Gérard Chaliand : « La revendication d’autonomie kurde s’est affirmée tardivement »

mis à jour le Jeudi 17 octobre 2019 à 17h21

humanite.fr | Entretien réalisé par Rosa Moussaoui | Le 16/10/2019

Les Kurdes ont longtemps disposé de principautés relativement autonomes au sein de l’Empire ottoman. Quelle place tenaient-ils dans cette configuration politique ?

Gérard Chaliand Comme les Albanais, les Arabes, les Turcs, ils étaient considérés comme une composante de l’oumma, la communauté des croyants ; il n’y avait pas vraiment d’antagonismes. Les choses ont fonctionné ainsi jusqu’au XIXe siècle. Avec le déclin de l’Empire et l’affirmation de l’idée nationale, le sultan de la recentralisation, Abdülhamid II, tenta d’éliminer toutes les principautés kurdes, soupçonnées de vouloir s’émanciper. L’une des plus importantes et des plus organisées, celle de Botan, dirigée par Bedir Khan, fut démantelée en 1848. Ce tournant signa l’émergence d’une conscience nationale encore vague.

Plus tard, lorsque l’effondrement est apparu inévitable, Mustafa Kemal, qui s’était nourri d’idées modernes en fréquentant le carrefour intellectuel que représentait alors Salonique, comprit seul qu’il fallait, pour sauver le cœur de l’Empire, le transformer en État-nation. Les Kurdes, en 1920, n’ont pas compris ce qui se passait : la moitié de leur tête était ottomane, l’autre musulmane. Ils se sont battus aux côtés des Turcs contre les Grecs, des tribus ont été enrôlées dans le génocide des Arméniens, ils ont pris part à la création de la Turquie moderne. Les échanges des populations grecques et turques entérinés par le traité de Lausanne en 1923 ont encouragé Mustafa Kemal à décréter un an plus tard que la Turquie était le pays des seuls Turcs.

Comment expliquer l’enterrement par le traité de Lausanne, qui dessine les frontières de la Turquie issue du démantèlement de l’Empire ottoman, de la promesse d’un Kurdistan autonome, inscrite trois ans plus tôt dans le traité de Sèvres ?

Gérard Chaliand Tout simplement parce que la guerre a été gagnée par Mustafa Kemal, ce que n’avait pas prévu le traité de Sèvres. Celui-ci plaçait une partie de la Turquie du Sud-Est sous mandat français, une partie du Sud-Ouest sous mandat italien et confiait les détroits aux Britanniques. Les Grecs voulaient, eux, étendre Smyrne : il ne restait aux Turcs, dans cette configuration, qu’un petit tiers de l’Anatolie. Pour Mustafa Kemal, il n’en était pas question. L’armée turque n’avait pas été désarmée, il a donc levé l’étendard de la révolte. Il l’a emporté contre les Arméniens à l’est et contre les Grecs à l’ouest. La France s’est alors trouvée contrainte de se replier sur la Syrie. Mustafa Kemal l’a emporté. Le traité de Sèvres s’en trouvant nul et non avenu, le traité de Lausanne redessinait la région en fonction de ces rapports de forces, au profit de cette Turquie nouvelle.

Le centralisme dominant la construction de l’État-nation moderne dans la Turquie kémaliste contribue-t-il à consolider le fait national kurde ?

Gérard Chaliand Oui, mais avec retard. Les Kurdes pâtissent en fait du retard historique qu’ils ont pris au XXe siècle. Il faut dire qu’ils ne pouvaient s’appuyer, comme les Turcs ou les Persans, sur une tradition étatique. D’où les divisions, les querelles de minarets, le tribalisme qui ont longtemps entravé l’affirmation d’un fait national.

Des contraintes externes ont-elles aussi fait obstacle, tout au long du XXe siècle, à la naissance d’un État kurde unifié. Comment les revendications d’autonomie, d’indépendance, dans leur expression moderne, ont-elles pris corps dans ce peuple dispersé sur quatre États ?

Gérard Chaliand Ces revendications sont relativement récentes. En Turquie proprement dite, le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978, prend les armes en 1984, soit plus de soixante ans après la naissance de la Turquie moderne. Les Kurdes d’Irak, eux, ont pris part à plusieurs révoltes à l’époque du mandat britannique : toutes ont été écrasées. C’est en 1961 seulement que Mustafa Barzani a exprimé la revendication d’une région autonome kurde à l’intérieur de l’Irak, lequel s’était constitué en État en 1920. En Iran, aussi, les Kurdes sont inscrits dans une longue histoire. En 1514, l’armée du sultan ottoman Sélim Ier, sunnite, affronta à Tchaldiran (actuelle Cadiran, près du lac de Van, en Turquie – NDLR) celle du chah de Perse Ismaïl Ier, fondateur de la dynastie des Séfévides, chiite. La bataille fut perdue de peu par les Perses, les Ottomans s’emparèrent du pays des deux fleuves. L’Anatolie orientale et le nord de l’actuel Irak, c’est-à-dire l’actuel Kurdistan, furent annexés à l’Empire ottoman. Les chiites y furent chassés du pouvoir au profit des sunnites. Les tribus kurdes, bien que proches des Iraniens par l’origine indo-européenne et la langue, sont restées, depuis cette époque, fidèles au sunnisme. Téhéran leur a toujours laissé des droits linguistiques . D’une certaine façon, ils étaient moins brimés qu’ailleurs, sauf quand ils étaient trop à gauche. En 1979, le chef du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran, Abdul Rahman Ghassemlou, a soutenu la révolution qui a conduit à la chute du chah, tout en portant la revendication – vite étouffée – d’une région autonome kurde dans un Iran démocratique. Finalement, seuls les Kurdes d’Irak ont réussi à asseoir avec succès leur autonomie. En 1991, au moment de la première guerre du Golfe, une zone autonome était créée pour les protéger de l’écrasement que leur promettait Saddam Hussein. Puis, en 2003, quand les Américains ont trouvé en eux des alliés, ils ont profité de l’aide et de la couverture de Washington. Ils sont devenus les bénéficiaires marginaux de cette intervention, ils tirent aujourd’hui seuls leur épingle du jeu.

Pourquoi la greffe de ce modèle d’autonomie régionale n’a-t-elle pas pris dans les pays voisins ?

Gérard Chaliand En Turquie, Abdullah Öcalan, le chef du PKK, ne demandait pas au départ l’autonomie, mais l’indépendance. Dans le cadre d’un État centralisé, c’était s’engager sur la voie de la guerre civile. Par la suite, il s’est rallié à la perspective de l’autonomie, mais les Turcs ne sont absolument pas disposés à concéder quoi que ce soit au PKK, qu’ils tiennent pour un mouvement terroriste, alors que c’est surtout un mouvement de guérilla. En Iran, l’ayatollah Khomeini a opposé aux demandes d’autonomie des Kurdes une fin de non-recevoir, au nom de l’unité des musulmans et surtout par crainte de voir les Baloutches ou les Arabes de la province pétrolifère du Khouzistan emprunter le même chemin. En Irak enfin, il faut rappeler que le pouvoir central a repris le contrôle de la province pétrolifère de Kirkouk après la victoire du oui lors du référendum sur l’indépendance organisé le 25 septembre au Kurdistan irakien. Le message était : « Tenez-vous tranquille dans votre coin. » L’actuel président de la région autonome Nechirvan Barzani s’en tient aujourd’hui à une normalisation des relations avec Bagdad.

Dans ce contexte, quelle est la singularité de l’expérience d’autonomie initiée au Rojava, au nord-est de la Syrie ?

Gérard Chaliand Les Kurdes du PYD, la branche syrienne du PKK, s’y réclament du « communalisme démocratique », dont se revendique désormais Abdullah Öcalan, en référence à l’Américain Murray Boockin. Ce mouvement reste toutefois très centralisé, très discipliné, voire autoritaire. Ils auraient voulu créer une zone autonome dans ce Nord-Est syrien. Bachar Al Assad s’y opposait : il était décidé à reprendre le contrôle de la plus vaste partie possible du territoire. Grâce à l’alliance avec la Russie et l’Iran, il a presque atteint cet objectif. D’autre part, la création d’une administration autonome dominée par les Kurdes dans le Nord-Est était contestée par la Turquie, qui voyait là une base arrière du PKK, une extension de sa zone d’influence. Erdogan est dans une logique d’affrontement avec ce mouvement, dont il veut la disparition : c’est le sens de cette offensive.

L’accord conclu avec Damas par les Kurdes de Syrie pour stopper l’invasion turque enterre-t-il leur projet d’autonomie durable ?

Gérard Chaliand Certainement. La conclusion de cet accord est motivée par une question de survie.

Quel peut-être l’avenir des Kurdes dans la région ?

Gérard Chaliand La seule entité stable, c’est le Kurdistan d’Irak. Aucune menace sérieuse ne plane sur cette région autonome. Elle est protégée par Washington, n’est pas antagonique aux intérêts russes, est acceptée par Bagdad. C’est une région enclavée, sans accès à la mer : son pétrole transite par la Turquie grâce à l’oléoduc qui relie l’Irak à Ceyhan, ce qui place Ankara en position de force. Les intérêts croisés ne s’arrêtent pas là : plus d’un millier d’entreprises turques sont implantées au Kurdistan d’Irak. Quant aux Barzani, qui dominent la vie politique dans cette région, ce sont des adversaires du PKK. Ce statu quo a donc toutes les chances de perdurer. Au Rojava voisin se joue au contraire une opération de survie. Avec le retrait des troupes américaines, Donald Trump y a semé le chaos. Cette décision est critiquée jusque dans son camp. L’ancien secrétaire à la Défense James Mattis (qui avait démissionné en 2018 après l’annonce par Donald Trump d’un retrait des troupes américaines de Syrie – NDLR) y voit l’opportunité, pour l’« État islamique », de « renaître ». Cette situation désastreuse profitera d’abord aux survivants des divers mouvements islamistes, ravis de cette occasion de prendre leur revanche sur les Kurdes qui les avaient vaincus.