La genèse du nationalisme kurde

Eté 2000 - Dans la vision européo-centriste de l’histoire, le nationalisme est généralement considéré comme un avatar de la Révolution française. Il se propagea ensuite dans le reste de l’Europe où il trouva un terrain propice dans des pays politiquement morcelés comme l’Allemagne et l’Italie et chez les peuples dominés des empires centraux.

Par Kendal Nezan 

Si l’idée française d’un Etat-nation, regroupant des citoyens, qui, sans distinction de religion, de races et de langues, veulent vivre ensemble est bien une idée nouvelle, celle d’unir au sein d’un Etat les gens partageant la même culture et la même langue est plus ancienne. Le grand poète persan du XIe siècle, Firdousi, qui par son épique Chahnameh ou le Livre des rois voulut réhabiliter la fierté et la langue persanes malmenées par l’Islam, en glorifiant un passé pré-islamique largement mythique avait-il une conscience ethnique ou nationale ? Et quel était le dessein du prince kurde Chéreff Khan de Bidlis qui acheva en 1596 sa monumentale Chéreffnâmeh ou les fastes de la nation kurde(1) ?

 

Une chose est sûre : le sentiment d’appartenance à un peuple distinct, la conscience de la kurdité et du Kurdistan est très ancienne chez les Kurdes qui sont une population autochtone du Proche-Orient et qui se considèrent comme les descendants des Mèdes de l’Antiquité lesquels en l’an 612 avant notre ère mirent fin à l’existence de la puissante Assyrie. En traversant leur pays, lors de la fameuse Retraite des dix mille, le général grec Xénophon eut maille à partir avec ces redoutables guerriers «kordoukh» que deux siècles plus tard les Arabes appelèrent par leur nom : les «Kurdes». En 1150, en hommage à leur personnalité, le sultan seldjoukide Sanjar, créa une province du Kurdistan. Depuis, le pays des Kurdes est connu sous cette appellation malgré les changements intervenus dans son statut juridique et politique au fil des siècles.
Ainsi, au XVIe siècle, le grand poète lyrique, Melayê Ciziri, qualifié de Ronsard des Kurdes, se plaît à écrire :

 

«Je suis la rose de l’éden de Botan,
Je suis le flambeau des nuits du Kurdistan
».

 

De son côté, le plus illustre des souverains ottomans, Soliman le Magnifique, dans une lettre envoyée à François Ier, se vante d’être «l’Ombre de Dieu sur la Terre, le sultan de la Roumelie, de l’Anatolie, de toute l’Arabie et du Kurdistan…»(2). Et cela dura jusqu’en 1924 où le leader nationaliste turc Mustafa Kemal décida de dissoudre l’Assemblé nationale de Turquie qui comptait «75 députés du Kurdistan».

Des nationalismes récents

Les Kurdes, au-delà de leurs clivages régionaux, politiques et religieux, ont donc clairement conscience d’être des Kurdes et d’appartenir à un pays qu’ils appellent, et qu’à leur suite depuis le XIIe siècle les étrangers appellent également, le «Kurdistan».
Les Turcs n’appellent leur pays la Turquie (Türkiye) que depuis l’émergence, en 1923, de leur Etat moderne sur les décombres de l’Empire ottoman. Auparavant la Turquie d’Europe était connue par les Turcs sous le nom de Roumélie (pays des Roums, des Grecs) et celle d’Asie était appelée l’Anatolie (mot grec signifiant le Levant). Le mot Türkiye est une adoption de l’italien Turchia. En bon turc, les Turcs auraient dû appeler leur Etat Türkéli (pays des Turcs) ou adopter l’appellation iranienne Turkistan. Celle-ci existe bel et bien mais désigne le foyer originel des Turcs aux confins de la Chine, de la Mongolie et de l’Asie centrale d’où les tribus turques sont parties par vagues successives pour conquérir l’Asie Occidentale et le Proche-Orient. Les nationalistes turcs évoquent souvent la légitimité née de la conquête tandis que les populations autochtones font valoir leur antériorité historique pour légitimer leurs revendications.
La Perse qui au départ était le nom d’une province persanophone, le Fars, désigna ensuite l’ensemble de l’empire du Chah et n’est devenue l’Iran (pays des Aryens) qu’en 1935 par décision de Réza Chah qui nourrissait de fortes sympathies pour l’idéologie nazie. Auparavant le mot iranien désignait un groupe de langues indo-européennes incluant le persan, le kurde, le pashtou, etc. Alors que le nationalisme persan a des racines historiques anciennes, nourri d’une culture et d’une civilisation très riches et brillantes, l’iranisme est un phénomène récent développé à partir des années 1920 par la dynastie des Pehlévi qui glorifia l’histoire pré-islamique du pays afin de fournir un ciment idéologique à son empire multinational où les Persans sont minoritaires et où le chiisme, longtemps religion d’Etat, exclut des populations majoritairement sunnites comme les Kurdes, les Turkmènes et les Béloutches.
Ce sont les Britanniques qui, au lendemain de la première Guerre mondiale, pour les besoins de leur politique, créèrent de toutes pièces un Etat irakien en annexant la province pétrolifère kurde de Mossoul à deux provinces arabes (Bagdad et Basra) en donnant à cet ensemble hétéroclite un roi importé d’Arabie et un nom, l’Irak, qui jusque-là ne désignait qu’une province arabe allant de Tikrit au golfe Persique. De création récente et artificielle le nationalisme irakien est des plus fragiles.
La Syrie fut certes une entité administrative au temps de l’Empire romain, mais cette appellation, ignorée pendant toute la période musulmane, ne fut utilisée qu’en 1864 par les Ottomans, sous la forme de Sûriya, pour désigner la province de Damas. C’est sous le mandat français que ce nom fut attribué à ce nouvel Etat, tout comme le nom d’une montagne (le Mont Liban) fut donné à une nouvelle entité politique créée par les Français, tandis que les Anglais de leur côté utilisaient celui d’un fleuve (Jourdain) ou de telle ou telle famille de cheikhs pour désigner les nouveaux Etats créés par leurs soins sur les ruines de l’Empire ottoman(3).
Chacun de ces Etats, pour assurer sa pérennité, a dû développer des idéologies de légitimation propres. Cependant, une idéologie panarabe ne se concrétise que plus tard, en 1941, par la création, dans la Syrie sous contrôle vichyssois, du Parti Baath. Ce parti s’inspira du modèle du pangermanisme et s’employa à mobiliser les Arabes en faveur du régime nationaliste et pro-nazi du général Rachid Ali en Irak. Le panarabisme ne devint véritablement une idéologie de masse que sous la houlette de Nasser qui créa une éphémère Union de l’Egypte et de la Syrie. Le baassisme, arrivé au pouvoir par des coups d’Etat en Irak et en Syrie, en dépit des moyens considérables, n’a pu qu’avoir une influence limitée hors des frontières de ces deux pays.
Le nationalisme turc est également un phénomène relativement récent. Certes, des Turcs ont créé une série d’Etats aussi bien dans leur Asie Centrale originelle qu’en Asie antérieure. Des dynasties turques ont régné en Iran des siècles durant. Cependant chacun de ces Etats regroupant des populations les plus diverses se considérait d’abord comme un Etat musulman appelé par la grâce de Dieu à faire régner la justice et la loi divine. En ce sens l’Empire ottoman, qui joua le rôle historique considérable que l’on sait, se voulait avant tout comme l’Etat universel des musulmans tout comme l’Empire ayyoubide du prince kurde Saladin au XIIe siècle. Les élites musulmanes non turques étaient largement associées au pouvoir et la langue même de l’Empire, l’ottoman, qui était un savant mélange du turc, du persan et de l’arabe. A partir de Sélim Ier, conquérant d’Egypte, les sultans ottomans ont aussi détenu le très important titre de calife, autorité suprême de l’islam sunnite, «Ombre de Dieu sur la Terre».

Cette idéologie a d’autant mieux fonctionné et assuré la cohésion de l’empire que celui-ci accordait une large autonomie à ses provinces et faisait preuve de tolérance vis-à-vis de ses minorités chrétiennes et juives. Ainsi, Sélim Ier, par un pacte signé en 1514 avec les princes kurdes, reconnut une série de gouvernements kurdes (Kürt hükümetleri) héréditaires dotés de larges pouvoirs qui, en contrepartie, s’engageaient à soutenir le sultan en cas de guerre contre la Perse. Seuls quelques districts kurdes d’intérêt stratégique ou économique majeur étaient directement administrés par les Ottomans. De son côté, le Chah a dû reconnaître des privilèges similaires à la fraction de la population kurde vivant dans son empire. Dix-sept de ces principautés kurdes autonomes ont pu survivre jusqu’au début du XIXe siècle. Pendant ces trois siècles d’autonomie kurde, chaque cour princière s’employa à développer les arts et la littérature, un peu à l’instar des princes italiens et allemands de l’époque. Ce foisonnement culturel donna lieu à une production littéraire, musicale et artistique mais aussi philosophique et théologique importante qui a jeté les fondements de la nation culturelle kurde et qui continue d’irriguer l’âme kurde d’aujourd’hui. Du lyrisme au soufisme et à la satire anti-cléricale, on trouve un peu de tout dans cette production, qui même en des temps de bannissement dans certain pays, comme la Turquie, a pu trouver les moyens d’une transmission orale. Les fortes traditions musicales de cette époque ont survécu aux rigueurs du XXe siècle et ce sont des chanteurs kurdes qui dominent, encore aujourd’hui, la scène musicale de Turquie, d’Irak et d’Iran.
Dans le domaine spirituel, la confrérie Nakshabandi, introduite dans la région par le maître kurde Mewlana Khaled, réinterprétée par son disciple Said-î Nûrsî, qualifié de Nietsche kurde, a encore des millions d’adeptes parmi les Turcs, les Arabes et les Kurdes.
Le plus étonnant est sans doute la conscience claire et précoce d’une partie des élites kurdes de la précarité du régime des autonomies et de la nécessité d’unir tous les Kurdes au sein d’un même Etat. Le grand poète et philosophe du XVIIe siècle, Ehmedê Khani, qui, pour avoir parcouru en tant que cheikh (maître spirituel) le Kurdistan de son époque, était frappé par le morcellement politique du pays kurde, résolut de convaincre que les Kurdes méritaient mieux. S’inspirant d’un roman courtois mettant en scène les amours tragiques de Mamé Alan, roi des Kurdes et de Zîne, princesse de Botan, depuis des siècles très populaire parmi les Kurdes, il écrivit son chef d’œuvre, Mam-o-Zîne, qui au-delà du thème de l’amour est un puissant appel à la création d’un Etat kurde uni.
Ces vers écrits en 1695, près d’un siècle avant la Révolution française restent d’une étonnante actualité.
«Je m’en remets à la sagesse de Dieu
Les Kurdes, dans l’état du monde
Pour quelle raison restent-ils privés (de leur droit) ?
Bref, pourquoi sont-ils opprimés ?
Vois, depuis les Arabes jusqu’aux Géorgiens,
Tout est kurde et comme une citadelle
Ces Turcs, ces Persans les assiègent
Des quatre côtés à la fois
Et les deux camps font du peuple kurde
Une cible pour la flèche du destin.
»(5)
L’appel de Khani eut un certain retentissement auprès des intellectuels. Les princes, eux, ne commencèrent à y prêter l’oreille qu’au début du XIXe siècle lorsque l’Empire ottoman commença, dans le cadre de sa «réforme administrative» d’inspiration européenne et centralisatrice, à abroger leur autonomie. Alors ils essayèrent, les uns après les autres de jouer le rôle du roi unificateur du Kurdistan que le poète avait appelé de ses vœux. De 1806 à 1880, le Kurdistan fut le théâtre d’une série d’insurrections dont les plus importantes visaient plus que le retour au statut quo ante. Ainsi, le chef de la révolte kurde de 1832-1836, Mir Mohammed s’inspirait de l’exemple de Méhémet Ali, le vice-roi d’Egypte, avec lequel il était en relation. Il ne fut vaincu que par l’appel à la désobéissance des mollahs affirmant que nul ne doit combattre les armées du calife, «Ombre de Dieu sur Terre», qui provoqua de nombreuses défections dans ses rangs. Une décennie plus tard, le prince de Botan, Bédir Khan, tenta sa chance et au terme d’une guerre de trois ans, fut vaincu en 1846 et déporté. En 1880, le cheikh Obeidullah, chef suprême de la puissante confrérie des Naqshabandi lança le plus important soulèvement kurde du XIXe siècle sur les territoires des empires ottoman et perse pour la création d’un grand Kurdistan. Cette fois-ci les forces kurdes menées par un homme de religion très respecté n’avaient pas d’état d’âme à combattre les troupes du calife et du Chah. Le cheikh lui-même n’avait pas hésité à solliciter pour sa cause le soutien de la Russie. Victorieux sur le terrain, il fut trompé par la ruse de «pourparlers de paix avec le Sultan afin de ne pas verser du sang musulman». Éloigné des siens, il fut déporté à la Mecque et, privées de leur chef charismatique, ses troupes se débandèrent.

Ces révoltes traduisent le lent cheminement du nationalisme kurde identitaire et son affirmation progressive par rapport à l’identité religieuse supposée lier tous les sujets musulmans de l’Empire ottoman.
Des aspirations similaires à l’indépendance nationale et à la liberté ont, tout au long du XIXe siècle, mobilisé les populations chrétiennes de l’empire, culturellement et géographiquement plus proches de l’Europe, plus perméables à ses idées.
Ces guerres d’indépendance, notamment celle des Grecs, eurent un large retentissement dans l’opinion publique européenne. Le droit d’ingérence fut exigé pour «mettre un terme à la barbarie turque» et assurer la liberté des peuples asservis. Que l’on songe à l’engagement personnel de Lord Byron auprès des Grecs, au ton virulent de Victor Hugo dans son fameux poème l’Enfant grecLes Turcs sont passés par là, tout est deuil et ruines»).
Les élites turques tentèrent une contre-offensive idéologique en développant le pan-ottomanisme qui proposait d’assurer, par une constitution libérale, l’égalité en droits de tous les sujets de l’empire sans distinction de religion, de race ou de langue.
Cependant les manœuvres des grandes puissances de l’époque, qui considéraient l’Empire ottoman comme l’homme malade de l’Europe mais faute de s’entendre sur le partage de ses dépouilles prolongeaient sa survie, aboutirent à l’indépendance de toutes les populations chrétiennes des Balkans. Seuls les Arméniens, situés à l’extrémité orientale de l’empire, malgré une tentative durement réprimée (massacres de 1894-1896), ne purent obtenir leur liberté.
Face à une telle dislocation, le très habile Sultan Abdulhamid II, décida d’en revenir au pan-islamisme. Il mit en place des «écoles tribales» pour éduquer les enfants des aristocrates arabes et kurdes dans l’esprit de fidélité au Sultan-Calife et fit preuve de libéralités à l’égard des élites arabe, kurde et albanaise installées à Istanbul à qui il attribua prébendes et postes de prestige. Cette politique d’intégration eut un certain succès pendant deux décennies. Puis, la révolution jeune turque de 1908 déposa le sultan pan-islamiste et proclama une constitution en principe égalitaire. Mais c’était déjà le «sauve-qui-peut» et nul ne croyait aux chances de maintenir un empire multi-ethnique, multi-culturel, vermoulu et suranné.

Le nationalisme turc

Les élites turques se mirent à développer leur propre nationalisme. Sur le modèle du pangermanisme et du panslavisme, elles propageaient une idéologie panturquiste visant à rassembler au sein d’un même Etat-nation des populations supposées turcophones allant des Balkans à la muraille de Chine. Les Kurdes et les Arméniens, dont les zones de peuplement constituaient des obstacles géographiques à la formation de cet empire, devaient soit être éliminés physiquement, soit déportés, dispersés et assimilés. L’exemple des Indiens d’Amérique éliminés par «une race civilisée supérieure» était souvent cité par les idéologues du panturquisme pour justifier leur entreprise. Au cours de la Première Guerre mondiale, le triumvirat panturquiste formé d’Enver Pacha, Talat Pacha et Cemal Pacha accéda aux postes de commande de l’empire et fit organiser le génocide de 1,5 million d’Arméniens ainsi que la déportation de 700 000 Kurdes.
Les dirigeants turcs avaient fait leur deuil des possessions arabes de l’empire, trop vastes et objet de la convoitise irrépressible des Britanniques et des Français. Malgré son caractère encore assez chétif et inégal, le nationalisme arabe a pu tirer bénéfice des ambitions des puissances occidentales pour se libérer du joug ottoman. Mais en raison de sa faiblesse, le mouvement n’a pas pu s’opposer à l’émiettement politique du Proche-Orient arabe en une kyrielle d’Etats et d’émirats.
Par réaction au nationalisme pan-turc agressif, les Kurdes qui, depuis l’écrasement de leurs grande révoltes du XIXe siècle, étaient décapités commencèrent à partir de 1909, à lutter par des moyens modernes (journaux(6), associations, partis) pour leur propre liberté. Ce sont généralement les descendants des chefs insurgés et déportés qui jouèrent un rôle dans l’émergence de ce nationalisme d’un nouveau genre, européen dans l’expression des revendications et coupé des réalités socio-culturelles du Kurdistan. Leur action a permis de remporter une éphémère victoire diplomatique en faisant reconnaître dans le traité international de Sèvres (1920) le droit des Kurdes à créer un Kurdistan.
Mais sur le terrain, Mustafa Kemal, qui, pour avoir servi dans plusieurs provinces kurdes, connaissait mieux les réalités du Kurdistan, fut beaucoup plus habile. Il convainquit un grand nombre de chefs kurdes que, devant les forces d’invasion chrétiennes, l’intérêt des musulmans était de combattre ensemble pour créer un Etat commun des Turcs et des Kurdes. Il n’hésita pas à signer un protocole dit d’Amasya formalisant cette promesse. Les Kurdes, dans leur grande majorité, y crurent et lui apportèrent leur soutien décisif. Une fois la victoire acquise, les dirigeants turcs revinrent sur leurs engagements et entreprirent la création d’un Etat-nation culturellement et linguistiquement homogène.
Un accord d’échange de populations permit l’expulsion de 1,2 million de Grecs d’Anatolie vers la Grèce. Il ne restait plus qu’à assimiler les Kurdes par une politique de dispersion, de déportation, d’éliminations de leurs élites et de destruction de leur culture. C’est ce que la République turque s’emploie à faire depuis 1924 avec jusqu’ici un succès incertain. Ces moyens extrêmes ont développé chez les Kurdes un nationalisme défensif visant à assurer leur survie.

En Irak, le nationalisme arabe n’est devenu agressif et destructeur que sous la dictature du parti Baath. De ce fait il n’existe pas de contentieux grave entre les nationalismes kurde et arabe. La Constitution de 1958, promulguée par le régime révolutionnaire du général Qassem, affirmait «l’Union libre des nations arabes et kurde au sein de la République d’Irak». C’est à cette conception de l’égalité que les Kurdes d’Irak voudraient revenir.
En Iran, la monarchie des Pahlévis usa abondamment du thème du paniranisme et de l’arianisme, présentant les Kurdes comme les Iraniens ou «les Aryens les plus purs» tout en ne leur reconnaissant ni l’autonomie régionale ni même le droit à l’éducation dans leur langue. Cependant les mots «Kurde» et «Kurdistan» sont d’un usage courant et il y a même une province du Kurdistan dont la capitale est Sanandaj. Dans ce contexte, le nationalisme kurde iranien s’est façonné dans la lutte pour un Kurdistan autonome dans un Iran démocratique et laïc.
En Syrie, les Kurdes bénéficiaient de la liberté d’expression dans leur langue sous le mandat français. Les mouvements nationalistes qui s’y développaient jusqu’aux années 1950 visaient surtout la libération du Kurdistan turc. L’arrivée au pouvoir du parti Baath, dans les années 1960, qui au nom du nationalisme arabe a montré du doigt les Kurdes comme des ennemis potentiels et mit en place «une ceinture arabe», sorte de cordon sanitaire peuplé d’Arabes destiné à couper les Kurdes de Syrie de leurs frères de Turquie, suscita le développement d’un nationalisme kurde défensif visant à assurer le maintien des Kurdes sur leurs terres ancestrales et l’obtention des droits linguistiques. Ce nationalisme s’est structuré et renforcé au contact des mouvements kurdes d’Irak et d’Iran.

En conclusion, on peut dire que le nationalisme kurde, qui a des racines historiques fort anciennes, présente actuellement un visage pluriel et contrasté. N’ayant aucune visée agressive ou expansionniste envers les peuples voisins, ce nationalisme, dans ses différentes expressions, cherche à assurer le droit des Kurdes à survivre en tant que peuple distinct, dans des formes politiques et administratives qui restent à négocier mais qui excluent la mise en cause des frontières existantes. Ses modes d’action varient d’un Etat à l’autre et sont généralement fortement influencés par les politiques de ces Etats envers les Kurdes, leur degré de brutalité et de négation.
Lors du partage colonial du Proche-Orient les élites kurdes avaient sans doute une longueur de retard par rapport à leurs homologues turques et iraniennes, mais pas vis-à-vis des élites irakiennes, jordaniennes, saoudiennes ou syriennes.
Si les Kurdes n’ont pu se doter d’un Etat indépendant (ceux d’Irak dans une enquête de la Société des Nations se sont massivement prononcés en faveur d’un Etat kurde indépendant), c’est en raison des intérêts des puissances coloniales de l’époque et de leur position géopolitique. Depuis cette injustice historique, les Kurdes ne cessent de lutter pour leur liberté et ce combat hypothèque l’évolution de plusieurs Etats du Proche-Orient, qui est une région hautement stratégique.

Kendal Nezan est président de l’Institut kurde de Paris.

 

Notes :
1. Une traduction française en 4 volumes de cet ouvrage a été publié par F. Charmoy à Saint-Petersbourg en 1868-1875. Le manuscrit original de ce texte agrémenté d’une vingtaine de miniatures splendides est conservé à la Bodelian Library d’Oxford.
2. Cité par André Clot in Soliman le Magnifique, Fayard, Paris, 1993.
3. Bernard Lewis, The Multiple Identities of the Middle East, Schocken Books, New York, 1999.
4. Mamé Alan, texte établi et traduit par Roger Lescot, préface de Kendal Nezan, Gallimard, Paris, 1999.
5. Traduction française de Roger Lescot, in Grammaire kurde, Dialecte kurmandji, A. Maisonneuve, Paris, 1970.
6. Le premier journal kurde, Le Kurdistan, parut en 1898. Les premiers journaux turcs avaient été publiés au début du XIXe siècle par l’ambassade de France à Istanbul et l’administration de Bonaparte au Caire pour diffuser les idées de la Révolution française. Les journaux privés turcs paraissent dans le dernier quart du XIXe siècle.

http://www.confluences-mediterranee.com/numeros/34.htm