A Istanbul, «nous sommes tous arméniens»


mercredi 24 janvier 2007
Par Ragip DURAN


Près de 100000 personnes ont manifesté hier lors des obsèques du journaliste Hrant Dink, tué vendredi par un jeune ultranationaliste.

C'est une véritable marée humaine. Des dizaines de milliers de personnes, jusqu'à 100 000, même, selon les organisateurs ­ des Turcs aussi bien que des Kurdes et des Arméniens, mais se revendiquant simplement citoyens de Turquie ­, défilent, recueillies, en brandissant des petites pancartes : «Nous sommes tous arméniens» ou «Nous sommes tous Hrant Dink». Assassiné vendredi par un jeune chômeur ultranationaliste, le directeur de l'hebdomadaire Agos était l'une des grandes voix de cette communauté réduite à 60 000 personnes.

Rêve. Depuis des années, il se battait aussi bien pour une reconnaissance du génocide de 1915 que pour la réconciliation entre les deux peuples. Il aura réalisé son rêve le jour de ses funérailles, qui se sont transformées en une immense manifestation, l'une des plus grandes des dernières décennies dans la métropole du Bosphore. Une marche de 8 kilomètres entre le siège d' Agos et le cimetière arménien. «Nous ne pouvons rien faire sans d'abord enquêter sur ce qui, dans notre société, crée de tels assassins. Tu nous as quittés, tu as quitté tes enfants, tes petits-enfants et tes amis, mais tu n'as pas quitté ta patrie», a lancé Rakel Dink, l'épouse de la victime, alors que le patriarche arménien de Turquie Mesrob II affirmait son espoir de «voir d'urgence les autorités prendre des mesures visant à éradiquer l'animosité envers les Arméniens en Turquie, notamment dans les manuels scolaires». 

«Mauvais choix».  «Ce qu'il n'a pas pu faire de son vivant, Hrant Dink l'a fait avec sa mort», expliquait une étudiante d'origine arménienne. Il y a là, en effet, les officiels d'Erevan, représenté par le vice-ministre arménien des Affaires étrangères, Arman Kirakossian, alors que les deux pays n'entretiennent pas de relations diplomatiques. Une délégation du conseil de coordination des Arméniens de France est venue pour la première fois officiellement. Le ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül représentait le gouvernement, alors que le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan inaugurait un tunnel en province avec son homologue italien Romano Prodi. «Il a fait un mauvais choix», soupire, écoeuré, un universitaire. Son épouse renchérit : «Il pouvait faire les deux avec un hélicoptère et je sais que cette absence est un choix politique délibéré.» En ce début d'année électorale, le leader de l'AKP (Parti de la justice et du développement, issu du mouvement islamiste) ne tient pas à défier ouvertement le nationalisme qui monte depuis des années dans une opinion publique lassée notamment par les promesses non tenues des Européens.

Sursaut. Le choc suscité par le meurtre de Hrant Dink commence néanmoins à faire changer les choses. Le sursaut démocratique avait commencé juste après le crime, vendredi, quand, déjà, des milliers de Turcs réunis spontanément devant les locaux de l'hebdomadaire Agos ont crié : «Nous sommes tous arméniens !» Ces images sont passées en boucle dans les journaux télévisés où, jusqu'alors, le mot arménien sonnait surtout comme une insulte. Quelque chose bouge même dans les régions de la province qui sont des fiefs nationalistes comme à Trabzon, le port de la mer Noire dont est originaire le tueur présumé Ogün Samast, 17 ans, mais aussi celui, tout aussi jeune, du prêtre italien Andrea Santoro, assassiné il y a un an. Une centaine de personnes se sont réunies hier matin au centre-ville, un cortège composé essentiellement des représentants locaux des partis politiques et des organisations de la société civile, qui s'est rendu devant l'église catholique pour y jeter des oeillets. Eyup Asik, ancien ministre conservateur originaire de la ville, soulignait, amer : «Si l'enquête sur l'assassinat du père Santoro avait été bien approfondie, Hrant Dink serait encore vivant.» 

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