A Hakkari, près de la frontière irakienne, l'armée turque traque les rebelles kurdes


19 juin 2007 | HAKKARI (SUD-EST) ENVOYÉ SPÉCIAL

e temps de la démocratie est venu. Pour vos droits, pour l'avenir de vos enfants, votez AKP (Parti de la justice et du développement)", hurle le haut-parleur. Une file de 4 × 4 et de minibus traverse bruyamment la petite ville d'Hakkari. La caravane du parti ex-islamiste lance sa campagne pour les élections législatives du 22 juillet, sous étroite surveillance. Deux hélicoptères militaires rasent les toits. Des blindés sont ostensiblement postés aux carrefours et dans sa tourelle, un soldat turc pointe nerveusement la mitrailleuse sur les passants.

Perché dans la montagne, à 50 km de la frontière irakienne, le fief kurde d'Hakkari est le chef-lieu de l'une des trois provinces concernées par les "mesures spéciales de sécurité" décrétées le 9 juin par l'état-major pour trois mois. Dans la région, l'armée turque fait la chasse aux rebelles du Parti des travailleurs kurdes (PKK) qui mènent des incursions meurtrières depuis le Kurdistan irakien voisin. Des troupes massées à la frontière maintiennent la menace d'une intervention transfrontalière, réclamée depuis avril par l'armée. Une atmosphère de conflit larvé qui replonge les habitants du sud-est de la Turquie dans l'ambiance des années de plomb.

"Ces opérations ne résoudront rien, estime Esat Canan, un puissant chef de clan, candidat indépendant aux élections législatives. Cela ne sert qu'à faire monter le nationalisme dans le pays et à punir la population qui n'a pas besoin de cela." L'omniprésence des uniformes et des officiers de renseignement, les pâturages interdits aux bergers attisent l'hostilité naturelle envers le pouvoir d'Ankara. "Ici, 80 % des gens vont voter pour le Parti pour une société démocratique (DTP, vitrine légale du PKK), chuchote Halit, dans le fond d'une boutique. Chaque famille a un fils dans la guérilla."

A la sortie de la ville, la route se faufile dans une vallée encaissée, le long de la rivière Zap. Après 10 km, premier poste de contrôle. Trois jeunes appelés inspectent les véhicules et les papiers d'identité. Les passagers d'un minibus attendent, crispés sur leur siège. Treize barrages surgissent sur les 180 km qui longent la frontière irakienne et conduisent à Sirnak. Les opérations se sont multipliées dans cette zone. En chemin, on croise des tanks, le canon tourné vers la montagne où se cachent les combattants du PKK. Sur le bord de l'asphalte, des soldats, la peur au ventre, passent le détecteur de métal à la recherche des mines télécommandées qui explosent régulièrement au passage des convois. La hantise des militaires.

A Serbest, une voiture se gare devant la caserne, camp retranché posé sur un flanc rocheux. Le soldat Ahmet, 19 ans, a de la visite. Sa famille est venue de Cizre, à 200 km. Une vieille paysanne kurde embrasse toute la brigade et se jette en larmes dans les bras de son petit-fils. "Dieu merci tu es vivant. Je prie pour toi tous les jours." Des foyers kurdes sont déchirés par ce conflit. Les "terroristes" sont parfois les frères de jeunes soldats envoyés au front. "On peut se retrouver face à un membre de la famille", raconte l'un d'eux, à un check-point.

Près du village de Gülyazi, la rivière sert de frontière entre la Turquie et l'Irak. De l'autre côté du cours d'eau et de la Crète, les peshmergas (combattants) kurdes veillent et les F-16 américains patrouillent. Cinq gardiens de village, la contre-guérilla armée par Ankara, sautent d'un tracteur. "C'est les grandes manoeuvres, se moque un vieux paysan en habit traditionnel, en sirotant un thé sous une tonnelle. Ils fouillent chaque pierre de ces montagnes mais il n'y a pas de guerre ici. Le général Büyükanit veut juste semer la confusion avant les élections."

Les habitants du village de Kumçati, proche de Sirnak, n'ont pas le même avis sur la situation. La plupart des hommes sont gardiens de villages, et soutiennent aveuglément les troupes en guerre contre "la terreur" kurde. Ils voteront pour le Parti d'action nationaliste (MHP, extrême droite ultranationaliste). "Nous sommes prêts à nous battre, assure Ohe Güngör, le maire du village. Nous ne donnerons pas une pierre de notre pays. La nation d'abord !"

Un officier de la garnison voisine se joint à la conversation, envoyé par ses supérieurs. "Les Européens doivent savoir que le PKK est le groupe terroriste le plus sanglant au monde", récite-t-il. Une mère pleure son fils tombé en "martyr". Le jeune frère de 18 ans assure qu'il aurait voulu être à sa place et qu'il est fier. L'officier acquiesce, satisfait.

Autour de Sirnak, des dizaines de villages ont été vidés par l'armée au plus fort de la guerre, à la fin des années 1980. Ceux qui sont habités sont aux mains des gardiens de village et les habitants ne peuvent plus rentrer. La campagne est sous occupation. En ville, les troupeaux de vaches et de moutons se mêlent à la circulation. Des enfants de 8 ans vendent de l'essence de contrebande venue d'Iran ou d'Irak.

"Bienvenue chez nous", clame le maire, Ahmet Ertak, en langue kurde. Pour lui, "l'état d'urgence n'a jamais cessé dans la région en vingt-trois ans mais maintenant, les gens ont peur d'aller au village à cause de ces mesures de sécurité". L'économie, agricole et contrebandière, est paralysée. "Depuis 1999, il y avait un espoir de voir le problème kurde réglé démocratiquement", estime le maire, pour qui le salut ne passe plus que par un rapprochement avec les Kurdes d'Irak, d'Iran et de Syrie.

Dans les locaux du Parti pour une société démocratique, deux vieillards aux yeux rieurs devisent sur la situation. Ils ne parlent pas un mot de turc. "J'avais une terre à 4 km, avec des troupeaux, des fruits. Mais je n'ai pas pu y aller depuis quinze ans, raconte Ahmet. La situation pour nous est pire, parce que nous sommes vieux et que nous n'avons plus d'espoir."