Bernard Bajolet : « Le lâchage des Kurdes, une question pour la crédibilité de la France »

mis à jour le Lundi 21 octobre 2019 à 18h30

lemonde.fr  | Propos recueillis par Nathalie Guibert | Le 21/10/2019

Entretien. Pour Bernard Bajolet, directeur général de la sécurité extérieure jusqu’en mai 2017, l’alliance avec les Kurdes était notre seul atout dans les négociations sur l’avenir de la Syrie.

Avez-vous été surpris par la décision [du président américain] Donald Trump de retirer ses forces du nord-est de la Syrie et de laisser la Turquie lancer son offensive contre les Kurdes ?

Non. Trump fait ce qu’il a dit pendant sa campagne électorale. Et comme il nous a donné l’habitude d’être incohérent et chaotique, d’avoir une attitude irréfléchie, désordonnée, égoïste, cela ne devait pas nous surprendre. Même s’il s’est un peu repris, et si en sous-main les Etats-Unis discutent avec la Turquie, le mal est fait. Quant à la Turquie, elle brûlait d’agir. Je me rappelle un dîner en 2016 avec [le président turc Recep Tayyip] Erdogan où nous ne pouvions placer un mot, tant il répétait que le YPG [Unités de protection du peuple, miliciens kurdes] égale le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan], qui égale le terrorisme, qui égale Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique, EI].

Les Occidentaux avaient depuis plusieurs années les plans turcs d’une offensive, avec les axes de pénétration en Syrie…

On peut voir une certaine inconséquence des Occidentaux. Depuis quelques jours, on se concentre sur le problème des camps djihadistes en Syrie, mais il se posait déjà, avant cette offensive, pour le plus long terme. Le problème fondamental est désormais l’absence d’étanchéité de la frontière syro-turque. Je crains qu’elle soit ouverte à tous les vents, ce qui va augmenter le risque terroriste de façon très importante pour la France.

La Turquie avait fait circuler énormément de djihadistes jusqu’en 2015. Ceux qui ont frappé la France sont passés de Syrie vers la Turquie par le couloir qui se situe au nord entre Afrin et le Rojava. En matière de contre-terrorisme, la coopération avec les Turcs était extrêmement difficile, marquée par un manque de transparence totale de leur part, et une très grande susceptibilité. Même pour les Russes, la Turquie est un partenaire très difficile. On ne peut pas ignorer le problème sécuritaire que posent à la Turquie le terrorisme et les réfugiés syriens, mais elle utilise cette situation comme moyen de pression sur nous.

Le soutien aux Kurdes répondait d’abord à un objectif pratique. Les Kurdes étaient notre assurance de voir perdurer l’étanchéité sur la partie du front qu’ils contrôlaient. Depuis la reprise de Kobané et la jonction avec Tal Abyad en 2015, il n’y a jamais eu d’infiltrations de djihadistes par cette frontière-là. Pour moi – mais je n’ai jamais été suivi là-dessus –, l’idéal aurait été que les Kurdes contrôlent l’ensemble de la frontière turco-syrienne. Cela n’a pas été possible car les Russes ont lâché les Kurdes à Afrin en échange du processus d’Astana [accord signé entre la Russie, la Turquie et l’Iran sur l’établissement de zone de désescalade], mais aussi parce que, pour la Turquie, la jonction entre Afrin et le Rojava était inacceptable. Donc les Etats-Unis ne l’ont jamais envisagé et la France n’a pas poussé en ce sens.

L’alliance avec les Kurdes était aussi, dans le plus long terme, notre seul atout dans les négociations sur l’avenir de la Syrie. En les laissant tomber, on se prive de cet atout.

A terme, la politique française de soutien militaire aux Kurdes n’était-elle pas intenable puisqu’on ne voulait pas soutenir leur projet politique du Rojava ?

Il est vrai qu’il y a un problème de principe car la France est attachée à l’intégrité territoriale de la Syrie. La France a soutenu et soutient en Irak l’autonomie du Kurdistan. En 2003, et même avant, on avait instauré une zone de non-survol dans cette région qui a permis une autonomie qu’on ne remet plus en cause. On était en contradiction effectivement.

Les Kurdes syriens espéraient en échange de leur coopération contre Daech, extrêmement efficace sur le terrain, des contreparties politiques qu’on n’était pas en mesure de leur fournir car nous n’étions pas dans les processus concernés. On ne parlait plus à Damas. Cela aurait servi à quoi ? Quand la France parlait, surtout ses services intérieurs, avec Damas, la coopération n’a jamais rien donné car le régime a toujours instrumentalisé le terrorisme. Il ne faut pas oublier sa responsabilité dans la radicalisation de l’opposition syrienne. Il a éliminé physiquement les jeunes éduqués qui avaient lancé le mouvement de protestation, et il a sorti des prisons, dès mars 2011, des centaines d’extrémistes qui ont formé l’ossature d’Al-Qaida puis de l’EI.

Les Russes ont-ils gagné ?

Vladimir Poutine agit avec beaucoup d’habileté et de duplicité. Les Kurdes sont obligés de faire appel au régime syrien et Poutine fait semblant de faire appel à lui contre l’offensive turque.

La décision de la France de ne pas rapatrier ses djihadistes et leurs familles n’était-elle pas une erreur fondamentale ?

Non, je ne crois pas. Les enfants ont toujours été une question à part, mais s’agissant des combattants, je comprends la position actuelle de la France : devant la justice française, on ne sait pas comment cela tiendrait. C’est une question de sécurité nationale.

La France espérait pouvoir obtenir des résultats moyennant une aide financière aux Kurdes pour garder les camps de prisonniers djihadistes et sa petite cotisation militaire – des forces spéciales et une position d’équipier des Etats-Unis dans les frappes de la coalition. N’est-ce pas un échec ?

Cette politique était imparfaite à plusieurs égards, sur le plan des signaux envoyés – on peut remonter à la non-décision de Barack Obama de frapper en 2013 [contre les armes chimiques du régime syrien]. Mais elle a quand même limité les risques terroristes pendant plusieurs années. Le problème fondamental, là encore, est autre : c’est la position de supplétif dans laquelle nous nous sommes mis par rapport aux Etats-Unis. Notre manque d’autonomie. Les Etats-Unis étaient là, nous aussi. Ils n’y sont plus, nous non plus, alors qu’on était présents avant eux.

Le fait de ne pas avoir eu suffisamment d’autonomie sur le plan opérationnel pose la question de la puissance de la France. On a un problème, culturel, logistique, pratique, à se mettre trop systématiquement dans la main des Américains. La France est capable de jouer sans les Etats-Unis. Je regrette le lâchage des Kurdes, non pour des raisons idéologiques ou sentimentales, mais pour une question de crédibilité de la France, et de sécurité. Il faut être fidèle à ses alliances.

Reste-t-il une place pour une action militaire française ?

On a un rôle à jouer au-delà des déclarations, des gesticulations et des décisions symboliques. Le risque sécuritaire est très fort. En dépit de la répression terrible qu’exerce le régime syrien, la situation ne sera pas stabilisée. Il y a un risque terroriste endémique, auquel va s’ajouter celui d’une frontière plus ouverte. La coopération avec la Turquie reste très difficile mais nécessaire.