A la frontière turco-irakienne, les trafics fleurissent sur fond d'embouteillages de camions-citernes

LE MONDE | 3 octobre 2005 | HABOUR (Turquie) de notre envoyée spéciale

A des milliers de kilomètres du Luxembourg et des interrogations sur son éventuel avenir européen, le poste frontalier turc de Habour, seule route légale pour passer en Irak, restait, ces derniers jours, toujours aussi cauchemardesque. Du moins pour Mesüt et ses semblables ­ chauffeurs routiers des files interminables de semi-remorques et de camions divers qui se croisent ici depuis des lustres.

Peu leur importe la majesté du paysage ­ les monts turcs du Zagros plongeant vers la plaine de Mésopotamie, le Tigre entamant son lent voyage vers le Golfe. Mesüt, lui, ne fait que se désoler de sa malchance : "Le voyage aller-retour va me prendre au moins deux semaines, et quel que soit le temps que j'y passe, je ne toucherai que 100 dollars..." L'endroit où il a pris sa place dans la file interminable qui avance, par petits soubresauts, vers l'Irak, se trouve en effet à Katran, un village situé à plus de 80 km du poste-frontière ! Au-delà du pont sur le Habour, devant le poste-frontière du "Kurdistan d'Irak", la situation est plus ou moins la même. Au total, ce sont plus de 10 000 camions-citernes qui sont agglutinés de part et d'autre de la frontière, sans compter les poids lourds ordinaires, chargés notamment de ciment et d'autres matériaux pour le boum économique en cours au Kurdistan autonome.

Il s'agit très probablement d'un record mondial, qui s'explique partiellement par un autre record établi à cette frontière : elle sépare le pays où l'essence est une des plus chères du monde (le litre de sans-plomb en Turquie était à 1,6 euro en septembre, dont 60 % à 70 % de taxes) de celui où elle est une des moins chères (0,12 euro au prix subventionné en Irak, hors marché libre). Un tel différentiel ­ observé aussi dans une moindre mesure pour d'autres denrées ­ est un extraordinaire stimulant de la contrebande.

Elle avait fonctionné à fond en marge des ventes de carburant par Saddam à la Turquie, dont profitèrent aussi les autorités du Kurdistan, en violation des résolutions de l'ONU mais dans l'intérêt de toutes les forces sur place. Y compris de Mesüt et des autres Turcs, surtout kurdes, de la région qui, à cause de la guerre dans cette zone entre Ankara et le PKK et de l'embargo contre l'Irak de Saddam, n'avaient d'autres ressources que ces trafics frontaliers. C'est toujours le cas aujourd'hui. Mais ces chauffeurs ne s'aventurent plus dans les zones sunnites au sud de Mossoul où des dizaines d'entre eux furent tués en 2004. Leurs cargaisons sont désormais transvasées plus au nord dans des camions-citernes irakiens.

REVENUS OCCULTES

La contrebande continue. L'aspect visible en est ces paquets de cigarettes que le douanier turc extrait, poliment, des pauvres cachettes aménagées dans une vieille Renault. Pour le pétrole, cela se passerait à la marge des flux officiels. Jusqu'en 2003, les camions allaient en Irak à vide pour en ramener des produits raffinés.

Depuis l'arrivée des Américains, ils en ramenèrent d'abord du brut, suppléant à un oléoduc devenu cible des insurgés sunnites. Puis, les raffineries exsangues d'Irak ne suffisant plus aux besoins des voitures importées en masse et à ceux des militaires américains, le gouvernement irakien s'est mis à envoyer, sous transit, du brut en Turquie où il est raffiné et retourné en Irak. L'essence que transporte Mesüt vient, dit-il, de Mersin.

Or la raffinerie de ce grand port a fermé en 2004. Ce n'est qu'un des mystères de cette frontière, dont les revenus occultes profiteraient aussi, selon certains médias turcs, aux "terroristes kurdes du PKK" -séparatistes du Parti des travailleurs du Kurdistan-. Mais tout se légalise peu à peu : les taxis de la ville voisine de Cizre sont ainsi prêts à vous y emmener gratuitement, car ils ne sont autorisés à passer en Irak et à faire un plein ­ obligatoire ­ d'essence à un prix intermédiaire qu'à condition de réellement transporter un client, de préférence étranger.

Taxis et voitures particulières sont privilégiés : ils ont une voie spéciale d'accès et l'attente aux divers guichets du poste turc dure rarement plus d'une ou deux heures. L'accueil au "Kurdistan d'Irak" est, lui, simplifié au maximum. Un visa n'est pas requis. Un simple tampon est rapidement accolé sur le passeport par des fonctionnaires kurdes locaux. Les militaires américains viennent ici surtout pour se reposer ­ à peine visibles dans leur hôtel au milieu de l'enceinte douanière d'Ibrahim Khalil. L'absence de tout représentant du gouvernement central de Bagdad sera officialisée si le projet de Constitution irakienne est adopté par référendum le 15 octobre. Cela inquiète vivement Ankara mais n'empêche pas les entrepreneurs turcs d'origine kurde d'être les premiers à faire des affaires au Kurdistan d'Irak.

Sophie Shihab

Article paru dans l'édition du 04.10.05