Méga-procès « KOBANÉ » des élus kurdes en Turquie

mis à jour le Vendredi 30 avril 2021 à 17h50

Le 26 avril un méga-procès de 108 élus kurdes, dont une vingtaine d’anciens députés et 5 anciens maires, a débuté devant la 22ème cour criminelle d’Ankara, dans le complexe pénitentiaire de Sincan. 

Parmi les prévenus figurent notamment M. Selahattin Demirtas, ancien président du Parti démocratique des peuples, HDP, et ancien candidat à la présidence de la République, en détention provisoire depuis novembre2016 ; Mme Gultan Kisanak, ancienne députée et ancienne maire de Diyarbakir, en détention provisoire depuis novembre 2016 ; Mme Figen Yüksekdag, ancienne députée et ancienne co-présidente du HDP, en détention provisoire ;

Ahmet Turk, ancien député et maire élu en 2019 de Mardin, destitué et M. Ayhan Bilgen, ancien maire de Kars élu en 2019 et destitué aussi.

Sur les 108 prévenus, 28 sont en détention provisoire, 6 placés sous contrôle judiciaire. S’ils sont reconnus coupables, chacun risque une peine aggravée de 38 fois de perpétuité !

POURQUOI CE PROCES

POURQUOI CE PROCES

Initié sur ordre du président turc Erdogan, ce procès vise à condamner et à écarter de la vie politique les principaux dirigeants du Parti démocratique des peuples, HDP, deuxième formation politique de l’opposition au Parlement de Turquie.  Parallèlement, toujours à l’initiative du président turc et de son allié d’extrême droite Devlet Bahçeli, le procureur général de la Cour de cassation turque a récemment introduit auprès de la Cour constitutionnelle une requête pour l’interdiction et la dissolution de ce parti politique qui, malgré les conditions extrêmement iniques des dernières élections parlementaires de 2018 où ses candidats n’ont pas eu accès à la radio et à la télévision, a obtenu plus de six millions de voix et 67 sièges au Parlement.

Ce parti de gauche pro-kurde mais aussi défenseur des minorités religieuses (alévis, Arméniens, Assyro-chaldéens, Yézidis) linguistiques et sexuelles, membre de l’Internationale socialiste, est la bête noire de l’AKP et de son président Erdogan.  C’est grâce au soutien décisif du HDP que les candidats de l’opposition du Parti républicain du Peuple (CHP) ont pu ravir à l’AKP les mairies d’Istanbul et d’Ankara. Le HDP qui compte dans ses rangs des députés arméniens et assyro-chaldéens est le seul parti politique de Turquie à reconnaître le génocide arménien et à appeler les autorités turques à « faire face à leur Histoire », une position iconoclaste qui aggrave encore son cas aux yeux des dirigeants turcs.

Le HDP est actuellement le principal obstacle pour le maintien au pouvoir de l’AKP.  S’il est interdit, l’AKP pourrait malgré un taux de participation faible, rafler les sièges de députés dans les provinces kurdes car les autres partis turcs n’y ont qu’une présence marginale. D’où la campagne de criminalisation du HDP menée par le pouvoir turc depuis 2015 et la reprise du conflit avec le PKK. De médiateur agréé par le gouvernement pour la recherche d’un règlement politique afin de mettre un terme à ce conflit qui dure depuis 1984 et qui a fait plus de 50.000 morts, le HDP dans l’actuelle propagande turque est devenue « vitrine politique » ou « branche politique de l’organisation terroriste PKK ».

C’est dans ce contexte que six ans après les événements d’octobre 2014 où des protestations contre le siège de la ville kurde syrienne de Kobané par Daech ont été réprimées avec une extrême brutalité par la police turque et ses supplétifs que le pouvoir turc a décidé en 2020 de traduire en justice « les instigateurs du massacre des 6 – 8 octobre 2014 ».

Les élus kurdes en procès sont accusés d’avoir appelé à manifester contre l’agression de Daech contre la ville kurde de Kobané et la complicité du gouvernement turc.

On se souvient que début octobre 2014, sous l’œil des caméras des chaines de télévision turques et internationales, les djihadistes lourdement armés de Daech bombardaient sans répit la ville de Kobanésituée juste de l’autre côté de la frontière turque.  Ankara avait massé d’importantes troupes à la frontière pour empêcher les Kurdes de Turquie de venir en aide, apporter de la nourriture ou des médicaments à leurs frères kurdes assiégés.   L’armée turque laissait cependant des détachements de djihadistes emprunter le territoire turc pour attaquer par derrière Kobané et les blessés de Daech étaient soignés dans les hôpitaux turcs.  Chaque jour, R.T. Erdogan annonçait avec une joie à peine dissimulée la chute prochaine de Kobané aux mains de Daech.

Révulsés par le machiavélisme du pouvoir turc, des centaines de milliers de Kurdes ont répondu à l’appel à manifester des dirigeants du HDP dans toutes les villes du Kurdistan mais aussi dans les métropoles turques comme Istanbul, Ankara, Izmir.

Le pouvoir turc a décidé de réprimer dans le sang ces manifestations.  Des milliers de miliciens ultra-nationalistes, Loups-Gris et islamistes radicaux se sont battus aux côtés de la police turque pour casser du « Kurde ».  Du 6 au 8 octobre, en trois jours de manifestations et de heurts violents, il y a eu près de 50 morts, pour l’essentiel des civils kurdes.  Parmi eux 26 membres du HDP, un enfant d’une famille kurde syrienne réfugiée à Diyarbakir, quelques supplétifs de la police et de nombreux blessés, dont des policiers.

Les plaintes des familles des victimes, les demandes d’enquête parlementaire du HDP sont restées sans suite. Par cette répression sanglante, le pouvoir turc a voulu intimider la population kurde et l’empêcher de manifester à nouveau.

Grâce au président américain Obama qui a décidé d’apporter son soutien aérien aux courageux résistants kurdes, grâce aussi à l’arrivée sur place des Peshmergas kurdes irakiens dotés d’armes lourdes, Daech a été vaincu à Kobané, au grand déplaisir du président turc.

C’est pourquoi le méga-procès en cours est perçu par les prévenus, et plus généralement par la plupart des Kurdes, comme une tentative de revanche du pouvoir turc.

Les élus kurdes qui dans le système judiciaire politisé et inique n’ont pas pu poursuivre les dirigeants turcs responsables du massacre de civils kurdes en octobre 2014 sont actuellement poursuivis comme « instigateurs du massacre » dans ce procès orwellien !

1ère JOURNEE DU PROCES

1ère JOURNEE DU PROCES

La première journée du procès s’est déroulée dans des conditions tumultueuses. Une bonne partie des avocats n’a pas été autorisée à entrer dans la salle d’audience « faute de place » car remplie de policiers des forces spéciales.  Les autres avocats ont protesté et quitté la salle.  En l’absence de leurs avocats les prévenus, arguant de leur droit à la défense, ont refusé de répondre aux questions des juges.  Certains prévenus, comme Selahattin Demirtas devaient intervenir en visio-conférence. Il a interpelé les jugés en disant qu’ils avaient l’habitude de juger des gens impliqués dans des tentatives de coup d’Etat, mais cette fois-ci ils ont affaire à des représentants élus du peuple qu’ils doivent traiter avec respect et qu’il comptait, avec ses camardes faire le procès de ce procès, dénoncer devant l’opinion publique cette parodie.  Il comptait aussi demander publiquement où sont passés les 128 milliards de dollars disparus des coffres de la banque centrale turque sous ce pouvoir corrompu qui veut faire taire toute opposition.

Cependant la police a empêché tout contact des prévenus avec la presse. Elle a dispersé la conférence de presse que les deux co-présidents du HDP, le Prof. Mihat Sancar et Mme Pervin Buldan, tentaient de tenir à l’entrée du complexe pénitentiaire de Sincan.  Elle a empêché aussi avec brutalité un point de presse au siège du HDP sous prétexte de « respect des mesures de distanciation de COVID lesquelles mesures n’empêchent pas l’AKP de tenir des congrès et des réunions rassemblant des milliers de personnes.

Le pouvoir turc veut priver les prévenus du droit d’exprimer leurs opinions et leur version des événements devant la presse internationale et turque présente sur place.

La cour a finalement décidé d’ajourner au lundi 3 mai le procès.  Les ajournements font partie de la stratégie judiciaire turque dans les procès politiques afin de décourager les délégations étrangères et la presse d’y assister.

QUE RISQUENT LES ACCUSES ?

L’appareil judiciaire turc, largement épuré depuis 2016, est aux ordres du président turc. Les juges condamnent systématiquement les personnes accusées publiquement par Erdogan, son allié Bahçeli ou leurs ministres de crainte d’être accusés et condamnés eux-mêmes pour appartenance aux réseaux gulenistes, du nom de Fethullah Gulen, ancien allié islamiste d’AKP, accusé d’être derrière la tentative du coup d’Etat de juillet 2016.

Un dernier exemple de cette soumission des juges aux ordres d’Erdogan est la condamnation à 3ans et 6 mois de prison de Selahatin Demirtas pour « insulte au président de la République », puis à 4 ans et 6 mois pour « propagande terroriste » pour un discours à la fête de Newroz de 2013, peine qui vient d’être ratifiée par une Cour d’appel.  La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en assemblée plénière, avait statué le 22 décembre 2020 que S. Demirtas était condamné pour des motifs politiques et avait ordonné sa libération immédiate.  Mais le gouvernement turc n’a tenu aucun compte de ce verdict pourtant contraignant en droit international.

C’est pourquoi, à moins d’une mobilisation importante de l’opinion publique et des gouvernements occidentaux les élus kurdes pourraient être condamnés à des peines aggravées de perpétuité et leur parti HDP interdit dans un pays membre de l’OTAN, alliance supposée réunir des démocraties respectueuses des droits de l’homme et des libertés publiques.