de Téhéran, où s'installent ses parents. Sa mère est très religieuse. Son père fait partie de ces nombreux mostazafin («déshérités»), victimes de l'occidentalisation menée à marche forcée par l'ancien chah d'Iran. «Mahmoud était discipliné et pieux. Très jeune, il s'est mis à mémoriser le coran par coeur», se rappelle son oncle, Mohammad Reza Pezechkpour. A l'adolescence, les filles ne l'ont jamais intéressé. «Son seul passe-temps, c'était le football», raconte son ami d'enfance, le professeur de sciences politiques Nasser Hadian.
 
A la révolution, Ahmadinejad rejoint les islamistes qui, quelques mois plus tard, mènent l'assaut contre l'ambassade américaine, vue comme un «nid d'espions». Mais à l'époque déjà, Ahmadinejad avait ses opinions propres. «Il pensait qu'il fallait mener la prise d'otage à l'ambassade d'URSS, car pour lui, le vrai danger, c'était la vague communiste», se souvient Nasser Hadian. Au déclenchement de la guerre Iran-Irak, en 1980, il monte au front, comme des milliers de jeunes, prêt à mourir en martyr. A son retour, il décroche un poste de préfet au Kurdistan, puis en Azerbaïdjan. Quand il décide de reprendre ses études, il se penche sur les questions d'aménagement et de transports à l'université Elm-o-Sanat, où il continue à militer, en parallèle, au sein du bureau des bassidjis, les miliciens islamistes.
 
Propulsé, en 2003, à la tête de la mairie de Téhéran, le petit homme à la barbe noire et aux chaussures à trois sous soigne son image de M. Tout-le-Monde. On le voit, à la télévision iranienne, déguisé en balayeur de rue, dans un costume orange. Pendant sa campagne, c'est à coups de slogans promettant d'«apporter l'argent du pétrole sur la table des Iraniens» qu'il se taille une réputation d'incorruptible. Ses cousins sont fiers de rappeler qu'il a gardé sa modeste maison de Narmak au lieu de s'installer dans le palais présidentiel de Saad Abad, au nord de Téhéran. Sa femme et ses trois enfants ont un train de vie modeste.
 
Pourtant, derrière les apparences de simplicité et de patriotisme, ce président atypique en fait trembler plus d'un. Son passé reste truffé de zones d'ombre. A commencer par les années post-révolutionnaires où, selon la rumeur, il aurait été impliqué dans la torture et la liquidation d'opposants au nouveau régime. De ses années passées au front, on ne sait pas grand-chose non plus, sauf qu'il aurait participé à des opérations de sabotage de dépôts de munitions irakiens. Il aurait aussi noué des liens étroits avec les services secrets des Gardiens de la révolution iranienne. On a raconté qu'il avait participé à la prise d'otages à l'ambassade américaine à Téhéran, en 1979, mais de nombreux témoins ont démenti sa présence.
 
A Vienne, des membres du Parlement autrichien le soupçonnent d'avoir trempé dans l'assassinat, en juillet 1989, du dissident kurde Rahman Ghassemlou et de deux de ses proches. Là encore, les preuves sont difficiles à rassembler.
 
Aujourd'hui, avec Ahmadinejad au pouvoir, les pasdarans et les anciens membres des services de renseignements se retrouvent aux postes clés : ministres, gouverneurs, responsables universitaires. Dans les chancelleries iraniennes à l'étranger et dans les grandes banques, les têtes jugées trop libérales sont tombées. Du coup, l'incertitude politique a gelé l'initiative privée. «A chaque fois qu'Ahmadinejad ouvre la bouche, on s'attend au pire. Ses paroles sont en train d'isoler à nouveau notre pays. Personne n'ose lancer de nouveaux projets d'investissements», râle Saman Mostofi, un architecte dont tous les projets sont suspendus depuis six mois.
 
Appréhension des réformateurs
 
Les adversaires réformateurs du nouveau président ne cachent pas leurs appréhensions. Ils craignent sa bigoterie et ses références mystiques à l'imam caché : Mahdi, le douzième imam chiite, censé réapparaître pour propager la justice sur terre. «Si on choisissait nos dirigeants selon leurs compétences techniques et non selon le nombre de fois où ils font leur prière, on n'en serait pas là aujourd'hui», lâchait récemment l'intellectuel iranien Mohsen Kadivar, dénonçant indirectement la façon dont les présidentiables sont présélectionnés en Iran. Selon la Constitution, l'institution conservatrice du Conseil des gardiens, créée à l'époque l'imam Khomeyni, a en effet pour rôle de choisir, sur plus d'un millier de candidats, une petite dizaine de personnalités «aptes» à participer à la présidentielle.
 
Favori, au second tour, des ultras et principalement du guide religieux, l'ayatollah Khamenei – le vrai numéro un du régime –, Ahmadinejad commencerait même à agacer son maître. Ce nouveau président qui ne maîtrise aucune langue étrangère et qui n'a jamais visité l'Europe s'est octroyé un droit de parole quasi absolu sur de nombreuses questions sensibles d'ordre international. Ce qui est loin de plaire à la hiérarchie supérieure. On raconte également que le guide n'apprécierait guère le culte que vouerait Ahmadinejad à un ayatollah encore plus extrémiste, Mesbah-Yazdi.
 
Pour Nasser Hadian, c'est pourtant «une erreur de craindre Ahmadinejad, car son pouvoir est limité». Le pouvoir suprême reste, en effet, entre les mains de Khamenei, qui contrôle, entre autres, la police, l'armée et la justice. Il peut destituer le président. Quant aux décisions sur le nucléaire, elles se prennent de manière collégiale, en concertation avec Ali Laridjani, le secrétaire du Conseil suprême de la Sécurité nationale. «Même si le guide n'est pas pleinement d'accord avec Ahmadinejad, il sait l'utiliser pour effrayer les autres, analyse l'écrivain Emadeddin Baghi. Ahmadinejad est comme un épouvantail que les parents utilisent pour faire peur aux enfants.»