Syrie : une nouvelle cartographie du conflit favorable à Assad

mis à jour le Mardi 15 octobre 2019 à 15h26

Le Figaro | Par Georges Malbrunot | le 15/10/2019

Le régime syrien a commencé de déployer ses troupes dans les régions kurdes. Son allié russe veille à éviter des affrontements avec les combattants pro-turcs dans plusieurs villes disputées.

EN L’ESPACE de vingt-quatre heures, la cartographie du conflit syrien s’est profondément modifiée, sous le triple effet de l’offensive militaire turque, du retrait américain du nord-est du pays, et de l’avancée des troupes syriennes appelées à l’aide par les Kurdes.

Les lignes de front ont bougé et vont continuer de bouger en de nombreux endroits, mettant désormais face-à-face les forces syriennes, alliées de Moscou, et les troupes turques, appuyées par leurs supplétifs syriens anti-Assad. Avec dans un rôle délicat d’arbitre, la Russie, principale alliée de Bachar el-Assad, mais également partenaire de la Turquie dans les négociations d’Astana en vue d’un règlement du conflit.

Lundi, le Kremlin et le président turc Tayyip Recep Erdogan ont, chacun de leur côté, minimisé les risques d’affrontements turco-russes autour des villes que se disputent les deux camps, notamment Manbij et Kobané. L’accord conclu entre Kurdes et Damas, dimanche soir sous l’égide de la Russie, prévoit « l’entrée de l’armée syrienne dans Manbij et Aïn al-Arab (le nom arabe de Kobané) », affirme lundi le quotidien gouvernemental syrien al-Watan. La chaîne de télévision libanaise al-Mayadeen, proche de Damas, indiquait dimanche que ce déploiement dans ces deux villes se ferait « sous 48 heures ». Mais le président turc a, lui, réaffirmé qu’il comptait bien « vider » Manbij de toute présence combattante kurde, pour y réimplanter des populations arabes déplacées par la guerre, en vertu d’un accord conclu l’an dernier avec les États-Unis, mais jamais appliqué. Des sites rebelles pro-turcs annonçaient lundi soir une opération imminente et conjointe contre Manbij et Kobané. Désormais aux portes de Manbij, les chars de l’armée syrienne attendaient le départ des troupes américaines, avant d’en prendre le contrôle. Un juste retour d’ascenseur à l’égard des États-Unis, qui n’ont en rien entravé la progression vers le nord des troupes de Damas, depuis dimanche. Des clashs entre forces syriennes et pro-turques sont d’autant plus à craindre que chaque camp interprète à sa façon l’accord noué entre Damas et les Kurdes, qui prévoit le déploiement des forces gouvernementales syriennes dans la zone frontalière avec la Turquie depuis Manbij jusqu’à la localité de Derik, à 400 km à l’est. « Une mesure d’urgence, visant à protéger les frontières syriennes, stopper l’attaque turque, mais qui ne comporte pas de volet politique », ont précisé lundi plusieurs responsables kurdes. En clair, les Kurdes - tout en autorisant l’armée syrienne à venir patrouiller près de la frontière turque - n’auraient rien cédé de leur autonomie, arrachée à Damas sur un tiers du territoire, depuis le début de la révolte anti-Assad de 2011. Une version contredite par le pouvoir syrien. « Les Kurdes doivent remettre toutes leurs armes lourdes à l’armée syrienne (…) et rallier ses rangs afin de lutter ensemble contre l’incursion turque », prévient le rédacteur en chef d’al-Watan, Waddah Abd Rabbo. Dans ce bras de fer, les Kurdes, défaits militairement, n’ont plus la main.

Erdogan déterminé 

Tout en avançant à l’ouest vers Manbij et Kobané, le régime syrien compte renforcer sa présence à l’est, dans la région de Qamishli et Hassakeh. Lundi matin, des convois militaires syriens sont entrés dans l’aéroport de Tabqa, ville stratégique pour son barrage sur l’Euphrate qui redonne à Damas la capacité de réguler l’écoulement des eaux du fleuve. Il s’agit de la première incursion aux abords de cette ville depuis que Daech l’avait conquise, en 2014, y massacrant plus de 200 soldats syriens. La prochaine cible est Raqqa, à 30 km seulement. L’ex-capitale syrienne de Daech est gérée par un conseil arabo-kurde, depuis sa libération, en 2017.

D’autres unités de l’armée syrienne ont progressé vers Aïn Issa, plus au nord, que des ONG françaises avaient quitté dès samedi soir. Des chars syriens ont été déployés aux alentours de cette ville qui abrite un camp de détention de femmes djihadistes et leurs enfants, abandonné par ses gardiens kurdes en fin de semaine, ce qui aurait provoqué la fuite de plus de 100 de ses occupants. On ignore si Damas compte prendre en charge le camp. Plus à l’est, des troupes syriennes se sont également déployées à la périphérie de Tall Tamer, à 35 km seulement au sud-ouest de Ras al-Aïn, une des principales villes ciblées par l’offensive militaire turque. Reprendre Tall Tamer, sur l’autoroute M4 qui relie l’ouest à l’est des régions kurdes, c’est empêcher les forces turques, qui se sont emparées d’un tronçon plus à l’ouest, de progresser vers Qamishli et Hassakeh. Qamishli, où des barrages de soldats syriens ont déjà été érigés, devrait retomber prochainement aux mains du régime de Damas, qui y a toujours maintenu - avec l’aval des Kurdes - une présence militaire modeste et un aéroport.

Lundi en milieu de journée, certaines unités de l’armée syrienne n’étaient plus qu’à 6 km de la frontière avec la Turquie. Pendant ce temps, une équipe de diplomates américains œuvrant à des projets de stabilisation a quitté le Nord-Est syrien, mais l’essentiel des 1 000 soldats américains déployés y est encore, dont certains occupés à sécuriser les centres de détention de djihadistes étrangers. Un premier retrait devrait commencer dans quelques jours, selon un officiel américain. Inquiets de l’offensive turque et de la progression des forces de Damas, quelque 2 000  contractants privés américains devraient également quitter la région.

Après avoir pris le contrôle de Tall Abyad, mais peinant à venir à bout de la résistance kurde très mobile à Ras al-Aïn, grâce à un vaste réseau de tunnels, les Turcs et leurs alliés ont conquis Aïn Arous et plusieurs villages au sud de Tall Abyad. En six jours, l’offensive turque a causé la mort de 128 combattants kurdes et 69 civils, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, et 94 rebelles pro-turcs sont morts. Plus de 130 000 personnes ont été déplacées, selon l’ONU.

Malgré la menace de « grosses sanctions » américaines, le président Erdogan a réaffirmé sa volonté « d’aller jusqu’au bout » de son opération, qui vise à établir une « zone de sécurité » en territoire syrien le long de la frontière pour y reloger un maximum de réfugiés.

Moscou et Assad apparaissent comme les grands vainqueurs de ce bouleversement soudain des rapports de force dans l’Est syrien. En coulisses, la Russie œuvre pour qu’Ankara et Damas finissent par entamer des négociations directes. « La Russie cherche à répartir les rôles, selon un diplomate onusien en charge du dossier syrien. Moscou ne voit pas d’un mauvais œil l’affaiblissement des Kurdes et pourrait accepter une présence turque, mais limitée à la bande Tall Abyad-Ras al-Aïn. Attachée à l’intégrité territoriale de la Syrie, la Russie veut que Damas reprenne l’ensemble du territoire tout en assurant la sécurité de la Turquie à sa frontière avec la Syrie », estime le diplomate.