Kendal Nezan : «Les Kurdes ont été abandonnés»

mis à jour le Lundi 30 janvier 2023 à 18h10

Franc-tireur.fr | Par Pauline Delassus, Michaël Prazan

Ils sont nos plus proches alliés dans la lutte contre la tyrannie et l’obscurantisme au Moyen-Orient, ils ont combattu Daech et nous ont protégés. Ils sont à l’origine du slogan « Femmes, vie, liberté » qui secoue l’Iran… Pourtant, privés d’État, les Kurdes ont été délaissés et livrés à leur sort. Pire, quand la combattante Emine Kara vient à Paris pour se faire soigner et demande l’asile, elle est assassinée, le 23 décembre dernier, par un raciste que les Kurdes pensent manipulé. « Franc-Tireur » donne la parole à Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris, un intellectuel qui porte un regard meurtri sur cette minorité martyre.

FRANC-TIREUR. Le centre culturel kurde de la rue d’Enghien, dans le 10e arrondissement de Paris, a été la cible d’une tuerie de masse le 23 décembre. Trois personnes ont été tuées. L’auteur, William Malet, cheminot retraité, a expliqué son geste par un « racisme pathologique ». Beaucoup de Kurdes ne croient pas à la thèse du crime raciste. Pourquoi ? Kendal Nezan (Président de l'Institut kurde de Paris).

Les Kurdes en France forment l’une des communautés les moins visibles du pays. Laïque, travailleuse, elle ne fait pas parler d’elle. Il n’existe pas de discours anti-kurde, même à l’extrême droite. On n’avait jamais enregistré jusqu’à présent d’acte raciste ciblant des Kurdes, à l’exception de ceux perpétrés par des militants de l’extrême droite turque (qui s’en prennent aussi aux Arméniens). Ce prétendu loup solitaire justifie sa haine des étrangers après avoir été cambriolé par des Maghrébins. Mais pourquoi s’en prendre aux Kurdes ?

Il aurait déclaré à la police s’en être pris aux Kurdes parce qu’ils ont fait prisonniers les membres de Daech en Syrie au lieu de les exécuter.

Cette explication est délirante ! C’est, à l’évidence, un écran de fumée. Un tel nuage cache-t-il une organisation ou, tout bêtement, une folie homicide ? Qu’était-il allé faire à Saint-Denis plus tôt dans la journée ? Qui l’a déposé ensuite rue d’Enghien ? Quelles étaient ses fréquentations au cours de l’année qu’il a passée en prison ? Comment un type qui a attaqué un camp de migrants et qui est resté un an derrière les barreaux pour tentative d’homicide peut-il être relâché sans être jugé ? La justice le dira peut-être. Je ne veux céder à aucune théorie complotiste, mais ces questions exigent des réponses. Et si les Kurdes sont aujourd’hui en colère, s’ils doutent que ces meurtres soient seulement motivés par un racisme aveugle, c’est que le triple assassinat de janvier 2013 à Paris, déjà dans le 10e arrondissement, n’a toujours pas été élucidé. Nous avons confiance dans la justice française. Mais elle doit faire la lumière sur cette affaire.

Connaissiez-vous les victimes de l’attaque du 23 décembre ?

Je connaissais Emine Kara, une responsable du Mouvement des femmes kurdes, dont le village a été brûlé par l’armée turque. Elle avait grandi dans un camp de réfugiés au Kurdistan d’Irak, avant de combattre Daech à partir de 2015, notamment à Raqqa. Gravement blessée, elle était venue en France pour se faire soigner. Elle y avait demandé l’asile politique. Elle ne l’a pas obtenu, mais elle y est morte assassinée… En novembre dernier, j’ai brièvement rencontré le chanteur Mir Perwer, 29 ans, condamné à trente ans de prison en Turquie pour avoir chanté en langue kurde. Il avait dû fuir son pays et avait obtenu, lui, l’asile politique en France.

Les doutes de la communauté kurde sont renforcés par l’opacité de l’enquête qui a suivi la première tuerie, celle du 9 janvier 2013, à l’Institut kurde, rue La Fayette…

La plus célèbre des victimes de cet attentat, Sakine Cansiz, était l’une des cofondatrices du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Elle a passé près d’une vingtaine d’années dans les prisons turques où elle a été mutilée – on lui a coupé les seins. Quand on lui a proposé de collaborer avec les services turcs, elle a refusé. Moi qui me trouve à l’autre bout du spectre politique kurde incarné par le PKK et la lutte armée, moi qui défends la résistance culturelle et pacifique, je comprends que, quels qu’aient été ses choix, Sakine soit perçue comme une résistante et, maintenant, comme une icône par l’ensemble des Kurdes. Elle inquiétait beaucoup les Turcs. Pourtant, on a d’abord voulu présenter ça comme un règlement de compte interne au PKK. Dans une tribune publiée dans Le Monde quelques jours après les assassinats, j’ai fait valoir que l’auteur de l’attentat, d’abord présenté comme un chômeur désargenté, avait en sa possession cinq ou six téléphones portables, une douzaine de costumes de marques, et plusieurs passe­ports… Et qu’il avait effectué une dizaine de voyages en Turquie au cours de l’année écoulée. Tout laissait penser qu’il avait infiltré le PKK dans le but de commettre un attentat, pour le compte des services de renseignement turcs.

Une thèse qui s’est confirmée.

Oui. Grâce à des journalistes indépendants en Turquie, l’enquête a pu établir que certains des numéros appelés par l’assassin correspondaient à des responsables des services de renseignement turc. Des témoignages confirmant ces éléments ont également été mis en ligne sur Internet. Ce faisceau d’indices plaide en faveur de l’implication ou de la commande des services turcs.

En 2019, après le décès du suspect, une deuxième enquête a été ouverte pour « complicité d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste ». L’enquête avance. Mais le secret-défense reste un obstacle à la manifestation de toute la vérité ?

En effet. La justice française a été confrontée à deux impasses. D’abord, toutes les commissions rogatoires internationales envoyées à la Turquie sont restées lettre morte. On demandait juste : « À qui appartient ce numéro de téléphone appelé par Omer Güney, l’auteur de l’attentat ? » Aucune réponse. Ensuite, les militants du PKK étant constamment surveillés par la police ou les services secrets, les avocats et les juges ont demandé la communication des rapports de surveillance, y compris celui du tueur. On leur a opposé le secret-­défense. Cette opacité nourrit le complotisme.

Quelles sont les hypothèses pouvant justifier ce secret-défense ?

Il existe une coopération sécuritaire entre la France et la Turquie en matière de lutte anti­ter­roriste. Je n’avancerais pas pour autant qu’il s’agit d’un arrangement entre les services de ces deux pays. Je n’en sais rien. Mais il est clair qu’il y a sur cette affaire un déni de justice. J’ajoute que l’auteur de l’attentat est mort quelques semaines avant la date de son procès, dans des circonstances qui n’ont pas été clairement élucidées. Des interrogations demeurent. Pour lever les doutes, il faut lever le secret-défense, lancer une commission d’enquête indépendante, peut-être avoir un débat à l’Assemblée nationale, et que justice soit rendue. Il y va de l’honneur de la France. Je suis en France depuis un demi-siècle. Depuis l’affaire Ben Barka en 1965, il y a eu au moins une vingtaine d’assassinats politiques non élucidés en France, notamment celui de la Sud-Africaine Dulcie September, que je connaissais bien. Aucun pays en Europe n’en compte autant.

Ces zones d’ombre alimentent le sentiment d’abandon des Kurdes qui partagent pourtant nos valeurs : la laïcité, l’égalité femmes-hommes, l’idéal démocratique. Ce sentiment est d’autant plus vif qu’ils ont combattu contre Daech aux côtés des Occidentaux ?

Depuis 2014, les Kurdes d’Irak puis de Syrie se sont battus contre les djihadistes. Au Kurdistan de Syrie, il y a plus de 12 000 morts, au Kurdistan irakien, plus de 3 000, et des milliers de blessés. C’est au sacrifice inouï des Kurdes qu’on doit la victoire contre le califat islamique. Que demandaient-ils en contrepartie ? Que les alliés les protègent, eux qui n’ont ni armes antiaériennes ni équipements contre les chars, contre les agressions militaires d’Ankara. Peine perdue.

Donald Trump, notamment, a laissé carte blanche à Erdogan pour s’en prendre aux Kurdes de Turquie mais aussi de Syrie. Quelle est leur situation aujourd’hui ?

En toute impunité, les Turcs ont pu envahir Afrin, un canton où les femmes jouaient un rôle important, avec une administration autonome qui accueillait des déplacés syriens. Le Rojava (Kurdistan syrien) est un modèle de démocratie et de pluralisme, rare dans cette région du monde. Les Kurdes ont résisté une cinquantaine de jours aux attaques turques aériennes et à leur artillerie lourde. Personne ne leur est venu en aide, si bien que ce canton est devenu un foyer de l’islamisme où une trentaine de milices islamistes soutenues par la Turquie procèdent à des kidnappings, à de l’extorsion, font main basse sur la production d’huile d’olive, la principale ressource économique de la région, et pratiquent un nettoyage ethnique massif, toujours avec le soutien de la Turquie. Les Kurdes constituaient plus de 85 % de la population de ce canton avant l’invasion turque. Ils sont aujourd’hui 35 % environ.

Comment les Kurdes ont-ils été ainsi mis en minorité ?

Les Turcs et les djihadistes ont volé leurs habitations et leurs commerces, puis ils ont fait venir leurs familles et leurs proches. Avec l’aide de certaines pétromonarchies du Golfe, ils ont construit de gigantesques camps pour les réfugiés arabes, ce qui a fait d’Afrin une région très largement arabisée. On est passé d’un régime d’égalité femmes-hommes à un territoire régi par la charia.

Les alliés occidentaux ne réagissent pas ?

Ils regardent ailleurs. Imaginez que ce ne soit pas la Turquie mais la Russie qui envahisse ce territoire… Quelles auraient été les réactions de la communauté internationale ? Nous avons été abandonnés sur le plan militaire mais aussi économique. Le Rojava est dans une situation épouvantable. Ses habitants ne reçoivent qu’une aide humanitaire très chiche par le biais des ONG, leur survie est compromise. Des dizaines de milliers d’entre eux ont dû quitter la région. Les Kurdes sont utilisés par les Occidentaux pour garder les prisonniers de Daech et leurs familles dans des camps insalubres, parce que les alliés n’ont pas mis les moyens nécessaires à la construction de prisons sécurisées ou au rapatriement de ces prisonniers dans leurs pays d’origine afin qu’ils y soient jugés. Or les Kurdes n’ont pas fait la guerre pour devenir des geôliers au service des Occidentaux ! Et l’on ne peut pas non plus relâcher les prisonniers dans la nature ! Le blocage est total. Telle est l’immense injustice qui est faite aux Kurdes. Si on leur avait accordé un millième de l’aide apportée aux Ukrainiens, la situation eût été différente. Pourtant, l’enjeu sécuritaire est immédiat : si ces djihadistes sont relâchés, il y aura dans quelques mois des attentats dans les rues de Paris, et partout en Europe.

L’injustice faite aux Kurdes commence au lendemain de la Première Guerre mondiale, avec le traité de Sèvres qui n’a pas été appliqué…

En effet, en 1920, le président américain Wood­row Wilson, confiant dans le principe d’auto­détermination, avait prévu la création d’un Kurdistan et d’une Arménie indépendants pour rendre justice à ces peuples dominés pendant des siècles par les Ottomans. Six mois plus tard, Wilson a finalement dû rentrer aux États-Unis, et les Européens ont partagé la région, appliquant les accords Sykes-Picot signés en 1916. Le Kurdistan s’est retrouvé écartelé entre quatre pays différents et depuis vit un destin tragique. On a maintes fois promis une autonomie aux Kurdes et des garanties sur la pérennité de leur culture, de leur identité, mais aucune de ces promesses n’a été tenue. En 2017, les Kurdes d’Irak ont voté à 93 % par référendum en faveur de l’indépendance. Ce vote n’a pas été reconnu, et les Kurdes ont de nouveau été abandonnés.

Quel est l’avenir des Kurdes de Turquie ?

En Turquie, où les Kurdes constituent un quart de la population, il était interdit jusqu’en 1992 de parler kurde. Il n’existe pas une école en langue kurde et tous les noms de villes ont été turquisés. Les Kurdes de Turquie représentent la deuxième force d’opposition au parlement, et que fait le gouvernement ? Il destitue des maires kurdes, parfois élus avec 75 % des suffrages. 42 d’entre eux sont en prison, remplacés par des administrateurs judiciaires. Quant aux députés élus, 13 ont été privés de leur immunité parlementaire et sont en prison. Le président du Parti démocratique des peuples, Selahattin Demirtaş, qui avait obtenu près de 10 % aux élections présidentielles de 2014, est depuis six ans en prison. La Cour européenne des droits de l’homme a demandé sa libération, mais les diplomaties occidentales sont restées aphones. Pourtant, le Conseil de l’Europe est censé exiger du pays qui a commis une telle infraction qu’il exécute les décisions de la Cour… Comment éviter la colère, face à tant d’injustices ? Où sont les sanctions contre la Turquie ?

La Russie a longtemps été en position de peser dans des négociations de paix avec la Turquie. Après la guerre en Syrie, puis l’invasion de l’Ukraine, est-ce encore le cas ?

Les Kurdes sont considérés comme des traîtres par la Syrie, dont l’allié principal est la Russie, et le sort des Kurdes est devenu une monnaie d’échange dans les tractations entre la Russie et la Turquie. Il est vrai que les intérêts russes et turcs divergent souvent. Mais la Turquie achète en rouble son gaz et son pétrole, abrite les oligarques pourchassés dans les pays occidentaux, avec leurs yachts, leurs capitaux, etc. La Turquie est le seul pays de l’Otan qui n’applique aucune sanction contre la Russie… Donc, même si les Kurdes espèrent que la Russie pèse sur le régime de Damas pour qu’il défende l’intégrité territoriale du pays, ils ne se font aucune illusion.

"Les Kurdes sont la principale force d’opposition laïque au régime iranien.” Et en Iran ? Les Kurdes, et particulièrement les femmes, sont le fer-de-lance de la contestation contre le régime des Mollahs.

Oui, ils sont la principale force d’opposition laïque au régime théocratique iranien. En 1979, ils avaient largement boycotté le référendum sur l’instauration de la République islamique et, encore aujourd’hui, ils constituent le fer-de-lance de la contestation. Jina Mahsa Amini, la jeune femme dont le meurtre par la police des mœurs a déclenché le mouvement, était kurde. Le slogan « Femmes, vie et liberté », devenu le mot d’ordre de la révolte des jeunes Iraniens, a été imaginé par le mouvement des femmes kurdes révolutionnaires il y a quarante ans ! Dans tous les pays que nous avons cités, la Syrie, l’Irak, la Turquie ou l’Iran, les Kurdes sont les seuls à porter massivement le combat pour les droits de l’homme, les libertés publiques, la protection des minorités (confessionnelles ou sexuelles) et l’égalité femmes-hommes. Ils portent les valeurs démocratiques. Mais on les ignore car ils n’ont pas d’État. ■

 

Deux enquêtes et des zones d’ombre

Le 9 janvier 2013, trois militantes kurdes meurent assassinées dans un appartement de la rue Lafayette, à Paris, local du Centre d’information du Kurdistan. Un suspect est arrêté huit jours après et mis en examen pour « assassinats en relation avec une entreprise terroriste ». Il s’agit d’Omer Güney, un Turc infiltré auprès des dirigeants kurdes réfugiés en France, repéré sur des images de ­surveillance entrant dans l’immeuble où les corps ont été retrouvés. Les enquêteurs détectent l’ADN de l’une des victimes sur ses vêtements. L’instruction met à jour ses liens avec le MIT, les services de renseignement turcs. Les policiers trouvent des photographies de fichiers prises par l’homme de 31 ans, l’enregistrement d’une conversation avec un agent turc au sujet de l’opération criminelle et les traces d’allers- retours à Ankara. Le mis en cause nie, jusqu’à son décès, à l’hôpital, avant son procès. Il était atteint d’une tumeur au cerveau. S’éteignent avec lui les poursuites judiciaires, mais la détermination des parties civiles permet, en 2019, l’ouverture d’une deuxième enquête, pour révéler les complicités du triple assassinat, « en relation avec une entreprise terroriste ».

Cette instruction, en cours, patine, entravée par le secret-défense que les ministères de l’Intérieur et de la Défense refusent de lever, et qui empêche le juge d’accéder à des écoutes déterminantes. Les proches des victimes dénoncent un déni de justice. Selon eux des intérêts politico-diploma­tiques entre la France et la Turquie, prioritaires aux yeux des renseignements, entravent le bon déroulé de l’enquête. Pour beaucoup, quand, le 23 décembre 2022, trois Kurdes sont assassinés devant le Centre culturel de la rue d’Enghien, c’est l’histoire qui se répète. La communauté kurde de Paris ne croit pas au crime raciste et privilégie la thèse d’un homme manipulé par un service étranger, comme en 2013. L’auteur des crimes, William Malet, habitué des centres de tir, a déclaré en garde à vue « en vouloir aux Kurdes », coupables à ses yeux d’avoir « constitué des prisonniers lors de leur combat contre Daech, au lieu de les tuer ». Il a expliqué sa haine de « tous les migrants », et déclaré s’être rendu en métro, ce même matin, à Saint-Denis, où il n’aurait pas trouvé « assez d’étrangers », puis s’en être « pris à des victimes qu’il ne connaissait pas ».

Les victimes, justement, étaient rue d’Enghien ce jour-là pour une réunion de commémoration des assassinats de 2013. Malet le savait-il ? Ce « hasard » alimente les soupçons, tout comme la découverte de 6 000 euros en liquide au domicile du tueur. Autre question : s’est-il rendu rue d’Enghien à pied depuis son domicile, situé non loin, ou y a-t-il été déposé en voiture comme le suggère un témoignage ? La non-qualification de « terroristes » des faits interroge également. Elle permettrait une enquête plus approfondie. Pour l’instant il n’a pas été révélé de lien entre Malet, inconnu des renseignements mais déjà condamné pour des faits de violences avec arme, et une mouvance idéologique extrémiste. Les parties civiles réclament que la lumière soit faite sur d’éventuels liens noués en prison ou à sa sortie, récente, ainsi que sur son mobile et sur l’obtention de son arme. À suivre donc. ■