Turquie : «On paye le prix de mauvais choix faits au départ»

mis à jour le Mercredi 16 octobre 2019 à 10h27

Libération | Par Hala Kodmani | Le 16/10/2019

Pour Bayram Balci, le président turc a montré, avec l’entrée de son armée en Syrie, qu’il pouvait s’imposer. Le chercheur déplore l’absence de stratégie occidentale depuis le début de la crise syrienne.

Bayram Balci est chercheur au Ceri-Sciences-Po et spécialiste de la Turquie. Il explique comment le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a atteint ses objectifs avec l’entrée de son armée en Syrie.

L’intervention turque n’est-elle pas compliquée par l’entrée en jeu de l’armée du régime syrien à la suite de l’appel des Kurdes et avec le soutien de la Russie ?

Les Turcs savaient que les Kurdes feraient appel au régime syrien, mais ils le considèrent comme un moindre mal. L’essentiel pour eux était de chasser les forces du PYD (YPG), affiliées au PKK, loin de leurs frontières en brisant toute possibilité d’une entité autonome kurde en Syrie. L’important, pour Erdogan, était de montrer sa détermination à déclencher l’opération militaire. De son point de vue, il a atteint l’essentiel de ses objectifs. Il a porté un coup fatal aux Kurdes, qui étaient apparus comme les grands héros de la guerre en Syrie. Il a défié les Etats-Unis en lançant une campagne qui les a obligés à retirer l’essentiel de leurs troupes. Il a démontré l’impuissance des Européens à défendre leurs alliés kurdes qu’ils avaient choisis pour mener la guerre contre Daech. Surtout, il satisfait son opinion intérieure en montrant qu’il peut s’imposer face aux grandes puissances et qu’il œuvre pour le retour des réfugiés syriens chez eux.

Le projet de réinstaller plus d’un million de réfugiés dans la bande frontalière n’est-il pas compromis ?

J’ai tendance à croire que cette rhétorique sur l’établissement d’une bande sécurisée à la frontière turco-syrienne pour réinstaller les réfugiés syriens était du bluff. C’est techniquement et financièrement irréalisable. Je ne pense pas qu’Erdogan y ait cru sérieusement. Mais c’est une idée vendue à son opinion pour justifier son offensive contre les Kurdes au moment où la crise économique fait monter le ressentiment des Turcs à l’égard des Syriens en Turquie. On se demande même si le climat d’hostilité contre les réfugiés syriens, ces dernières semaines, n’a pas été provoqué pour préparer l’incursion en Syrie. Il s’agissait dans le même temps d’alerter les Européens sur le poids des réfugiés pour la Turquie.

Condamnations et sanctions occidentales ne semblent pas infléchir la Turquie.

Les dénonciations occidentales sur la «barbarie» turque et les sanctions symboliques avec l’arrêt des ventes d’armes ne peuvent impressionner Erdogan. Il se sentait obligé d’intervenir pour ne pas perdre la face. Les Occidentaux n’ont pas cherché à prendre d’initiative diplomatique, alors que cette intervention se préparait depuis des mois et qu’on savait que Trump voulait se retirer. C’est une continuation de l’absence de stratégie occidentale depuis le début de la crise syrienne et on paye le prix de mauvais choix faits au départ.

L’abandon des Kurdes étant le dernier exemple de mauvaise stratégie…

En s’appuyant sur les forces kurdes pour mener la guerre contre Daech, les Occidentaux les ont utilisés comme des acteurs militaires, mais sans les traiter comme des partenaires politiques. Jusqu’à ces derniers jours, les Kurdes ont cru que malgré le retrait américain, les Occidentaux allaient intervenir pour les protéger d’une attaque turque. Finalement, c’est Al-Assad qui récolte tous les cadeaux.

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Turquie : retour de flammes sur Akçakale

Libération | Par Par Jérémie Berlioux, envoyé spécial à Akçakale | Le 16/10/2019

Dans cette ville située sur la frontière, les habitants ont vécu au plus près l’offensive turque contre la localité voisine de Tall Abyad. Après une semaine passée sous les obus kurdes, la vie reprend doucement son cours.

Depuis qu’elle a cru voir mourir l’intégralité de sa famille, Elif Akyol, 13 ans, sursaute à chaque bruit sourd. Elle serre constamment entre ses doigts le métal froid du reste de l’obus de mortier tombé vendredi devant la boutique familiale de vêtements à Akçakale, dans le sud de la Turquie, à la frontière syrienne. «Elle le garde dans sa main parce que c’est de là que la peur est venue», explique Abdullah, son père. En début d’après-midi ce jour-là, un premier obus tiré depuis la ville de Tall Abyad, à quelques centaines de mètres par-delà la frontière turco-syrienne, explose dans le quartier. Abdullah essaye de mettre ses enfants à l’abri. «Nous n’avons pas eu le temps. Le deuxième coup est tombé à dix mètres de nous.» Elif sort en courant pour secourir son père. Elle s’effondre de terreur en voyant ses frères et sœurs en sang. Treize membres de sa famille sont touchés. Ceux-ci sont conduits à l’hôpital de la ville, débordé par les blessés.

Akçakale essuie une véritable pluie d’obus qui a pris par surprise ses habitants. Deux jours auparavant, le 9 octobre, la Turquie a lancé l’opération «Source de paix» contre les combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), qui contrôlent le nord-est de la Syrie. L’artillerie turque se déchaîne, pilonnant les villes et villages frontaliers syriens. Anticipée ou non par Ankara, la réponse des YPG ne se fait pas attendre. Elles répliquent à coups de mortiers et de roquettes, touchant de façon indiscriminée les localités turques. A Akçakale, les obus s’abattent avec la régularité d’un métronome. La population panique. La moitié de la ville s’enfuit. Ceux qui restent sont chauffés à blanc par la colère et la fièvre patriotique. Entre deux obus, ils crient leur soutien aux soldats turcs et leurs supplétifs syriens. Les haut-parleurs de la ville diffusent en boucle des marches militaires ottomanes ponctuées par la lecture de la sourate de la conquête, tirée du Coran. La machine de propagande étatique tourne à fond sur toutes les chaînes de télévision, martelant l’ambition de la Turquie d’écraser ses ennemis «terroristes». Akçakale et Tall Abyad sont deux villes sœurs que quelques centaines de mètres, un champ de mine et un mur de béton séparent. Les populations, arabes, sont proches. Les tribus se répartissent des deux côtés de la frontière.

Lorsque Tall Abyad est tombé entre les mains des YPG en 2015, une partie de ses habitants se sont réfugiés à Akçakale. La Turquie accuse les forces kurdes d’avoir commis une épuration ethnique. Certains de ces réfugiés sont donc restés ces derniers jours pour observer les combats, sentant que l’heure du retour est peut-être venue. Officiellement, la Turquie intervient en Syrie pour créer une «zone de sécurité» de 30 kilomètres de profondeur tout le long de sa frontière, débarrassée des YPG. Ankara veut y installer une partie des 3,6 millions de Syriens réfugiés en Turquie. Le 1er octobre, le président Erdogan a dévoilé son plan : «Avec le soutien de la communauté internationale, nous installerons 1 million de personnes dans 140 villages de 5 000 habitants et 50 districts de 30 000 habitants.» Et tant pis si certains accusent la Turquie de vouloir transformer l’équilibre démographique de la région.

A Akçakale, où la moitié de la population est composée de réfugiés, cette perspective est accueillie avec joie. La crise économique qui frappe la Turquie depuis un an a exacerbé les tensions liées au racisme, à la pénurie d’emplois et de logements liés à l’afflux de population. Dimanche, à la surprise générale, Tall Abyad est tombé. L’annonce est accueillie par un concert de klaxons, de parades de véhicules municipaux drapés de rouge et blanc, les couleurs turques, vite rejoints par des habitants faisant de la main le signe des loups gris, le symbole de ralliement des ultranationalistes turcs. «On ne pensait pas que Tall Abyad tomberait si vite, surtout avec toutes les armes que les Américains ont données aux YPG», s’étonne encore Mustafa, propriétaire d’un café situé à quelques dizaines de mètres de la frontière. «Si les terroristes n’avaient pas de soutien extérieur, on les aurait de toute façon bouffés en une journée», se vante maintenant le sexagénaire.

La vie a depuis repris son cours, interrompue seulement par les convois militaires qui traversent la ville. Les habitants applaudissent : nouveau tonnerre de klaxons. Les explosions au loin et les écrans branchés sur les chaînes d’information en continu rappellent toutefois que le front n’est qu’à environ 5 kilomètres. Certains tempèrent donc l’enthousiasme. «Il faudra plus que des drapeaux et des klaxons pour gagner. Quand l’armée sera à 30 kilomètres, alors ce sera fini», souffle un épicier. La famille Akyol est cependant revenue après avoir passé quelques jours à Urfa, la grande ville de la région. «Nous avons encore peur», dit Abdullah. Un morceau de métal est fiché dans sa cuisse. Son fils Yassin a un pouce en lambeaux. «Je fais des cauchemars toutes les nuits», murmure timidement Elif, le reste d’obus dans sa main. «La guerre, ça doit se faire entre soldats, pas avec les civils», souffle encore son père.

Dans les autres localités le long de la frontière, la situation reste tendue. A l’est, Ceylanpinar observe le pilonnage intensif de sa jumelle Ras al-Ain. Cette dernière est encore aux mains des YPG, qui tiennent fermement leurs positions à quelques dizaines de mètres de la frontière. L’armée turque et ses supplétifs piétinent dans les faubourgs malgré les percées rapides réalisées dans les campagnes avoisinantes. L’entrée de Ceylanpinar, dont la population est à majorité kurde, est strictement contrôlée par les autorités. Les journalistes n’y sont pas les bienvenus. Ils doivent se contenter d’observer les frappes d’artillerie depuis une colline en dehors de la ville. Selon l’agence de presse étatique turque Anadolu, 20 civils ont été tués et plus de 200 autres blessés par les obus qui ont frappé la Turquie. Côté syrien, 70 civils seraient morts d’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme et 160 000 auraient fui les combats selon l’ONU.