En Iran, un tunnel de violences

mis à jour le Lundi 25 novembre 2019 à 17h45

Libération | Par Pierre Alonso | 25/11/2019

Après une semaine de black-out, l’ampleur de la répression du régime contre ses manifestants, dans la rue pour contester la hausse du prix du carburant, se révèle peu à peu au monde. Quelque 200 personnes auraient été tuées et plusieurs milliers arrêtées.

«Tout va bien, ne t’inquiète pas.» Les premiers messages arrivent enfin. Coupée d’Internet depuis une semaine, la population iranienne a recommencé à communiquer ce week-end avec le reste du monde. Le pays vient de connaître une forte secousse sociale, avec des manifestations signalées dans presque tout le pays. A l’origine, c’est une mesure fiscale qui a déclenché le mécontentement populaire. Les plus hautes autorités de chaque branche du pouvoir (exécutif, législatif, judiciaire) ont décidé, de manière soudaine, de diminuer les subventions à la distribution d’essence, dont le prix a augmenté vendredi 15 novembre : 50 % supplémentaires pour les soixante premiers litres mensuels, trois fois le tarif actuel au-delà. Aussitôt contestée dans la rue, la décision est soutenue par le Guide suprême, Ali Khamenei. Le régime fait bloc, coupe l’Iran d’Internet, lance ses forces de sécurité dans les rues et traque les contestataires. Tandis que le couvercle se lève sur un pays encore fumant, le calme n’étant pas totalement rétabli, des vidéos diffusées en ligne et quelques témoignages parvenus à Libération montrent l’ampleur d’une contestation, et d’une répression, d’une violence probablement inédite en République islamique. C’est un travelling presque parfait. Depuis l’intérieur d’une voiture, un téléphone filme la confusion sur le bas-côté. Des hommes, dont certains en civil, essaient d’immobiliser une personne à coups de matraque. Certains tentent prudemment de les retenir. Plus loin, une femme a une discussion animée avec un policier casque sur la tête et bouclier au bras. Des badauds regardent la scène. D’autres hommes en uniforme ordonnent aux passants de circuler. Un petit brasier fume sur la chaussée. Filmée au coin des avenues Sattar Khan et Sadeghipoor, dans l’ouest de Téhéran, cette vidéo du chaos ambiant, diffusée par BBC Farsi, n’a pas pu être datée précisément, mais elle a été captée pendant les manifestations aujourd’hui connues sous le nom d’«Aban 98», du nom du mois d’Aban dans le calendrier iranien (du 23 octobre au 21 novembre) et de l’année en cours (1398).

Selon les témoignages rapportés à Libération, la contestation a rapidement dégénéré, poussant vite les moins téméraires à s’en tenir éloignés. A Yazd, une grande ville du centre du pays, les manifestations ont d’abord pris la forme d’automobilistes arrêtant leur voiture au milieu de la chaussée. Le samedi 16 novembre, les classes moyennes étaient dans la rue. Les slogans évoquaient des revendications économiques : «Comment on peut survivre ?» lançaient-ils. Puis les forces de sécurité ont envahi les rues, abattant leurs matraques sur les manifestants, pendant qu’un hélicoptère survolait les cortèges. «N’ayons pas peur, n’ayons pas peur, nous sommes ensemble», a entendu un témoin dans une manifestation près de Téhéran. Les contestataires visaient le président Rohani et le Guide suprême, dénonçant la hausse du coût de la vie. Dans cette banlieue lointaine, les affrontements n’ont pas tardé. Un témoin raconte avoir vu de vieilles dames mettre de côté des pierres que les jeunes gens lançaient sur les policiers, sous leurs encouragements. Les forces de l’ordre ont ouvert le feu. Des habitants de la capitale assurent aujourd’hui que la ville est quadrillée par les policiers et miliciens.

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Selon Amnesty International, la répression a fait au moins 115 morts. Un responsable iranien évoquait un bilan bien plus lourd en début de semaine dernière, parlant de 200 morts, d’après ses propos qui nous ont été rapportés. Des policiers auraient été gravement blessés dans les affrontements, certains portants des marques de coups de couteau. Après la violente riposte dans les rues, les autorités iraniennes procèdent à des vagues d’interpellations. Le centre pour les droits humains en Iran, une organisation basée à New York, a compté au moins 2 755 arrestations, mais juge l’«estimation crédible la plus basse proche de 4000». Le pouvoir judiciaire en a reconnu une centaine. Le sort des personnes arrêtées reste inconnu. Elles pourraient être détenues un mois, afin d’être interrogées et que leur rôle soit vérifié. Une jeune femme présentée comme instigatrice des troubles dans le nord-ouest du pays a fait des «aveux», diffusés jeudi à la télévision d’Etat, une pratique régulièrement dénoncée par les organisations de défense des droits humains. Ceux et celles qui seront identifiés comme des meneurs ou des émeutiers risquent la «peine maximale», a assuré le responsable iranien précité.

Plusieurs voix de «l’Etat profond» se sont élevées dans ce sens. L’ayatollah Ahmad Khatami, chargé de la grande prière du vendredi à Téhéran, a suggéré des punitions pour l’exemple, tandis que le journal ultraconservateur Kayhan propose carrément de pendre les suspects. «Nous avons arrêté tous les larbins et les mercenaires et ils ont avoué clairement qu’ils avaient agi au service de l’Amérique, des Monafeghin [«hypocrites» en persan, qui désigne dans la bouche des autorités iraniennes le groupe d’opposition en exil des Moudjahidin du peuple, ndlr] et d’autres, a pour sa part déclaré le contre-amiral Ali Fadavi, commandant en chef adjoint des Gardiens de la révolution, qui ne répondent qu’au Guide suprême. Si Dieu le veut, l’Autorité judiciaire les condamnera au maximum.»

Depuis le début de la contestation, les autorités refusent de ne voir autre chose qu’une manipulation venue de l’étranger. Un aveuglement volontaire, certes habituel, mais qui, combiné à la violence de la répression, démontre la fébrilité de l’Etat. «Le régime craint ce mouvement car les manifestants, tout comme en décembre 2017 et janvier 2018, sont issus des classes populaires et des classes moyennes inférieures, celles-là mêmes qui sont censées être des piliers du régime. Ce sont des jeunes, souvent au chômage, sans espoir pour leur avenir. Certains ont fait des études mais ils n’ont plus rien à perdre. Ils n’ont pas peur et sont très en colère», observe Azadeh Kian, professeure de sciences politiques à Paris-VII. Les classes moyennes restent pour l’heure en retrait, à cause de «l’impact dissuasif» de la violence, complète la chercheuse, pour laquelle il s’agit d’une limite du mouvement actuel. A cette situation sociale explosive s’ajoute l’ébullition d’une région traversée par des révoltes contre la corruption et les ingérences iraniennes. «La concomitance des luttes inquiète particulièrement les gens du régime», note Azadeh Kian, qui rappelle l’un des slogans entendus dans les rues iraniennes : «Ni l’Irak, ni le Liban, ma vie à moi est en Iran.»

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Libération | Par P. Al | 25/11/2019

Iran : un an et demi de «pression maximale» des Etats-Unis

Téhéran subit de plein fouet la politique de Washington, qui a réactivé en mai 2018 les sanctions contre l’Iran. Lequel a en conséquence repris ses activités sur l’atome.

Que veut l’administration américaine ? Plus de dix-huit mois après le lancement officiel de la politique de «pression maximale», diplomates et chercheurs de tous pays s’arrachent les cheveux : la Maison Blanche, soutenue par ses alliés régionaux, notamment l’Arabie Saoudite, aspire-t-elle à un changement de régime à Téhéran ou à l’abandon de toute activité nucléaire, balistique, et toute entreprise de déstabilisation régionale de la part de la République islamique ? Si l’objectif demeure flou, les effets de cette politique sont aussi incertains.

Etranglement. Le rétablissement progressif des sanctions américaines depuis mai 2018 asphyxie l’économie iranienne, qui se contractera de 9,5 % en 2019 selon le FMI, après une récession de 4,8 % en 2018. Le plus douloureux reste l’embargo sur les exportations de pétrole, devenu quasi total au printemps quand Washington a retiré les exceptions jusqu’ici accordées à huit gros clients de brut, dont l’Inde et la Chine. L’Iran exporterait désormais moins de 200 000 barils par jour, contre 2,5 millions avant le rétablissement des sanctions. Cet étranglement affecte la population iranienne, qui peine par exemple à se procurer certains médicaments, des pièces pour des équipements médicaux, ou encore à avoir des comptes chez les géants américains du numérique.

Mais c’est sur le nucléaire à proprement parler que la «pression maximale» américaine a produit les effets les plus spectaculaires. Après avoir respecté sans faille l’accord conclu à Vienne en 2015 avec les grandes puissances, l’Iran a commencé à y déroger au début de l’été. Méthodiquement et par phases de soixante jours. Téhéran veut ainsi contraindre les autres Etats parties à l’accord, surtout les Européens, à respecter leurs engagements, à savoir que l’Iran bénéficie des retombées économiques promises en échange de la mise sous tutelle de son programme nucléaire. Or ceux-ci se sont carapatés dès que Washington a brandi la menace de sanctions, dites «extraterritoriales» car elles frappent aussi les tiers.

Entorse. La République islamique a donc repris ses activités sur l’atome. La dernière «réduction de ses engagements» concerne le site de Fordo, des installations souterraines longtemps restées clandestines et découvertes en 2009, où l’Iran est soupçonné d’avoir fait des recherches de nature militaire. Le 11 novembre, les trois capitales européennes et la cheffe de la diplomatie, Federica Mogherini, se sont alarmées de cette nouvelle entorse. «Extrêmement préoccupées», elles «exhortent Téhéran à revenir sur toutes les mesures contraires [à l’accord]», ajoutant que les «efforts [pour faciliter la désescalade] sont rendus de plus en plus difficiles par les récentes actions de l’Iran».

Ultime source d’inquiétude, à ce stade : l’Agence internationale de l’énergie atomique, qui supervise les inspections, a révélé dans un récent rapport avoir détecté des particules suspectes, possiblement liées à des activités nucléaires dans un site non déclaré. Comme si les violations calculées et largement mises en scène par le pouvoir iranien ne tendaient pas assez la situation.