Jean-Yves Le Drian : « L’opération turque en Syrie remet en cause cinq ans de combat contre Daech »

mis à jour le Mardi 15 octobre 2019 à 17h29

Le Figaro | Par Isabelle Lasserre | le 17/10/2019

Pour le ministre des Affaires étrangères, il faut rétablir d’urgence la stabilité dans le nord-est du pays et prendre « collectivement en charge » le sort des djihadistes étrangers.

LE FIGARO. - Quels sont les risques de l’intervention turque en Syrie ?

Jean-Yves LE DRIAN. - C’est une affaire très grave. D’abord parce que cette opération turque dans le Nord-Est syrien remet en cause cinq ans de combat contre Daech. L’État islamique n’est pas mort. Ses combattants n’ont pas disparu, ils sont dans des camps et des prisons ou bien entrés en clandestinité et n’attendent qu’une faute d’attention pour reprendre la lutte. On l’a encore vu la semaine dernière avec un attentat suicide commis à Raqqa, une ville symbole pour l’action terroriste de Daech, parce que c’est de là que sont partis les ordres qui ont abouti aux attentats de 2015 en France. L’offensive turque risque de remettre en cause tout ce qui a déjà été acquis. Elle va en outre gonfler le nombre de déplacés et de réfugiés, provoquer davantage de souffrances et de morts parmi les 700 000 civils qui vivent dans cette zone. Enfin, les Forces démocratiques syriennes (FDS), qui ont été nos partenaires dans le combat contre Daech, sont aujourd’hui déstabilisées par l’action d’un pays, la Turquie, qui appartient pourtant à la coalition contre le groupe État islamique. Et par la non-action d’un autre pays, les États-Unis, qui avaient pourtant été, jusqu’à dimanche et la décision américaine de retrait, le fer de lance de la coalition en Syrie aux côtés des FDS.

Que peut faire la France ?

La France a pris des décisions nationales de suspension de ses projets d’exportations d’armes et s’est étroitement coordonnée avec ses partenaires européens au Conseil des ministres de l’Union européenne, lundi, pour exiger que l’offensive turque cesse. Elle demande une réunion d’urgence de la coalition internationale contre Daech. Créée en 2014, ­celle-ci rassemble 80 États. C’est cette coalition, au sein de laquelle la France a joué un rôle déterminant, qui a mené le combat pour la libération du territoire irakien et qui, avec l’aide décisive des Forces démocratiques syriennes, a permis l’éradication de Daech dans le nord-est de la Syrie. Aujourd’hui, la donne a changé, et il faut que cette coalition se réunisse à nouveau, le plus vite possible. Chacun doit y assumer ses responsabilités, permettre le retour à une certaine stabilité dans le nord-est du pays et prendre collectivement en charge la question des combattants étrangers.

Mais, plus précisément, comment arrêter la Turquie ?

En la mettant en face de ses responsabilités. En lui rappelant qu’elle-même a été victime de Daech, qui a revendiqué 35 attaques sur le territoire turc… Il faut aussi mettre sur la table l’ensemble de nos relations avec la Turquie. Au vu des menaces que cette opération fait peser sur la sécurité de l’Europe, il faut tout faire pour convaincre les Turcs de mettre fin à leur offensive.

La Turquie a-t-elle encore sa place dans l’Otan ?

C’est à elle de le dire.

L’offensive turque risque-t-elle de provoquer un nouveau chaos géopolitique dans la région ?

La double décision, turque de lancer une offensive, américaine de se retirer, représente un changement d’ampleur. Notre priorité, c’est de préserver la coalition qui a permis de combattre Daech et de ne pas permettre que la situation offre à cette organisation terroriste une possibilité de résurgence. Tout cela milite également pour une accélération réelle du processus politique en Syrie. La nouvelle donne sur le terrain a abouti à jeter les Kurdes dans les bras du régime et de ses alliés. La Russie a donc désormais une responsabilité accrue et doit condamner l’offensive turque, qui enferme davantage encore cette zone dans le chaos.

Donald Trump a-t-il fait une erreur en annonçant son intention de retirer les troupes américaines du nord-est de la Syrie ?

Les Turcs ont pris la décision de mener l’offensive de manière unilatérale. Donald Trump ne s’y est pas opposé et a donné en conséquence une forme d’autorisation tacite, puisqu’il a décidé et annoncé le retrait des troupes américaines en pleine offensive turque contre les FDS. Je constate que cette décision a provoqué à Washington des débats très vifs. D’où la nécessité d’organiser une réunion rapide de la coalition internationale, pour clarifier les choses et voir où chacun en est…

La France s’est-elle habituée à Donald Trump ?

Emmanuel Macron a appris à travailler avec Donald Trump.

L’initiative d’Emmanuel Macron sur l’Iran est-elle morte ?

À Biarritz, puis à New York, le président de la République a pris des initiatives pour permettre une désescalade et définir les paramètres d’un accord avec Donald Trump et Hassan Rohani. Il s’agit de convaincre l’Iran de respecter à nouveau pleinement les engagements de l’accord de Vienne ­(JCPOA), d’ouvrir des négociations pour traiter les crises de la région et de discuter de l’avenir de l’accord après 2025. Parallèlement, les sanctions américaines seraient progressivement levées et l’Iran pourrait disposer de ses ressources pétrolières. Ces paramètres existent toujours, même si l’espace politique se rétrécit, puisque l’Iran menace de revenir sur d’autres engagements du ­JCPOA début novembre. Il importe aujourd’hui aux deux parties de saisir cette opportunité de négociation. Faute de quoi, la pression va augmenter avec le temps qui passe et le risque d’une escalade incontrôlée grandir, alors qu’aucun des acteurs de la crise, États-Unis et Iran notamment, ne déclare le souhaiter.

Les espoirs d’une négociation entre la Russie et l’Ukraine sont-ils déjà morts ?

Depuis l’élection de Volodymyr Zelensky en Ukraine, la donne a changé. Les échanges de prisonniers et la libération du cinéaste ukrainien Oleg Sentsov sont un signe d’apaisement entre les deux pays. Les deux parties se sont accordées pour retirer les armes lourdes et démilitariser trois zones pilotes dans le Donbass. Zelensky, qui s’appuie sur une forte majorité, est favorable à une vraie discussion sur le futur statut du Donbass. Il importe désormais que la Russie se saisisse de cette ouverture et réponde à ces signes positifs. Si elle le fait, les voies d’un nouveau sommet de Normandie peuvent s’ouvrir.

Le réchauffement des relations avec la Russie espéré par Emmanuel Macron s’est-il concrétisé depuis Brégançon et le discours aux ambassadeurs ?

L’initiative d’Emmanuel Macron à Brégançon repose sur un double constat. Nous vivons avec la Russie sous un régime de défiance qui repose sur des désaccords importants, qu’il s’agisse de l’Ukraine, des conflits gelés, de l’annexion de la Crimée, de la Syrie ou de la posture nucléaire russe. Nous avons donc des désaccords lourds. Mais se regarder en chiens de faïence ne fait pas avancer ces dossiers. Le deuxième constat, c’est le glissement progressif de la Russie vers l’est et son éloignement de l’Europe. Il importe donc de retrouver des chemins de confiance. Mais il faut le faire avec franchise et sans naïveté. Je me suis rendu à Moscou en septembre avec la ministre des Armées pour faire avancer l’agenda de la relation franco-russe. Le dialogue structuré de sécurité et de confiance que nous avons proposé intègre à la fois les grands enjeux stratégiques, le rapprochement des sociétés et la nécessité d’appréhender, ensemble si possible, le spectre des crises. Et depuis, nous avons désigné chacun des envoyés spéciaux pour établir le calendrier d’application de ces propositions. Mais tout cela est encore très récent.

La Russie va-t-elle réintégrer le G7 l’année prochaine aux États-Unis ?

Les conditions posées par le G7 à cette perspective sont claires, ­elles ont encore fait l’objet d’une discussion à Biarritz. Nous ne pouvons pas faire comme si rien ne s’était passé en 2014 en Ukraine. Mais il existe aujourd’hui une fenêtre d’opportunité réelle pour le règlement du conflit en Ukraine, je l’ai dit - une chance qui ne s’offrira peut-être pas deux fois. Nous devons la saisir.

La politique étrangère française est-elle davantage qu’avant basée sur le réalisme ?

Notre politique étrangère se décline autour d’un triptyque. Il s’agit d’abord de préserver nos intérêts et notre sécurité, c’est la base. Puis d’affirmer nos valeurs, le primat du droit et de la coopération. Enfin, et pour ces deux raisons, de développer le multilatéralisme. Face à l’affolement du monde, à la dérégulation permanente, la France milite pour inventer un nouveau multilatéralisme. Ce n’est pas un concept abstrait, mais un concept d’action, qui s’illustre par exemple avec le grand succès remporté par le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. À l’Assemblée générale de l’ONU, nous avons lancé une initiative avec mon homologue allemand Heiko Maas visant à réunir tous ceux qui veulent construire ce nouveau multilatéralisme. Cinquante ministres en exercice ont répondu présent, sur plusieurs sujets essentiels, comme l’invention des règles numériques du XXIe siècle. C’est une source d’optimisme. Le volontarisme a de l’avenir.

Comment réunir les deux Europe qui s’opposent au sein de l’UE sur des sujets fondamentaux comme celui de l’immigration ?

Il faut passer de l’Europe de la peur à l’Europe de la souveraineté. L’Europe de la peur s’est focalisée sur l’immigration et a soufflé sur les braises de nos divisions. Je constate que la crise migratoire n’est plus à son pic et que les débats sont plus apaisés, que la confiance entre les États membres, faite de responsabilité et de solidarité, revient progressivement. Il faut donc se tourner vers l’avenir et l’enjeu de souveraineté, qui doit être un thème fédérateur et mobilisateur. Cela ne veut pas dire qu’il faut être vent ouvert à toutes les formes de mondialisation qui ne respecteraient pas les souverainetés. Il faut surtout aujourd’hui que l’Europe sorte de sa naïveté et soit vraiment une Europe qui protège. À ce moment-là, on sera en situation de réconcilier ces « deux Europe » qui pour moi ne sont qu’une. C’est un message que tous les Européens peuvent comprendre. Affirmer cette nouvelle Europe, c’est tout l’enjeu de la nouvelle commission. Si on ne le fait pas, on sortira de l’Histoire et on ne sera plus que le champ de batailles et de luttes d’influence de puissances extérieures.

L’échec de Sylvie Goulard à Bruxelles est-il le signe d’une fronde contre la vision européenne de la France ? Comment l’analysez-vous ?

C’est un procès en illégitimité qui masque des combinaisons politiciennes regrettables. Celles-ci doivent être dépassées pour faire avancer l’Europe et mettre en œuvre l’agenda présenté par la nouvelle présidente de la Commission européenne. Ce qui compte, c’est le projet européen ; c’est que chaque institution joue son rôle de la manière la plus constructive. Je pense donc que le Parlement européen, comme la Commission et le Conseil, devra jouer tout son rôle dans les grands enjeux qui sont devant nous et que j’ai cités.

Comment sortir de la crise en Libye ?

Les acteurs libyens commencent à intégrer qu’il ne pourra y avoir de solution militaire à la crise. Je constate en outre qu’il existe un consensus international sur ce sujet. Il faut maintenant organiser une conférence internationale avec tous les acteurs impliqués et pousser les Libyens à établir un calendrier électoral. Cela passe obligatoirement par le respect de l’embargo sur les armes, l’imposition d’une trêve puis d’un cessez-le-feu, l’unification des institutions économiques et l’unité de l’Armée nationale libyenne. Ce sont les bases qui permettront d’obtenir des résultats. Mais cela doit se faire aussi avec l’engagement fort de l’Union africaine.

Et comment sortir de l’enlisement au Sahel ?

Je ne suis pas sûr qu’il faille parler d’enlisement. Chacun savait que cette crise serait longue, et elle le sera. Le but, à terme, c’est que la sécurité du Sahel soit assurée par les Africains eux-mêmes. Je constate des progrès dans certaines régions, comme en Mauritanie. Mais il reste encore beaucoup d’enjeux, notamment au Mali et au Burkina Faso, où la situation est rendue plus compliquée par le fait que les groupes terroristes, comme celui d’Iyad Ag Ghali, instrumentalisent les conflits communautaires et déstabilisent des régions entières. Nous devons renforcer la volonté des Africains à mener ce combat.