Selahattin Demirtas : « La Turquie est entrée dans une sorte de régime autoritaire électif »

mis à jour le Lundi 28 mars 2022 à 16h49

Lemonde.fr | Propos recueillis par Angèle Pierre (Istanbul, correspondance) 

L’ancien coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde) est incarcéré depuis 2016. Son parti tente de constituer un bloc de gauche.

Avocat de formation et ancien coprésident du HDP, Selahattin Demirtas est incarcéré depuis le 4 novembre 2016, accusé notamment de « terrorisme ». Leader du mouvement kurde légal, il est l’un des principaux artisans des succès électoraux du HDP depuis sa création en 2012. Il est maintenu en détention en dépit d’une décision de la Cour constitutionnelle turque et de la Cour européenne des droits de l’homme, qui demandent sa libération. Il a répondu aux questions du Monde par l’intermédiaire de ses avocats.

Pouvez-vous nous rappeler le contexte de votre arrestation ? Que vous reproche exactement le pouvoir ?

Au cours des cinq dernières années, la Turquie a connu plusieurs moments de rupture. Tout a commencé quand le HDP a franchi le seuil électoral de 10 % lors des élections du 7 juin 2015 pour entrer au Parlement avec 13 % des voix. Après cette date, l’AKP et le parti ultranationaliste et raciste MHP ont formé une alliance fondée sur l’hostilité aux Kurdes. De nombreuses villes kurdes ont été détruites par des opérations militaires de grande ampleur, et c’est dans ce contexte que l’AKP a consolidé sa majorité lors des nouvelles élections du 1er novembre 2015.

Ensuite, les maires élus de 102 municipalités du HDP ont été démis de leurs fonctions. Des préfets et sous-préfets ont été nommés à leur place, puis notre immunité parlementaire a été levée. Le 4 novembre 2016, j’ai été enlevé à mon domicile en pleine nuit par des policiers cagoulés, comme dix autres collègues députés. Des centaines d’enquêtes et de poursuites, toujours en cours, ont été intentées contre nous. Trente-huit condamnations à perpétuité et des dizaines de milliers d’années de prison sont requises. A la suite de l’élection présidentielle de 2018, Erdogan est devenu le premier président autoritaire de Turquie, et a pris le contrôle total de l’Etat. Une action de dissolution a été intentée contre le HDP devant la Cour constitutionnelle en 2021. Ainsi, la Turquie est entrée dans une sorte de régime autoritaire électif.

Tous les regards sont tournés vers les élections de 2023. Six partis d’opposition se sont associés, sans intégrer le HDP. Quelles en sont les causes ?

A l’exception du HDP, même les partis les plus démocratiques de Turquie sont incapables d’élaborer une politique allant au-delà de l’idéologie officielle de l’Etat, fondée sur la négation du peuple kurde. De ce fait, ils préfèrent exclure le HDP de leur alliance dénuée de sens. Le HDP tente de constituer un bloc de gauche. Malgré le manque de vision d’une solution efficace et significative au problème kurde de la part des autres partis d’opposition, nous poursuivrons la recherche de collaborations étendues dans les mois à venir.

Kemal Kiliçdaroglu, le chef du principal parti d’opposition, s’est rendu la semaine dernière à Diyarbakir. Selon les sondages, son parti, le CHP progresse dans les régions kurdes, notamment en raison de son discours de réconciliation. Comment comprenez-vous cette évolution ?

J’ai pu suivre la visite de M. Kiliçdaroglu à Diyarbakir, dans les limites des conditions de détention. Tous les responsables politiques ont naturellement le droit de se rendre dans n’importe quelle ville. Toutefois, Diyarbakir est une ville particulière en termes d’identité politique. Chaque dirigeant qui se rend à Diyarbakir est censé exprimer une position concrète sur la question kurde, mais ce n’est pas le cas de M. Kiliçdaroglu.

Je ne suis cependant pas indifférent au discours de réconciliation porté par le CHP. Pour le moment, il s’agit d’une démonstration de bonne volonté. Seulement, si ce parti et ses alliés arrivent au pouvoir, il faudra être cohérent et de nombreuses mesures devront être prises sur le plan judiciaire, administratif et politique. Des processus devront être mis en place, tels que l’établissement d’une commission pour la vérité et la réconciliation au Parlement, des réparations pour les victimes des crimes liés à la répression du mouvement kurde… Des mesures devront être prises pour prévenir de telles violations à l’avenir, et des institutions devront être créées à cet effet.

Comment pensez-vous que l’AKP et Recep Tayyip Erdogan vont se positionner sur la question kurde en vue des prochaines échéances électorales ?

L’AKP est suffisamment agile et pragmatique pour produire toutes sortes de nouvelles idées dans l’objectif d’obtenir les votes kurdes. Cependant, les Kurdes ne sont pas un peuple aussi naïf et inconscient. C’est un peuple qui fait preuve d’une conscience politique et d’une expérience suffisante pour faire la distinction entre ce qui relève de l’artificiel et du sérieux. Attendons de voir.

La ligne politique du HDP a-t-elle évolué depuis votre incarcération ? Le HDP a été créé dans l’objectif de rassembler la population de la Turquie dans son ensemble, au-delà des rangs de la politique kurde. Y est-il parvenu ?

Ce qui a changé n’est pas la ligne politique du HDP, mais les conditions et le climat qui règnent en Turquie. C’est un régime antikurde, anti-HDP, autoritaire et fascisant qui est actuellement au pouvoir. Le HDP subit de très fortes pressions et des tentatives de criminalisation. Une très grande partie de la presse impose un embargo contre le HDP et diffuse même une propagande à son encontre. Il est très difficile pour le HDP de s’exprimer et de se développer dans un tel environnement. Malgré tout, le HDP continue de revendiquer le statut de parti pour toute la Turquie et n’envisage pas d’y renoncer.