Prisons : la Turquie développe «un modèle inhumain»

mis à jour le Mardi 19 mai 2020 à 17h17

Libération.fr | Par Jérémie Berlioux et Marie Tihon | 19 Mai 2020

Près d’Istanbul, le complexe de Silivri accueille les opposants au pouvoir, condamnés pour «terrorisme» après des audiences truquées. Souvent maintenus à l’isolement, les 23 000 prisonniers y purgent des détentions provisoires qui s’éternisent.

L’actualité judiciaire en Turquie correspond à une kyrielle de procès politiques que la pandémie du coronavirus n’aura qu’à peine interrompue : procès Gezi, Cumhuriyet, Oda TV, Amnesty International, avocats du CHD, élus du HDP… On parle ici d’audiences qui ressemblent à des pièces de théâtre morbides où l’on accuse sans preuve, on plaide sans être entendu et on écoute sans impartialité. Elles débouchent en général sur des condamnations, des communiqués dénonçant l’absence d’indépendance de la justice et, in fine, des articles de presse dans lesquels les noms des accusés finissent par se confondre et les actes d’accusation semblent réduits à un mot : terör.

Il y a quelques décennies, comme dans les années 90 au plus fort de la guerre contre la guérilla kurde du PKK, réprimer rimait avec torture et enlèvements en Turquie. Désormais, cela a pris une autre forme : l’utilisation de l’appareil judiciaire à des fins répressives, envers et, souvent, contre le droit. «La justice devrait être le recours en cas de violation des droits de l’homme, explique Andrew Gardner, spécialiste de la Turquie à Amnesty International. Aujourd’hui, c’est la justice qui viole les droits des individus.»

Cela se traduit aussi par une politique d’incarcération de masse. Au début de l’année, le pays comptait 294 000 prisonniers pour 83 millions d’habitants (presque cinq fois plus qu’en Allemagne pour une population similaire). Environ 40 000 seraient des prisonniers politiques. De cet archipel de prisons en pleine expansion (104 sont actuellement en construction) émerge le centre pénitentiaire de Silivri, non loin d’Istanbul. Fort de ses 23 000 détenus, il est le prototype de ce que pourrait devenir le système carcéral de la Turquie.

«Quand ils ont tenté de construire ce type d’endroit, ils ont sûrement cherché à réaliser un modèle de prison inhumaine», affirme le journaliste et député (indépendant) Ahmet Sik, qui y a été emprisonné à deux reprises en une décennie. On y trouve des cellules individuelles et de trois personnes. Toutes sont ouvertes sur de petites cours murées surmontées d’un grillage. Le ciel n’y est visible qu’en damier. «On est constamment enfermé entre le béton et le fer.»

Des neuf prisons surpeuplées du complexe, la numéro 9 est la plus connue. «C’est là où ils mettent les terroristes VIP», ironise Yigit Aksakoglu, un membre de la société civile qui a passé sept mois à Silivri en 2018 et 2019, dans le cadre du procès Gezi (révolte contre le gouvernement en 2013). Aux côtés de détenus dont les liens avec des organisations terroristes sont avérés, on y retrouve l’écrivain Ahmet Altan, accusé d’avoir envoyé d’imperceptibles messages subliminaux aux putschistes de 2016, le philanthrope Osman Kavala pour son prétendu soutien aux «voyous» du mouvement de Gezi, ou encore Selçuk Kozagaçli, le président de l’Association des avocats progressistes (CHD, gauche). Pour eux, comme pour de nombreux prisonniers, l’étiquette de «terrorisme» est tirée d’un arsenal de dispositions légales floues, souvent mobilisées de façon absurde et visant à museler les dissidents.

 «La prison numéro 9 de Silivri est un concept de prison de haute sécurité. C’est pour ça que les personnes connues y sont enfermées», explique Ramazan Demir. Cet avocat connaît bien les lieux, il y a passé cent cinquante-six jours en 2016 pour avoir «dénigré l’Etat turc» à travers ses recours légaux devant la Cour européenne des droits de l’homme. L’arbitraire y est la norme. De même que les entorses aux procédures, les demandes des prisonniers restées lettres mortes, les rétentions occasionnelles du courrier et des livres, ainsi que les contrôles, caméras et fouilles systématiques.

«Cercle vicieux»

Vu de loin, le campus de Silivri est une véritable petite ville, isolée du reste du monde. Il faut compter deux heures en voiture, presque le double en transport en commun, depuis le centre-ville d’Istanbul. S’y rendre est un sacerdoce long et coûteux. «Pour les familles qui vivent dans d’autres villes, c’est presque impossible de venir», souligne Batuhan Görgülü, chercheur à l’observatoire indépendant des prisons Cisst. La conséquence, c’est l’accroissement de l’isolement des prisonniers. «Si quelque chose advient, on ne peut pas le savoir de façon certaine. Aucune organisation indépendante n’est autorisée à visiter les prisons depuis 2015», explique-t-il.

Silivri n’a rien à voir avec une prison à la Midnight Express. Fini les dortoirs de 50 ou 100 personnes et les matons tortionnaires. Place aux petites cellules où l’on ne rencontre que ses deux codétenus. Nulle promenade à espérer pour pouvoir socialiser hors des visites et passages à l’infirmerie. Et tant pis pour ceux qui sont enfermés dans des cellules individuelles de 10 m2, tel Yigit Aksakoglu. «Quand tu te retrouves seul la nuit, que tu te demandes en boucle ce qui va advenir de ta vie, que tu n’entends pas d’autre voix que la tienne, ça devient un cercle vicieux difficile à surmonter», raconte-t-il.

Face à une machine carcérale bien huilée, la solidarité est vitale. «Bienvenue ! Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas !» entendit Yigit Aksakoglu, désemparé, lorsque la lourde porte métallique de son cachot vint se renfermer sur lui pour la première fois. Les larmes aux yeux, il souffle aujourd’hui : «C’est drôle. Mes voisins n’avaient rien à offrir si ce n’est leur voix.»

Décrépitude

«La solidarité est la première chose que tu ressens en arrivant», explique Ramazan Demir. Il se souvient avoir reçu des «tonnes» de notes jetées par-dessus les murs de sa cour à son arrivée et d’avoir travaillé d’arrache-pied à défendre ses compagnons de cellule. «Je me suis rendu compte qu’on ne faisait pas assez pour ceux qui sont en prison, on les oublie», explique-t-il. Le lendemain de sa libération, sans prendre le temps de se remettre de sa détention, il plaidait pour un de ses camarades au palais de justice de Caglayan, à Istanbul.

Depuis quelques années, la détention provisoire est devenue une arme de dissuasion politique massive. «Si tu sais que tu vas sortir, tu peux rester en cellule d’isolement mille ou deux mille jours», explique Aksakoglu. «Si tu ne sais pas, même une journée, c’est long.» Il a été accusé d’être le complice de l’homme d’affaires Osman Kavala. Selon le parquet, celui-ci serait le cerveau d’une conspiration contre le pouvoir en 2013. «J’étais le figurant d’une pièce de théâtre dont Kavala était le personnage principal. J’ai perdu à la loterie de la liberté. ça aurait pu être n’importe qui», dit-il. Les deux hommes disent s’être rencontrés pour la première fois à Silivri, quelques instants avant d’entrer menottés dans la salle d’audience de la prison.

Le recours à la détention provisoire est censé être exceptionnel. Selon les organisations de défense des droits de l’homme, il est devenu abusif. D’après le député Ali Özkaya (Parti de la justice et du développement, AKP, présidé par Erdogan), environ 53 000 prisonniers étaient en attente d’un jugement en avril. Tous ne sont pas des prisonniers d’opinion, mais beaucoup sont victimes de l’état de décrépitude de l’appareil judiciaire, tiraillé entre l’amateurisme et la peur.

Selon une enquête de l’agence Reuters, environ 45 % des 21 000 juges et procureurs sont entrés en fonction après le putsch raté de 2016 et ont donc au plus trois ans d’expérience. Hakki Koylu, le président AKP de la commission justice du Parlement, reconnaît que certains «ont été nommés sans la formation adéquate». Il ajoute : «Nous voyons certains jugements qu’ils rendent. Nous ne pouvons qu’espérer que les cours d’appel corrigent ces décisions.» Or ces dernières n’ont pas été épargnées par la purge. Les magistrats en poste savent ce qui est advenu de leurs prédécesseurs gülénistes. Les peines requises doivent être à la hauteur. «Le climat de peur dans la société civile est aussi valable pour la justice», souligne Andrew Gardner d’Amnesty International.

«Mise en garde»

A ce stade, obtenir la fin d’une détention provisoire est devenu l’enjeu central de bien des procès spectacles. Osman Kavala incarne ce mode de punition. Il est emprisonné sans condamnation depuis plus de neuf cents jours. En février, il a été libéré et immédiatement réincarcéré. «Les autorités veulent le punir. Sans preuve cohérente, la détention provisoire est une façon simple d’y parvenir. C’est aussi une mise en garde à ceux que lui et d’autres personnalités représentent», explique Andrew Gardner.

«Ce n’est plus possible pour moi de garder mon optimisme, écrivait Osman Kavala récemment. La ré-arrestation immédiate des personnes libérées par le tribunal, pratique que l’on doit qualifier de torture morale et que j’ai subie moi-même, semble être devenue un acte judiciaire normal.» Son incarcération demeure arbitraire. De même que la décision de ne pas libérer les prisonniers d’opinion et les personnes en détention provisoire pendant l’épidémie de coronavirus, alors que quelque 90 000 détenus de droit commun ont bénéficié en avril d’une loi d’amnistie à cet effet. Au moins 44 détenus ont été testés positifs au coronavirus à Silivri.