A Suruç, les Kurdes turcs désespérés du sort de leurs frères syriens

mis à jour le Mardi 15 octobre 2019 à 15h05

lemonde.fr | Par Benjamin Barthe, Suruç (Turquie) ­ Envoyé spécial | 15/10/2019

Le retour annoncé du régime de Bachar Al­Assad à Kobané, symbole de la résistance aux djihadistes, scelle la fin du rêve d’autonomie kurde

REPORTAGE

Ce n’est peut­être plus qu’une affaire de jours. Le drapeau jaune du PYD (Parti de l’union démocratique), qui flotte sur les champs de Ko­bané, dans les confins du nord de la Syrie, pourrait bientôt être rem­placé par la bannière rouge, blan­che et noire, du gouvernement de Damas. Le symbole de l’autono­mie de fait conquise par les Kur­des, que l’on distingue depuis Su­ruç, la ville turque voisine, pour­rait s’effacer sous peu devant l’em­blème de l’Etat syrien.

Hasard cruel du calendrier, ce re­tournement de situation, consé­quence de l’offensive anti­PYD lan­cée la semaine dernière par la Tur­quie, survient cinq ans après la ba­taille de Kobané. La résistance opiniâtre de la ville, à l’automne 2014, face aux hordes de l’organi­sation Etat islamique, avait suscité l’admiration de l’Occident et con­vaincu les Américains de s’ap­puyer sur les YPG (Unités de pro­tection du peuple), la branche ar­mée du PYD, dans la lutte contre les djihadistes. Cette guerre de rue acharnée avait régénéré le natio­nalisme kurde et lancé l’expérience du Rojava, l’autoadminis­tration kurde dans le Nord­Est sy­rien. « Ça me démoralise, soupire Mervan, un étudiant de Suruç, lo­calité à 100 % kurde, qui s’identifie à ses frères syriens de Kobané. Il y a quasiment cinq ans le monde en­tier nous soutenait. Nous avions l’impression de nous approcher de notre rêve, la création d’un Etat. Aujourd’hui, tous les Etats nous laissent tomber, et le seul choix qui nous reste, si nous ne voulons pas être massacrés, c’est de refaire allé­geance à Damas. »

Conformément à l’accord passé, dimanche 13 octobre, entre le PYD et le régime du président Bachar Al­Assad, les forces gouvernemen­tales ont commencé à se redé­ployer dans le nord de la Syrie. Les troupes régulières ont pénétré dans Manbij, sur la rive occiden­tale de l’Euphrate, ainsi qu’à Ayn Issa et de Tall Tamer, plus à l’est. Des zones qu’elles avaient aban­données en 2012, sous les coups de boutoir de l’insurrection anti­As­sad. C’est l’attaque de la Turquie, hostile à toute gouvernance kurde à sa frontière, qui a permis ce bou­leversement. Mais l’opération n’aurait pas eu lieu sans le feu vert tacite du président américain Do­nald Trump, qui, d’un coup de tête, a ordonné le rapatriement des sol­dats américains stationnés en Sy­rie, en soutien aux YPG. Entre la perspective d’un écrasement sous la botte des soldats turcs et de leurs supplétifs syriens, et celle d’un retour sous la férule du pou­voir central, les Kurdes du PYD ont choisi la seconde option. Les dé­tails du compromis, notamment l’étendue du redéploiement des loyalistes, ne sont pas connus. Les hommes d’Ankara devraient les empêcher d’approcher du tron­çon de 120 kilomètres, entre Tall Abyad et Ras Al­Aïn, dont ils se sont déjà emparés. Mais à l’est comme à l’ouest de cette zone, no­tamment à Kobané, la population s’attend à devoir recomposer avec le régime syrien. L’échappée belle des Kurdes, qui ont rêvé de liberté pendant cinq ans, sous la protec­tion de l’aviation américaine, se termine en queue de poisson.

Surveillée de très près Mervan est l’un des rares habitants de Suruç à oser s’exprimer sur le sujet. La bourgade agricole, bastion du HDP, le parti turc pro­kurde, est surveillée de très près par Ankara. Policiers, militaires, indics, le régime a des oreilles par­tout. A la moindre question en public, les visages se ferment et les re­gards fuient. La tuerie de juin 2018, lorsque les gros bras d’un baron de l’AKP, le parti au pouvoir, ont abattu trois habitants qui lui re­prochaient de venir faire campa­gne dans leur ville, reste très pré­sente dans les esprits. La peur du pouvoir est palpable, physique, immédiate.

Vendredi pourtant, deux jours après le début de l’offensive tur­que, trois personnes ont péri, en li­sière de la ville, dans des tirs de mortier provenant de Kobané. Mais même de cela, les gens de Su­ruç ne veulent pas parler. « Tout le monde ici pense qu’il s’agit d’une provocation, montée de toutes piè­ces par le pouvoir, pour semer la di­vision entre nous », confie Firat, un quadragénaire qui reçoit dans son bureau, à l’abri des regards et des caméras du centre­ville.

Il y a cinq ans, lui aussi avait cru que le grand jour approchait, que les Kurdes allaient enfin rompre avec leur statut d’éternel sacrifié de l’Histoire. Comme beaucoup, il s’était investi dans les réseaux de soutien clandestin à Kobané, acheminant à la faveur des médi­caments et de la nourriture à la cité en guerre. « Les anciens me di­saient de ne pas m’emballer, que la communauté internationale fini­rait comme toujours par nous lâ­cher, comme au début du XXe  siè­cle », raconte­t­il. Une référence à l’Etat kurde, prévu par le traité de Sèvres, signé en 1920 mais qui n’a jamais vu le jour. « Je ne voulais pas les écouter, poursuit­il, j’étais per­suadé que notre bon droit l’empor­terait. Mais aujourd’hui, je réalise qu’ils avaient raison. Et ce senti­ment me déprime. »

A la mairie, un gros cube gris dressé en face d’une statue d’Ata­türk, le père de la Turquie mo­derne, l’amertume suinte des murs. Le dépit est tel que les élus du HDP se préparent à un éven­tuel afflux de réfugiés de Kobané. Recensement des bâtiments vi­des, collecte de matelas et de nourriture, etc. « Nous nous sen­tons abandonnés, trahis, brisés. C’est une sensation horrible », con­fie Natide Kilic, une conseillère municipale. Pour ne pas sombrer, les membres du parti prokurde s’accrochent à l’idée que les gains des cinq dernières années ne sont pas tous perdus. Le flou qui en­toure l’accord de redéploiement de l’armée syrienne les incite à penser que la nouvelle équation politique, en germe dans le nord­est syrien, fera une place aux YPG. « Ce n’est pas un effondrement to­tal, assure Mehmet Kosti, un ad­joint municipal. Le monde entier a vu comment les combattants kur­des ont triomphé de Daech. Per­sonne ne les dissoudra dans l’ar­mée syrienne. »

Firat veut y croire lui aussi. « Le drapeau du régime sera rehissé à la frontière, c’est très probable. Mais on ne reviendra pas pour autant à la situation d’avant 2011. Les YPG sont là et ils conserveront un rôle ». L’esprit de Kobané, cette culture de la résistance, vacille, mais il refuse de s’éteindre.