Trump à Erdogan: « Ne jouez  pas  au dur ! Ne faites  pas l’idiot! »

mis à jour le Jeudi 17 octobre 2019 à 14h30

lemonde.fr  | Gilles Paris (Washington, correspondant) | Le 17/10/2019

La guerre en Syrie, miroir de la présidence de Donald Trump

Le ton de la lettre du président américain à son homologue turc est un nouvel exemple de sa désinvolture sur le conflit syrien

Désinvolture, reprise à son compte de la propagande étrangère, missive stupéfiante à un homologue, insultes contre son opposition : la crise syrienne a continué d’agir, mercredi 16 octobre, comme un puissant révélateur de la présidence de Donald Trump.

Depuis sa conversation téléphonique avec le président turc Recep Tayyip Erdogan, le 6 octobre, suivie par un communiqué dans lequel la Maison Blanche prenait acte de la volonté d’Ankara de lancer une offensive contre les alliés kurdes syriens de Washington, l’administration américaine tente de convaincre qu’elle ne lui a jamais donné le moindre feu vert, tout en défendant le principe du retrait.

Donald Trump n’a cessé de prendre ses distances, mercredi, avec la crise à laquelle il a contribué. Commentant l’éventualité d’un affrontement entre les Turcs et le régime syrien vers lequel les Kurdes se sont tournés après l’abandon américain, il a ironisé : « Ils ont beaucoup de sable là-bas. Donc, ils peuvent jouer avec beaucoup de sable. » « Si la Turquie pénètre en Syrie, c’est une affaire entre la Turquie et la Syrie, ce n’est pas une affaire entre la Turquie et les Etats-Unis comme beaucoup de gens stupides voudraient vous le faire croire », a-t-il précisé. « Les Kurdes sont beaucoup plus en sécurité en ce moment, mais ils savent comment se battre. Et ce ne sont pas des anges. Ce ne sont pas des anges, si vous regardez bien », a-t-il assuré à propos des anciens alliés de Washington, alors qu’il recevait le président italien Sergio Mattarella.

Donald Trump n’a pas épargné les faits. « Nous étions censés rester en Syrie pendant un mois. C’était il y a dix ans », a-t-il affirmé alors que l’intervention américaine contre l’organisation Etat islamique (EI) en Syrie, initialement limitée à des frappes aériennes, n’a débuté qu’à l’automne 2014. Il a aussi accusé les Kurdes syriens d’avoir volontairement « laissé partir » des djihadistes retenus prisonniers après le début de l’offensive turque. « Ils ont ouvert quelques portes pour nous faire apparaître comme aussi mauvais que possible », a-t-il assuré alors qu’aucun élément ne semble l’attester.

Une motion condamnant le retrait américain

Le président des Etats-Unis a également repris sans nuances les thèses turques en estimant que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), allié aux Kurdes syriens et ennemis juré d’Ankara, « est probablement pire en termes de terreur et de menace terroriste que l’EI ».

Pour écarter le risque d’une résurgence terroriste, Donald Trump a assuré que « tous les acteurs dont nous parlons haïssent l’EI. La Syrie plus que nous, la Russie plus que nous », alors que le régime de Bachar Al-Assad a instrumentalisé les groupes djihadistes au début de la guerre civile qui a ravagé son pays.

Les affirmations de Donald Trump n’ont pas convaincu les élus républicains et démocrates qui ont adopté à une écrasante majorité, à la Chambre des représentants, une motion condamnant le retrait américain. Ce camouflet ainsi que la procédure de mise en accusation déclenchée dans le cadre de l’affaire ukrainienne a pesé sur le briefing organisé dans l’après-midi à la Maison Blanche avec des responsables du Congrès.

La speaker (présidente) démocrate de la Chambre, Nancy Pelosi, troisième personnage de l’Etat fédéral, a tourné les talons après avoir été qualifiée par le président des Etats-Unis de « politicienne de bas étage ».

Au cours de la réunion qui s’est poursuivie en son absence, Donald Trump a aussi réglé ses comptes avec son ancien secrétaire à la défense James Mattis, qui avait démissionné en décembre 2018 après une première annonce inopinée de retrait. Cet ancien militaire, très respecté, a été présenté comme « le général le plus surestimé du monde ». « Vous savez pourquoi ? Il n’était pas assez dur. J’ai capturé l’EI. Mattis a dit que cela prendrait deux ans. Je les ai capturés en un mois », a-t-il affirmé en s’affranchissant de la chronologie des combats.

Stupeur après la publication d’une lettre

La gestion de cette crise par Donald Trump a de nouveau suscité la stupeur après la publication d’une lettre adressée à Recep Tayyip Erdogan juste avant le passage à l’action de l’armée turque, le 9 octobre. Son contenu et son style ont incité la presse à s’assurer auprès du service de presse de la Maison Blanche qu’il ne s’agissait pas d’un canular.

Face au tollé suscité par sa décision du 6 octobre, Donald Trump donne l’impression de faire machine arrière. « Trouvons un bon accord ! », écrit le président, qui se lavait les mains, trois jours plus tôt, des conséquences d’une attaque « prévue de longue date » et que les Etats-Unis se contentaient alors de ne pas soutenir.

« Vous ne souhaitez pas être responsable du massacre de milliers de personnes, et je ne veux pas être responsable de la destruction de l’économie turque ce que je ferai », si Ankara passe outre les avertissements américains. « L’Histoire vous jugera d’un œil favorable si vous agissez de façon juste et humaine. Elle vous considérera à jamais comme le diable si les choses se passent mal. Ne jouez pas au dur ! Ne faites pas l’idiot ! », conclut Donald Trump.

En dépit de l’échec de cette ultime tentative, Donald Trump a continué de défendre, mercredi, une décision « brillante d’un point de vue stratégique ». Elle lui permet d’affirmer qu’il tient un engagement de campagne. « Je suis prêt à parier n’importe quoi, c’est mon instinct politique, c’est ce que le pays veut », a-t-il assuré. Une confirmation de la primauté accordée à la politique intérieure sur toute considération géopolitique.

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lemonde.fr | Par Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant) et Allan Kaval (Erbil, envoyé spécial)  | 17/10/2019

L’armée d’Assad est entrée dans Kobané qui s’inquiète des conséquences de l’accord entre Damas et les Kurdes

Kobané, la ville qui était le symbole de la résistance acharnée des Kurdes à l’organisation Etat islamique (EI), est, depuis mercredi 16 octobre, l’emblème du grand retour du régime Assad dans le Nord-Est syrien. En début de soirée, un convoi de bus et de camions remplis de combattants pro-Damas a pénétré dans Kobané. Ce détachement a récupéré le contrôle de la localité des mains des Forces démocratiques syriennes (FDS), la milice à dominante kurde, qui était maître des lieux depuis sa victoire sur les djihadistes en janvier 2015.

Selon les images tournées sur place et diffusées sur les réseaux sociaux, l’entrée des forces loyalistes a suscité beaucoup de bruit mais assez peu de ferveur. Un petit nombre d’habitants seulement sont sortis sur le passage des véhicules, qui, à défaut d’acclamations, ont abusé de sirènes et de coups de klaxon.

Ce n’est qu’à contrecœur, sous la pression de l’offensive turque déclenchée le 9 octobre, et du fait du retrait des forces américaines, ordonné par Donald Trump, que Kobané, comme toutes les cités kurdes du Nord-Est syrien, s’est résolu à ce transfert de pouvoir.

Le mouvement a débuté le 13 octobre, par un accord patronné par la Russie, entre le PYD (Parti de l’union démocratique), chef de l’enclave semi-autonome kurde, et le gouvernement de Damas. Et depuis ce jour, chaque heure qui s’écoule accroît l’étendue du terrain reconquis par les loyalistes dans la Djezireh (l’île en arabe), le surnom de la zone, bordée par l’Euphrate à l’ouest et le Tigre à l’est. A la manière d’un jeu de dominos, les villes et villages qui parsèment cet immense paysage de steppes et qui échappaient au pouvoir central depuis parfois huit ans retombent l’une après l’autre dans son escarcelle.

Barrer la route des troupes turques et de leurs affidés

L’armée régulière a d’abord investi Tell Tamer et Ayn Issa, deux verrous qui commandent les axes routiers est-ouest et nord-sud de la région. Le régime est également de retour dans la ville d’Al-Tabqa, en bordure du lac Assad et du barrage qui le ferme, la plus importante installation hydroélectrique du pays. La base aérienne située à proximité, reprise elle aussi par l’armée syrienne, avait vu le massacre, en août 2014, de plus d’une centaine de soldats par des combattants de l’EI.

Les forces gouvernementales se sont aussi déployées à une dizaine de kilomètres au nord de Manbij, carrefour commercial, entre Alep et Rakka. Des blindés ont pris position sur la rive droite de la rivière Sajjour, aux côtés des FDS, de façon à barrer la route des troupes turques et de leurs affidés, situés de l’autre côté du cours d’eau. Si des accrochages entre les deux bords ne sont pas à exclure, une confrontation ouverte semble peu probable, Moscou, nouveau maître du jeu en Syrie, ayant qualifié ce scénario d’« inacceptable ».

« En dix minutes, le régime peut être dans la ville, c’est terrifiant, confie Firas, le pseudonyme d’un ex-révolutionnaire de Manbij, aujourd’hui réfugié en Turquie, mais dont la famille réside toujours sur place. Beaucoup de gens recherchés par les services de sécurité habitent là-bas. Ils cherchent un moyen de s’enfuir vers la Turquie. » A Hassaké et à Kamechliyé, deux villes où elles n’avaient qu’une présence résiduelle depuis le début du soulèvement syrien, les forces prorégime sont désormais plus visibles.

Prochaine étape, Rakka

La prochaine étape de ce redéploiement express devrait être Rakka, l’ex-capitale du califat de l’EI, libérée en 2017 par les FDS et l’aviation américaine, au prix d’immenses destructions. Mercredi, un haut responsable sécuritaire syrien, le général Hassan Hassan, s’est rendu dans la ville à majorité arabe, où il a rencontré des chefs de tribu. Une visite destinée à préparer le retour des troupes.

Lundi, quelques dizaines de partisans de Damas ont manifesté leur impatience sur la place de l’Horloge, qui fut le théâtre des exécutions publiques perpétrées par l’EI. Selon une source locale, des graffitis prorégime ont commencé à apparaître sur les murs de la ville. De peur d’être débordées, les FDS, qui sont aux commandes de Rakka pour encore quelques heures, ou quelques jours, ont décrété un couvre-feu, entre 21 heures et 6 heures du matin.

« Damas a posé les jalons de son retour en force dans le Nord-Est très rapidement et pour un coût infinitésimal, souligne à Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, un analyste sécuritaire occidental, de retour de Syrie. Maintenant Bachar Al-Assad n’a plus qu’à attendre de voir comment il pourra profiter au mieux de la situation. »

Le redéploiement militaire du régime syrien est-il le début d’un retour de l’appareil répressif de Damas ? Quel sera le destin des institutions bâties par l’encadrement civil des FDS ? La sécurité intérieure va-t-elle revenir aux mains de Damas ? Ces questions restent pour l’instant sans réponse. Du côté du PYD, force kurde dominante, on assure que l’accord qui la lie au régime syrien est à vocation strictement militaire et que son appareil politique se maintient.

Inversion du rapport de force

« L’armée syrienne vient protéger la frontière après le départ de la coalition anti-EI [les soldats américains], soutient Badran Jiya Kurd, un haut responsable kurde. La question du retour des moukhabarat [services de sécurité] et celle de l’enrôlement forcé des jeunes dans l’armée ne sont pas sur la table. Nos institutions continuent leur travail. » « L’administration autonome nous a dit que les écoles kurdes et les autorités locales allaient continuer à fonctionner comme avant », confirme un habitant de Kobané, joint par le biais d’une messagerie en ligne.

Mais l’inversion du rapport de force risque de se traduire aussi sur le terrain politique. « C’est n’est qu’une question de temps, relève un bon connaisseur du Nord-Est syrien. Le régime n’a aucune raison de ne pas profiter de la situation. Pour l’instant sa présence est surtout militaire, mais la grande question, celle du contrôle politique, va se poser rapidement, notamment dans les zones arabes. »

A partir de 2014, à la faveur de la guerre contre l’EI, les FDS s’étaient emparées de régions à majorité arabe, en s’appuyant sur des notables tribaux, cooptés dans la gouvernance de ces territoires. « Les tribus n’ont aucun problème à changer d’allégeance, observe la même source. Celles qui le peuvent se tournent déjà vers le régime, mais d’autres, qui se sont compromises avec l’opposition ou l’EI avant d’être admises dans le giron kurde, ont de quoi se faire du souci. »

Le régime syrien n’a pas la capacité de revenir du jour au lendemain dans chaque ville et village du nord-est du pays et d’y rétablir son autorité instantanément. Les responsables des FDS peuvent profiter de cet état de fait pour se maintenir tant bien que mal et préserver un semblant d’autonomie dans les régions majoritairement kurdes du territoire qu’elles contrôlaient.

Résistance kurde farouche à Ras Al-Aïn

Si elles ne sont pas en position de force, les FDS disposent dans la phase de négociation qui s’ouvre d’un atout non négligeable : une force armée disciplinée et aguerrie, qui pourra être utilisée contre les groupes islamistes ou issus de la rébellion encore présents dans le Nord-Ouest, et un savoir-faire en matière de guérilla, qui pourrait être mis à profit dans les territoires sous occupation turque du nord de la province d’Alep.

Si elles n’ont pas pu s’emparer de Manbij, les forces d’Ankara ont pris pied dans deux petites localités frontalières, Tall Abyad et Ras Al-Aïn. La première est totalement sous le contrôle des supplétifs syriens de l’armée turque, tandis que la seconde est toujours la proie de violents combats. Les Kurdes déploient une résistance farouche, grâce notamment à un réseau de tunnels.

L’objectif initial des assaillants consistait à établir une zone tampon de 400 km de long et 30 km de large, permettant de repousser les FDS et de reloger une partie des 3,5 millions de Syriens réfugiés sur le sol turc. L’intervention des forces syriennes, appelées à la rescousse par les Kurdes, a mis en échec ce plan. Même s’il exclut pour l’instant toute trêve, le président turc Recep Tayyip Erdogan devrait être obligé de revoir à la baisse ses ambitions.

LE CONTEXTE | BILAN HUMAIN

En sept jours, 72 civils, 185 combattants des FDS, 164 combattants proturcs et trois soldats syriens ont été tués, d’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Ankara a fait état de la mort de 6 soldats en Syrie ainsi que de 20 civils tués par des tirs de roquettes et de mortier sur des villes turques. L’offensive a provoqué l’exode de 300 000 personnes dans le nord de la Syrie, d’après les Nations unies.