UE-Turquie : l’apaisement avec Erdogan a un prix

mis à jour le Vendredi 26 mars 2021 à 16h13

lemonde.fr | par Marie Jégo | 26/03/2021

Bruxelles veut défendre « un agenda plus positif » avec Ankara, quitte à négliger la question des valeurs, au grand dam des citoyens turcs.

Analyse. Des banlieues des villes européennes en passant par la Libye et le nord de l’Irak, voici des mois que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, impose sa politique coercitive et maximaliste, donnant des coups de canif à l’ordre international ou à ce qu’il en reste, sans que personne ne semble en mesure de l’arrêter. Que faut-il faire avec la Turquie ? L’amadouer ou la sanctionner ? Devenue un vrai casse-tête pour ses partenaires européens, la Turquie sera évoquée lors des discussions du Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne (UE), réunis en visioconférence jeudi 25 et vendredi 26 mars.

Les dirigeants européens sont divisés sur la stratégie qu’il convient d’adopter à l’égard de cet allié au comportement problématique. Jusqu’ici, certains Etats membres, comme la France, la Grèce et Chypre, étaient favorables à des sanctions. D’autres, comme l’Allemagne l’Espagne et l’Italie, misaient sur les initiatives diplomatiques pour calmer l’ardeur belliqueuse du numéro un turc dont les navires ont semé la zizanie tout l’été en Méditerranée orientale.

Lire aussi En Méditerranée orientale, la Turquie campe sur la ligne dure

Lors du précédent Conseil européen de décembre 2020, des sanctions avaient été envisagées, notamment contre les cadres de la Compagnie turque du pétrole, l’entreprise publique chargée de l’exploration du gaz dans les eaux grecques et chypriotes. « Une liste assez longue de responsables turcs susceptibles d’être sanctionnés avait commencé à circuler à l’initiative de trois Etats membres, dont la France, mais finalement cette liste n’a pas recueilli l’assentiment général », explique un diplomate européen.

« Ton constructif »

Désormais, plus question de sanctions, la politique de l’apaisement est privilégiée. Josep Borrell, le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, ne dit pas autre chose dans la feuille de route qu’il a dévoilée lundi 22 mars. Il recommande notamment de coopérer davantage sur la question des migrations, d’amadouer éventuellement Ankara en lui offrant la carotte tant espérée, à savoir la modernisation de l’accord d’union douanière afin de renforcer les échanges commerciaux avec le Vieux Continent.

Vu de Bruxelles, il est devenu primordial de défendre « un agenda Turquie-UE plus positif », selon les termes du communiqué publié à l’issue de l’entretien qui s’est tenu par visioconférence, la semaine dernière, entre le président du Conseil européen, Charles Michel, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et M. Erdogan.

Avant tout, les dirigeants européens veulent croire au « ton constructif »adopté récemment par le numéro un turc, lequel est devenu soudainement beaucoup plus amène à l’égard de ceux qu’il insultait hier, qualifiant la chancelière allemande, Angela Merkel, de « nazie », conseillant au président français, Emmanuel Macron, « d’aller se faire soigner ». Revenu à de meilleurs sentiments, M. Erdogan n’a eu de cesse, ces derniers temps, de souhaiter l’ouverture d’une « nouvelle page » avec l’Europe, allant jusqu’à promettre des réformes pour améliorer l’Etat de droit chez lui.

Peu importe si les récents développements internes vont dans le sens contraire, comme en attestent l’interdiction programmée du parti prokurde HDP (Parti démocratique des peuples, gauche), la deuxième force d’opposition au Parlement turc, ou encore le retrait de la convention d’Istanbul, un traité européen censé protéger les femmes contre les violences sexistes. L’agenda positif a un coût : la question des valeurs est passée au second plan et les citoyens turcs qui y croyaient – jeunes, femmes, représentants des minorités, défenseurs des droits de l’homme − n’ont plus qu’à se faire à cette idée ou à demander l’asile politique en Europe.

Retenir 3,6 millions de réfugiés syriens

Le plus important est ailleurs. Sur le dossier qui préoccupe le plus les dirigeants européens, à savoir les rodomontades turques en Méditerranée orientale, Ankara a donné des gages, et c’est ce qui compte. Pour commencer, les navires turcs qui narguaient la Grèce et Chypre autour des gisements gaziers de Mare nostrum ont été rappelés au port tandis que les pourparlers directs entre Athènes et Ankara, interrompus depuis 2016, ont repris leur cours.

Cette approche conciliante a été saluée par Angela Merkel, peu encline à aller au conflit avec M. Erdogan alors qu’elle s’apprête à quitter son poste. L’idée que la Turquie est un allié stratégique incontournable, la gardienne des frontières européennes, que Bruxelles subventionne pour retenir 3,6 millions de réfugiés syriens, l’emporte sur le reste.

« Si vous dites du jour au lendemain : nous ne pouvons plus travailler avec vous, plus de discussions, ils ouvrent les portes et vous avez 3 millions de réfugiés syriens qui arrivent en Europe », a souligné Emmanuel Macron, dans le cadre d’un documentaire sur le président Erdogan diffusé mardi 23 mars dans l’émission « C dans l’air » sur France 5.

Cette approche conciliante est renforcée par le fait que la nouvelle administration américaine a exhorté Bruxelles à ne pas imposer de sanctions à un moment où la Turquie, membre de l’OTAN et pays candidat à l’UE au moins sur le papier, semble disposée au compromis. Le président américain, Joe Biden, qui devait assister à distance au Conseil européen, entend revaloriser la relation transatlantique mise à mal par son prédécesseur Donald Trump.

Là encore, le rôle prépondérant de la Turquie au sein de l’Alliance joue en faveur de M. Erdogan. L’acquisition de systèmes de missiles russes S-400incompatibles avec les défenses de l’OTAN, les prospections gazières sous escorte militaire en Méditerranée orientale, l’envoi de matériel militaire et de mercenaires syriens en Libye et au Caucase ont beau indisposer, la Turquie est « un précieux allié », a souligné, lundi, le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken. Un allié sur lequel les Etats-Unis n’excluent pas de s’appuyer en cas de confrontation à venir avec l’Iran, l’autre poids lourd de la région.