En Allemagne, le Parlement reconnaît que les yézidis ont subi un « génocide » en Irak et en Syrie

mis à jour le Vendredi 20 janvier 2023 à 15h44

lemonde.fr | par Thomas Wieder (Berlin, correspondant)

« Plus de 5 000 yézidis ont été torturés et brutalement assassinés par l’Etat islamique, principalement pendant l’année 2014 », souligne la résolution adoptée par le Bundestag.

 

Doit-on qualifier de « génocide » les massacres perpétrés par l’organisation Etat islamique (EI) à l’encontre des yézidis d’Irak et de Syrie, à partir de l’été 2014 ? Oui, ont répondu à l’unanimité les députés présents au Bundestag, jeudi 19 janvier, faisant de l’Allemagne le quatrième pays de l’Union européenne (UE) à adopter cette qualification, après les Pays-Bas et la Belgique, en juillet 2021, et le Luxembourg, en novembre 2022. Avant eux, une poignée d’autres Etats, parmi lesquels l’Arménie, le Canada et l’Australie l’avaient fait, ainsi que les Nations unies et le Parlement européen.

« L’EI avait pour objectif l’éradication totale de la communauté yézidie. Plus de 5 000 yézidis ont été torturés et brutalement assassinés par l’EI, principalement pendant l’année 2014 », souligne la résolution adoptée par le Bundestag. Présenté par les trois groupes de la coalition gouvernementale (sociaux-démocrates, écologistes et libéraux) alliés à celui de l’opposition conservatrice (CDU-CSU), ce texte de sept pages rappelle le martyre subi par cette minorité religieuse kurdophone. Les hommes furent « contraints de se convertir et, en cas de refus, immédiatement exécutés ou déportés comme travailleurs forcés », les jeunes garçons « envoyés dans des écoles coraniques, enrôlés comme enfants-soldats ou utilisés comme kamikazes », et les femmes « réduites en esclavage, violées ou vendues ».

Votée y compris par les députés de la gauche radicale (Die Linke) et de l’extrême droite (Alternative für Deutschland, AfD) présents au Bundestag, la résolution n’est pas seulement tournée vers le passé. A la reconnaissance comme « génocide » des crimes commis contre les yézidis s’ajoute en effet une liste de demandes précises directement adressées au gouvernement allemand. Parmi elles figurent l’appel à des poursuites judiciaires contre d’anciens combattants de l’EI suspectés d’avoir participé aux persécutions des yézidis ; le financement d’une campagne de collecte de preuves sur le territoire irakien ; la recherche des disparus, dont le nombre est évalué à environ 3 000 ; la création en Allemagne d’un centre de recherche et de documentation consacré à l’histoire de ce génocide ; ou encore la participation à la reconstruction des villes et des villages détruits, « afin de permettre le retour des quelque 300 000 yézidis chassés de chez eux, en particulier dans le Sinjar », région du nord de l’Irak où l’EI a lancé une offensive d’une grande violence en août 2014.

A la tribune du Bundestag, la ministre des affaires étrangères, Annalena Baerbock, a salué l’initiative des parlementaires, critiquant sans ambages l’attitude du gouvernement allemand de l’époque, dirigé par Angela Merkel, notamment pour sa passivité vis-à-vis du sort des femmes yézidies. « Un jour où des milliers de femmes furent parquées dans une école, des données GPS ont été envoyées. Oui, nous savions où elles se trouvaient. (…) Mais pourquoi n’avons-nous pas agi ? Certes, l’option militaire doit toujours être envisagée avec prudence, mais n’est-ce pas à cause de l’origine ou du sexe des victimes que nous ne sommes pas intervenus ? Je ne connais pas la réponse à la question, mais je pense qu’il est important de la poser pour que des crimes de ce genre n’aient plus jamais lieu », a déclaré l’ancienne coprésidente des Verts, qui siégeait sur les bancs de l’opposition en 2014.

Une trentaine d’enquêtes en cours

Si elle n’a pas répondu précisément à chacune des demandes figurant dans la résolution adoptée par le Bundestag, Mme Baerbock n’en a pas moins repris à son compte la première d’entre elles : la nécessité que justice soit faite. « Comme responsables politiques, notre devoir n’est pas seulement de reconnaître [la nature du crime], mais de veiller à ce que les victimes obtiennent justice », a-t-elle insisté, citant le verdict historique rendu par la Haute Cour régionale de Francfort, qui, le 30 novembre 2021, condamna à perpétuité un djihadiste de l’EI reconnu « coupable de génocide, de crime contre l’humanité ayant entraîné la mort, de crimes de guerre et de complicité de crimes de guerre » contre la communauté yézidie.

Quatorze mois après cette première condamnation prononcée par la justice allemande pour crime de « génocide » envers les yézidis – condamnation confirmée en appel, mardi 17 janvier 2023, par la Cour fédérale de justice –, les associations de défense des droits humains espèrent que la résolution du Bundestag donnera un coup d’accélérateur à la trentaine d’enquêtes en cours et permettra la tenue d’autres procès.

L’Allemagne est l’un des rares pays occidentaux à s’être saisi juridiquement des exactions commises par l’EI au nom du principe de « compétence universelle », lequel permet à un Etat de poursuivre les auteurs d’infractions les plus graves, mêmes quand elles sont commises hors de son territoire. Dans leur combat pour la justice, les avocats allemands peuvent compter sur le poids de la communauté yézidie dans le pays, la plus importante d’Europe avec environ 150 000 membres mais aussi la plus influente, grâce à des personnalités comme Nadia Murad, rescapée du génocide et Prix Nobel de la paix 2018, ou la journaliste Düzen Tekkal, née en Allemagne de parents yézidis arrivés de Turquie dans les années 1970.

En France, où la communauté yézidie compte environ 15 000 personnes, la résolution adoptée par le Bundestag suscite un regain d’espoir. « Nous souhaitons que la France prenne exemple sur l’Allemagne », confie le président de la Fédération des yézidis de France, Tamaz Daseni, contacté par Le Monde. « Depuis une résolution votée par les sénateurs en 2016, nous attendons toujours une reconnaissance officielle par l’Assemblée nationale et le gouvernement, afin que ce génocide ne tombe pas complètement dans l’oubli. Pour l’instant, c’est au point mort. Espérons que ce qu’il vient de se passer à Berlin fasse bouger les choses. »