Lemonde.fr | Tribune - Abdel Latif Jamal Rachid (Président de la République d’Irak)
Dans une tribune au « Monde », le chef de l’Etat irakien expose les mesures prises par son gouvernement pour rapatrier les ressortissants détenus dans la prison à ciel ouvert située dans le nord-est syrien, réservée aux anciens djihadistes et à leurs familles. Dans le cadre de l’évacuation du camp, il exhorte les autres pays concernés à prendre leurs responsabilités.
Le 26 septembre, l’Irak a convoqué une conférence de haut niveau sur le camp d’Al-Hol, en marge de la 80ᵉ session de l’Assemblée générale des Nations unies [à New York]. Ce n’était pas une formalité, mais un appel clair à assumer une responsabilité partagée et urgente face à l’une des crises humanitaires et sécuritaires les plus graves et les plus négligées aujourd’hui.
Le camp d’Al-Hol, situé dans le nord-est de la Syrie, demeure un environnement fragile et à haut risque. Il abrite 30 000 personnes soupçonnées d’affinités avec l’Etat islamique, dont des femmes et des enfants d’anciens combattants de l’organisation djihadiste, originaires de plus de 60 pays. Le danger que représentent ces milliers d’individus ne saurait être sous-estimé. C’est en même temps un foyer de radicalisation, une catastrophe humanitaire et un rappel vivant de l’incapacité de la communauté internationale à gérer les conséquences de la guerre, du terrorisme et du déplacement forcé.
L’Irak ne le sait que trop bien. Les blessures de l’occupation brutale de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] et de sa terreur sont encore vivaces. Entre 2014 et 2017, on estime que 95 000 à 115 000 personnes – civils et combattants – ont été tuées en Irak. Bien que le premier ministre Haïder Al-Abadi ait proclamé la victoire militaire sur Daech en 2017, nous savons que les sociétés post-conflit restent vulnérables à l’extrémisme, tandis que l’Etat s’efforce de combler les lacunes persistantes en matière de services publics et de reconstruire la stabilité.
L’histoire nous a montré ce qui se passe lorsque des crises comme celle d’Al-Hol ne sont pas résolues. Des camps de personnes déplacées d’après-guerre en Europe aux crises de réfugiés au Rwanda et au Zaïre [aujourd’hui République démocratique du Congo], nous avons vu comment la négligence et l’inaction internationales peuvent transformer un déplacement temporaire en menace sécuritaire permanente. C’est pourquoi l’Irak n’a pas attendu que d’autres agissent.
Nous avons pris des mesures décisives, souvent difficiles, pour rapatrier nos citoyens depuis Al-Hol, selon un processus coordonné intégrant des volets sécuritaires, humanitaires et juridiques. A ce jour, l’Irak a rapatrié 4 915 familles, soit 18 830 individus, d’Al-Hol vers le Centre de l’Espoir, consacré à la prise en charge des personnes rapatriées. Parmi eux, 3 407 familles, soit 12 557 personnes, ont déjà été réintégrées à leurs communautés d’origine. Nous avons également accueilli 3 206 détenus transférés par les Forces démocratiques syriennes, dans le cadre d’un effort national intensif pour clore ce chapitre douloureux.
Derrière chaque chiffre se cache une personne, une vie bouleversée par le conflit, désormais intégrée à notre effort collectif de réhabilitation et de réintégration. Notre plan national global de rapatriement comprend un accompagnement psychologique, l’éducation, la formation professionnelle et la réconciliation communautaire, coordonnés par quatre groupes techniques spécialisés associant institutions irakiennes et partenaires internationaux. Ce modèle est un cadre reproductible pour d’autres pays confrontés à des défis similaires. De plus, l’Irak soutient les efforts logistiques des pays entreprenant des rapatriements et se tient prêt à fournir une assistance à toute nation confrontée à ce processus complexe.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : la crise d’Al-Hol n’est pas le fardeau de l’Irak, ni de la Syrie, seuls. C’est un problème mondial. Et s’il est mal géré ou ignoré, ses conséquences résonneront bien au-delà de nos frontières. Certains pays ont commencé à rapatrier leurs ressortissants, mais beaucoup hésitent encore, invoquant des obstacles politiques ou juridiques. Pendant ce temps, des enfants grandissent dans des camps insalubres et sans loi, souvent radicalisés en « lionceaux de Daech ». Des femmes restent piégées. Des extrémistes complotent et recrutent. Des organisations humanitaires crédibles ont également signalé des cas d’abus sexuels impliquant des enfants. Chaque retard est une opportunité perdue et un risque accru.
La conférence de haut niveau a constitué un appel pressant à l’action collective. L’Irak est prêt à travailler avec tout partenaire régional ou international. Des acteurs tels que l’Office des Nations unies de lutte contre le terrorisme, ainsi que la majorité des Etats membres présents, ont salué l’initiative irakienne et exprimé leur soutien à des solutions urgentes. Mais la bonne volonté ne suffit pas. Cet élan doit se traduire par des actions plus rapides et plus larges. Ceux qui restent encore en retrait doivent s’avancer et prendre leur place à la table. Notre objectif est clair : fermer Al-Hol et les camps similaires, empêcher la résurgence du terrorisme et offrir espoir et dignité à ceux qui souffrent depuis trop longtemps.
Nous ne nous faisons aucune illusion : la réintégration et la réconciliation ne sont ni simples ni rapides. De nombreuses personnes et communautés concernées continuent de porter des blessures qui nécessitent un accompagnement patient et de long terme. Mais l’Irak connaît le coût de l’inaction et est déterminé à ne pas répéter les erreurs du passé. A ceux qui nous ont épaulés dans la lutte contre Daech, nous demandons aujourd’hui de se tenir à nos côtés pour une paix durable. Le rapatriement est une responsabilité partagée. Le monde doit affronter cette crise non pas avec peur ou indifférence, mais avec détermination et coopération.
La tragédie d’Al-Hol ne doit pas devenir une tache indélébile sur notre conscience collective. Au contraire, grâce à la solidarité et aux valeurs partagées, elle peut devenir une histoire d’unité et de rédemption internationales. L’Irak fait sa part. Nous appelons les autres pays concernés à en faire autant.
Abdel Latif Rachid est président de la République d’Irak depuis 2022.