En Iran, la répression à huis clos : « Le corps et le visage de ma cousine sont couverts de bleus, mais elle refuse de raconter »

mis à jour le Vendredi 23 septembre 2022 à 18h36

Lemonde.fr | Ghazal Golshiri, Madjid Zerrouky et Damien Leloup 

Les autorités ont encore durci leur censure d’Internet, bloquant les rares services occidentaux encore accessibles, comme Instagram ou WhatsApp. Selon une ONG, 31 personnes ont été tuées depuis la mort de Mahsa Amini.

« Le réseau mobile et Internet ont été coupés pendant la majeure partie de la journée. Quelle que soit la région d’Iran d’où vous entendez moins de voix, sachez que les affrontements entre la population et les forces de l’ordre y sont plus intenses. » Cet appel au secours d’un activiste iranien, lancé jeudi 22 septembre sur les réseaux sociaux, résume l’inquiétude qui règne dans le pays, désormais soumis à un blocage, par les autorités, des réseaux de téléphonie et de l’Internet. Dans la soirée, manifestations et affrontements ont repris, sur fond de tirs des forces de sécurité et de descentes dans les quartiers contestataires. Jusque dans les immeubles d’habitation.

Le matin, des manifestants, à Téhéran et dans d’autres villes iraniennes, avaient incendié des postes et des véhicules de police, alors que l’indignation suscitée par la mort de Mahsa Amini, une jeune Iranienne arrêtée pour un voile jugé mal ajusté par la police religieuse et morte durant sa garde à vue, ne semble pas vouloir s’apaiser. Une semaine après son décès, les autorités ont donc durci davantage leur censure d’Internet, bloquant plusieurs des rares services occidentaux encore accessibles dans le pays.

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Selon l’entreprise NetBlocks, spécialisée dans la surveillance des blocages, le pays est désormais soumis aux restrictions les plus sévères depuis la répression sanglante des manifestations de novembre 2019, qui avait fait des centaines de morts. NetBlocks a constaté la mise en place de nouveaux blocages, visant notamment les plates-formes Instagram et WhatsApp, dont l’accès est désormais très fortement perturbé dans le pays. Des blocages importants ont également touché les réseaux des principaux opérateurs de téléphonie mobile, et des coupures localisées de l’accès à Internet ont été observées, notamment à Sanandaj, la capitale de la province iranienne du Kurdistan, et à Téhéran durant les manifestations.

Contournement de la censure

Avant le début des manifestations, l’Iran était déjà l’un des pays restreignant le plus l’accès à Internet. Facebook, Twitter et YouTube y sont inaccessibles depuis plusieurs années – même si certains cadres du régime, dont l’ayatollah Khamenei, disposent de comptes sur Twitter. La messagerie Telegram y est également bloquée. Le principal réseau social utilisé dans le pays était, jusqu’à cette semaine, Instagram, toléré par l’Etat.

Après plusieurs années de blocage, les Iraniens ont pris l’habitude de recourir à des outils de contournement de la censure, comme les réseaux privés virtuels, qui leur permettent d’accéder à des applications et à des sites bloqués par les fournisseurs d’accès à Internet. Plusieurs comptes Instagram ont diffusé ces derniers jours des images de manifestations et de violences policières filmées par des témoins.

Alors que les manifestations se poursuivent depuis cinq jours, les noms et les visages des victimes de la répression ont commencé à apparaître sur les réseaux sociaux. Jeudi matin, Minou Majidi, une Iranienne de 63 ans, a été enterrée à Kermanshah. Elle avait été tuée dans une manifestation la veille. Selon l’organisation non gouvernementale Iran Human Rights, basée à Oslo, 31 manifestants auraient été tués dans les manifestations. Les autorités iraniennes, elles, parlent de 17 victimes, manifestants et militaires confondus.

Au moins six militantes ont été arrêtées à Sanandaj. A Téhéran, Niloufar Hamedi, la journaliste iranienne qui a révélé la mort de Mahsa Amini, a été arrêtée chez elle jeudi matin. Elle travaille pour le quotidien Shargh et a été à l’origine de la révélation de nombreux cas de violations des droits par la police des mœurs.

« De nombreux étudiants arrêtés »

Une autre journaliste iranienne, qui a joué un rôle important dans la couverture médiatique de l’affaire Mahsa Amini, Elaheh Mohammadi, a également eu droit à une visite des agents des renseignements à son domicile, jeudi. Dans l’après-midi, son appartement a été perquisitionné, son téléphone portable et son ordinateur, ses notes et ses pièces d’identité ont été confisqués. Lauréate de nombreux prix de journalisme, Elaheh Mohammadi s’était rendue dans la ville natale de Mahsa Amini, Saghez, dans le Kurdistan, où elle avait interviewé le père de la jeune femme. Ce dernier n’a eu de cesse d’accuser la police iranienne d’avoir maltraité sa fille et d’avoir été à l’origine de sa mort.

Selon l’avocat de nombreux prisonniers politiques, Mohammad Ali Kamfirouzi, « une nouvelle vague de répression s’abat sur les universités du pays ». Les établissements universitaires ont été, ces derniers jours, à l’avant-garde de la contestation. « De nombreux étudiants ont été arrêtés ou convoqués », a écrit sur Twitter Mohammad Ali Kamfirouzi.

Difficile, pour le moment, de connaître le sort réservé à ceux qui ont été interpellés. Certains ont déjà été relâchés, comme l’explique une Iranienne d’origine kurde, vivant à Téhéran, contactée sur WhatsApp, pendant l’un des très rares moments où le réseau était disponible : « Parmi mes connaissances, quatre ont été arrêtés dans les manifestations : ils sont de Sanandaj, Marivan, dans le Kurdistan, et ma cousine a été arrêtée à Boukan, dans l’Azerbaïdjan-Occidental, explique-t-elle. Tous ont été relâchés après un ou deux jours, faute de place dans les centres de détention. Mais tous ont été depuis convoqués et questionnés. Le corps et le visage de ma cousine sont couverts de bleus, mais elle refuse de raconter ce qu’elle a subi. »

L’indignation de certaines célébrités

La mort de Mahsa Amini et la vague de contestation qui a suivi suscitent un tel tollé que certaines célébrités, d’habitude silencieuses, voire complaisantes avec le régime, ont exprimé leur indignation. Ali Karimi, star du football et ancien capitaine de l’équipe nationale, fréquent critique des violences perpétrées par le régime, a publié des photos de victimes de la répression sur sa page Instagram, dont Mahsa Amini. En légende : « Nos enfants ». Certaines start-up à succès, comme Tetsi et Snapp – des équivalents iraniens de l’application Uber – ont publié des messages de condoléances après la mort de la jeune femme. La réplique de l’Etat ne s’est pas fait attendre : ces entreprises ont été obligées de les retirer après avoir reçu des appels menaçants des autorités judiciaires.

Signe avant-coureur d’une répression accrue, les gardiens de la révolution, le bras armé idéologique de la République islamique, durcissent le ton : « Nous avons demandé aux autorités judiciaires d’identifier les personnes qui diffusent de fausses nouvelles et des rumeurs sur les médias sociaux et dans la rue et qui mettent en danger la sécurité de la société, et de les traiter de manière décisive », ont-ils affirmé dans un communiqué publié jeudi.

En lançant cet avertissement, le corps d’élite de l’appareil sécuritaire iranien fait passer le message qu’il est prêt à réprimer plus sévèrement les manifestations pour protéger le régime. Le quotidien Kayhan, qui campe sur une ligne dure et dont le rédacteur en chef est nommé par le Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, a exhorté les forces de sécurité à « ne montrer aucune pitié » et ne pas « épargner les criminels ».

Ghazal Golshiri, Madjid Zerrouky et Damien Leloup