Accrochages entre Turcs et Syriens à la frontière

mis à jour le Jeudi 31 octobre 2019 à 14h19

lemonde.fr | Par Marie Jégo (correspondante) et Allan Kaval (Derbassiyé, Syrie, envoyé spécial) | 30/10/2019

Dans le nord-est de la Syrie, l’intervention de la Russie n’évite pas les accrochages

Six soldats syriens ont été tués tandis que les Russes organisent le retrait des forces kurdes dans le nordest

L’officier de la police militaire russe a l’air préoccupé. Dans l’habitacle de son tout-terrain blindé, portière ouverte, sa voix s’agace au téléphone. Le convoi de trois véhicules qui comprend un autre blindé léger et un transport de troupes, drapeau russe dans le vent d’automne, s’est arrêté dans une rue de la petite ville kurde de Derbassiyé.

Cette localité, que les pluies de la nuit ont recouverte de boue et que l’offensive menée par Ankara – lancée dans le nord du pays – a privée d’une partie de ses habitants, abrite un poste-frontière avec la Turquie. Au bout de la rue où les militaires russes se sont arrêtés, au-dessus du no man’s land, flotte le rouge du drapeau turc. On distingue là-bas, à quelques centaines de mètres, des silhouettes gris et vert, tendues sur leurs armes, des soldats de l’armée turque.

Quelques membres des forces de sécurité intérieure kurdes accompagnent le convoi, semblant tout ignorer de sa destination finale.

« Les Russes nous ont ramené la paix »

La présence des véhicules russes attire des habitants de la petite ville kurde qui vivent dans l’angoisse d’une reprise des combats. « Cela fait des semaines qu’on ne pouvait plus approcher de ce quartier sans se faire tirer dessus par des snipers turcs ! Les Russes nous ont ramené la paix, on est vraiment rassurés de les voir ici ! », confie dans un sourire un jeune trentenaire kurde, gérant d’un bureau de change, bras dessus bras dessous avec un ami.

Leur fait-il plus confiance qu’aux Américains ? « Tout ça nous dépasse. Le principal, c’est que les Turcs ne tirent plus ! » Dans le nord de la Syrie, un jour de paix, c’est toujours ça de pris. A chaque jour suffit sa peine.

Le délai imparti aux forces kurdes syriennes pour quitter les zones frontalières sous peine d’une reprise de l’offensive – tel qu’il a été prévu le 22 octobre par les accords de Sotchi entre la Russie et la Turquie – a expiré. La police militaire russe, qui a été renforcée mardi dans le nord-est de la Syrie par de nouveaux contingents tchétchènes, patrouille désormais sur la frontière dont les environs sont aussi ponctués de nouveaux postes de l’armée syrienne.

Le long de la route qui relie les localités limitrophes de la Turquie au sud du mur de béton érigé par Ankara entre les deux pays, le drapeau du régime de Damas a fait son retour après plus de sept années d’absence.

Mais au poste-frontière vers lequel le convoi russe a repris son parcours, les drapeaux du mouvement kurde, les portraits de son chef emprisonné en Turquie, Abdullah Öcalan, sont toujours là. L’officier de la police militaire est accompagné de ses hommes, qui se parlent en tchétchène, et des membres des forces kurdes de sécurité, foulards à fleurs autour du cou.

Lourdes pertes pour les forces de Damas

Il a ouvert la barrière et entre à présent dans la zone frontalière. Dans son uniforme sable, l’officier en fin de carrière, lesté d’un embonpoint respectable, marche d’un pas assuré vers le territoire turc, signalé par une dizaine de paires de bottes militaires.

Mais derrière lui une détonation retentit. Grenade venue du côté turc ? L’explosion est limitée, mais la confusion règne et le bruit brûlant du projectile fait place aux cris des blessés. Un homme saigne à la tête, un autre, pantalon en sang, est porté par deux comparses. Quatre civils ont reçu des éclats du projectile. Ils recevront les premiers soins à l’hôpital de la ville.

Les officiers russes devaient rencontrer les militaires turcs et comparer leurs cartes militaires dans le cadre de l’effort conjoint de surveillance de la frontière. L’incident, bien que léger, signale une mise en œuvre pour le moins heurtée…

Au même moment, à une cinquantaine de kilomètres, les forces du régime, alliées de Moscou, essuyaient, elles, des pertes importantes lors de leurs premiers affrontements directs avec les forces turques.

Cinq soldats syriens ont été tués mardi par des « tirs d’artillerie » turcs, et un sixième a été « exécuté » par les rebelles pro-Turcs près du village d’Al-Assadiya, à moins de dix kilomètres de la frontière, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). Des faits d’armes attribués à la Brigade Sultan Murad, composée de djihadistes turkmènes armés, entraînés et payés par la Turquie. Au cours de ces affrontements, quatorze soldats syriens ont été capturés par les supplétifs pro-Turcs. L’information a été divulguée par un Tweet du ministère turc de la défense, selon lequel dix-huit soldats syriens au total sont actuellement retenus en otages par les rebelles.

Les affrontements meurtriers de mardi n’ont suscité ni déclaration ni commentaire, même pas une ligne dans les médias, à Ankara comme à Moscou.

Sur le terrain, les accrochages sont légion

En pleine réalisation de leur « partenariat stratégique », les présidents russe Vladimir Poutine et turc Recep Tayyip Erdogan veulent croire en l’accord scellé le 22 octobre à Sotchi. La rencontre avait pourtant d’emblée démarré sur une fausse note, M. Poutine demandant à M. Erdogan de remballer la carte du nord-est de la Syrie que celui-ci venait de lui mettre sous le nez, mais, après d’âpres discussions, un accord avait fini par voir le jour.

Les forces kurdes l’ont respecté à la lettre. Le Kremlin a informé mardi le palais présidentiel à Ankara que leur retrait avait bien eu lieu. « Il s’est terminé plus tôt que prévu », s’est même félicité le ministre de la défense russe Sergueï Choïgou.

Il s’agit de contenter l’allié turc, ulcéré par le contact que M. Choïgou a dû établir ces derniers jours, via Skype, avec Mazloum Kobane Abdi, le responsable des forces kurdes de Syrie, pour discuter du retrait. La séquence a été montrée par les télévisions russes, suscitant l’ire des commentateurs de la presse turque, dépités par cette prise de contact « avec un terroriste ».

Des pourparlers russo-turcs ont débuté lundi à Ankara, où les patrouilles conjointes sont discutées entre militaires. « Elles vont bientôt commencer », s’est réjoui mardi soir Hulusi Akar, le ministre de la défense turc.

Leur efficacité reste à démontrer. Sur le terrain, les accrochages sont légion malgré l’arrêt, annoncé mais jamais vraiment réalisé, de l’offensive turque en cours depuis le 9 octobre. Au fur et à mesure que les forces loyalistes syriennes avancent, elles se retrouvent au contact de l’armée turque et de ses mercenaires syriens, avides d’en découdre avec elles.

Et alors que les Turcs et leurs alliés syriens ont à leur disposition de l’artillerie lourde, un appui aérien, des drones, les forces de Damas – des « gardes-frontières » selon les termes de l’accord de Sotchi – apparaissent bien démunies. La Russie ne leur offre aucune couverture aérienne, laissant la pleine maîtrise des airs à la Turquie.

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lemonde.fr | Gilles Paris (Washington, correspondant) et Madjid Zerrouky | 30/10/2019

Après la mort de Baghdadi, les revers s’accumulent pour l’organisation Etat islamique

Depuis la mort dimanche du chef de l’organisation djihadiste dans un raid américain, les Etats-Unis accentuent les opérations contre des membres présumés de l’EI.

Le secrétaire américain à la défense Mark Esper (à gauche) et le chef d’état-major de l’armée, le général Mark Milley, lors d’une conférence de presse au Pentagone, le 28 octobre. CHIP SOMODEVILLA / AFP

Donald Trump s’est montré laconique, mardi matin 29 octobre. « Viens d’avoir la confirmation que le remplaçant numéro 1 d’Abou Bakr Al-Baghdadi avait été éliminé par les troupes américaines. Il aurait certainement pris la tête du groupe. Maintenant, il est mort aussi », a écrit le président des Etats-Unis sur son compte Twitter. Sans donner plus d’indications sur l’identité de l’homme ni sur les circonstances de sa mort. Faisait-il référence à Abou Hassan Al-Mouhajir, le porte-parole de l’organisation Etat islamique (EI), comme l’a indiqué un officiel à la chaîne ABC. Ou à quelqu’un d’autre ?

Lundi, les Forces démocratiques syriennes (FDS) à dominante kurde avaient annoncé la mort, la nuit précédente, après une opération de renseignement conjointe avec les Etats-Unis, du porte-parole djihadiste dans la région de Djarabulus, une ville sous contrôle des forces turques et de leurs supplétifs syriens depuis août 2016. Le général Mazloum Abdi, commandant en chef des FDS, a présenté cette opération comme une « prolongation » de celle au cours de laquelle le fondateur de l’EI est mort, ce week-end.

Dans la nuit de lundi à mardi, une nouvelle opération, la troisième en trente-six heures, aurait visé l’EI.

Selon le journaliste syrien Abdullah Al-Muhamad, qui cite des sources policières locales, Abou Hassan Al-Mouhajir aurait été tué dans une frappe aérienne qui visait un camion-citerne dans lequel il s’était dissimulé. Le véhicule, en provenance de l’ouest, aurait franchi des points de contrôle kurdes, puis de rebelles syriens avant d’être attaqué. Parmi les deux hommes qui l’accompagnaient se trouvait son bras droit et responsable médias de l’EI, un natif de la région.

On sait peu de choses d’Abou Hassan Al-Mouhajir, devenu porte-parole de l’organisation en 2016 et dont le nom de guerre, « l’émigrant », renvoie habituellement à des non-Irakiens et non-Syriens, à moins qu’il ne l’ait utilisé pour brouiller les pistes. L’EI ayant été dirigé par des Irakiens depuis 2006, son nom n’apparaissait pas, jusqu’ici comme celui d’un successeur possible.

Après celle d’Al-Baghdadi, sa mort confirme en tout cas la présence des plus hauts dirigeants de l’organisation dans le Nord-Ouest syrien et l’effondrement de la capacité qu’avaient les chefs de l’EI à se terrer et à se mouvoir. Dans la nuit de lundi à mardi, une nouvelle opération, la troisième en trente-six heures, aurait visé l’EI. Toujours à Jarablus, au moins deux hélicoptères, volant à très basse altitude avant de se poser, ont été filmés par des habitants. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, ils auraient « débarqué des combattants et pris une famille irakienne de quatre personnes, connue autrefois pour son affiliation à l’EI ».

Le raid qui a entraîné la mort du fondateur et chef de l’organisation djihadiste a permis également aux forces américaines de faire deux prisonniers, transférés en lieu sûr, et de mettre la main sur des documents que le chef d’état-major des Etats-Unis, Mark Milley, a refusé de décrire lors d’une conférence de presse, lundi, « jusqu’à ce qu’ils soient exploités correctement ». L’échelon supérieur de l’EI pourrait donc continuer à subir les revers.

Succès tactique

Lors de cette même conférence de presse, le secrétaire américain à la défense, Mark Esper, a déclaré : « Notre mission en Syrie aujourd’hui reste la même que quand nous avons commencé nos opérations en 2014 pour rendre durable la défaite » de l’Etat islamique. L’un des enjeux pour le Pentagone sera de conserver le soutien d’un président qui ne masque pas son désir de se retirer du Moyen-Orient et de confier à d’autres acteurs qui, selon lui, la « détestent encore plus que nous » la tâche de lutter contre la résurgence de l’organisation terroriste.

Donald Trump a lourdement mis en avant, lors de l’annonce du raid, dimanche, l’importance qu’avait, à ses yeux, le fondateur de l’éphémère « califat ». Il a assuré avoir toujours insisté sur cette priorité auprès de ses conseillers. « Ils venaient et disaient : Monsieur, nous avons quelqu’un sous… Je répondais : Je ne veux pas quelqu’un. Je veux Al-Baghdadi. C’est celui que je veux. Ils disaient : Eh bien, nous avons quelqu’un d’autre. Je répondais : C’est génial. Bien. Éliminez-les, mais je veux Al-Baghdadi.Nous tuions des chefs terroristes, mais c’étaient des noms dont je n’ai jamais entendu parler. C’étaient des noms qui n’étaient pas reconnaissables et ce n’étaient pas les grands noms. Certains bons, certains importants, mais ils n’étaient pas de grands noms », a poursuivi le président des Etats-Unis.

Aidé par le sénateur de Caroline du Sud Lindsey Graham, qui diverge souvent de Donald Trump sur la politique étrangère mais qui conserve la confiance du président, le Pentagone a remporté un succès tactique en obtenant le feu vert du président pour garder le contrôle des puits de pétrole présents dans le nord-est de la Syrie. « Nos troupes vont empêcher l’EI d’accéder à ces ressources vitales » auparavant exploitées par les djihadistes, a déclaré M. Esper. Un engagement pour une présence prolongée, en dépit des annonces de retraits multipliées par le président.