Kurdes de Syrie : la duplicité de la Turquie et la trahison des États-Unis

mis à jour le Lundi 14 octobre 2019 à 15h43

Le Figaro |11 octobre 2019 | BRETON, STEPHANE BRUCKNER, PASCAL Patrice Franceschi Kouchner, Bernard

C’est aux combattants kurdes que nous devons d’avoir gagné le premier acte de la guerre contre l’État islamique. Or, non seulement Trump a autorisé Erdogan à les écraser, mais la Turquie ne quittera plus le nord de la Syrie qu’elle vient d’envahir, s’alarment les auteurs*.

 

Après avoir affirmé pendant des années qu’ils protégeraient contre les appétits coloniaux turcs leurs amis kurdes de Syrie du Nord, si braves et déterminés dans la guerre contre l’État islamique, les États-Unis ont finalement ouvert la porte à l’invasion.

Le jeudi 10 octobre 2019 signalera dans l’histoire la trahison la plus éhontée commise par les États-Unis. En abandonnant les Kurdes, ils viennent de faire preuve d’une déloyauté que leurs alliés naturels en d’autres endroits du monde trouveront sûrement prémonitoire. Il leur suffisait pourtant de continuer comme ils faisaient depuis longtemps, de se comporter amicalement avec la Turquie qui fait encore partie de l’Otan bien qu’elle s’arme maintenant en Russie, tout en la décourageant d’envahir la Syrie.

Qui sont les Kurdes de Syrie ? Présents au Moyen-Orient depuis la nuit des temps, les Kurdes se partagent entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie. C’est un peuple sans État d’une quarantaine de millions de personnes, la plus nombreuse nation au monde qui ne soit pas libre. En Syrie, ils sont environ deux millions répartis entre la Mésopotamie au nord, qui vient d’être envahie, et la région d’Afrine à l’ouest (dans la sphère d’influence russe), déjà occupée par la Turquie depuis janvier 2018. Au commencement du soulèvement contre le régime tyrannique de Bachar el-Assad, il y a plus de huit ans, les Kurdes de Syrie ont constitué une enclave autonome, nommée Rojava, aussitôt devenue la proie des islamistes. Les militants de l’État islamique allaient et venaient par la frontière avec la Turquie, où ils trouvaient appuis et encouragements. D’ignobles massacres ont eu lieu. Mais l’État islamique a perdu une première bataille devant la ville kurde de Kobané, à la frontière turque, en janvier 2015.

Après cela, les Kurdes de Syrie se sont montrés des alliés très fiables et très efficaces dans la guerre que la coalition internationale menée par les États-Unis a conduite contre l’État islamique. Il y a quelques mois, celui-ci s’effondrait militairement. En apportant la totalité des troupes au sol, les Kurdes ont payé d’au moins dix mille morts cette victoire éclatante.

Pourquoi la Turquie veut-elle anéantir les Kurdes ? Reprenons le fil de l’histoire. Allié de l’Allemagne et vaincu à l’issue de la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman englobait au temps de sa splendeur le nord de la Syrie et de l’Irak, où se trouvent les villes d’Alep et de Mossoul. La république turque qui succéda à l’empire dut renoncer à ses possessions coloniales et c’est dans ces années troubles que furent massacrées par centaines de milliers les populations chrétiennes du pays, Grecs pontiques et Assyriens, à la suite du génocide des Arméniens imperturbablement nié par la Turquie. Sous l’actuel président Erdogan, affilié à l’islamisme des Frères musulmans, la Turquie veut renouer avec son passé impérial et pense avoir des droits, elle l’a dit et redit, sur le nord de la Syrie. Maintenant qu’elle y est, d’ailleurs, elle n’en partira plus, comme de Chypre, qu’elle a envahi en 1974.

Les visées indépendantistes des Kurdes, très nombreux en Turquie, lui sont insupportables, ce qui se comprend car la menace est réelle. Elle considère que l’enclave autonome des Kurdes de Syrie, très proches du mouvement indépendantiste kurde du PKK de Turquie, constitue un danger pour sa sécurité. Ces dernières semaines, la Turquie a prétendu vouloir instaurer avec l’aide des États-Unis une « zone de sécurité » à l’intérieur du territoire syrien pour protéger sa frontière. En gage de bonne foi, les Kurdes ont coopéré. En réalité, ce projet était l’occasion pour elle de sonder leurs défenses. Et tout de suite après, ce fut l’invasion, non sans avoir prévenu poliment les États-Unis, qui ont promis de laisser faire.

Détail significatif, le président turc a averti les Européens que s’ils continuaient de qualifier d’invasion son opération militaire il inonderait l’Europe de plusieurs millions de réfugiés.La duplicité turque et la forfaiture américaine laissent sans voix. Le président des États-Unis justifie sa volte-face en disant que les pays européens ne veulent pas juger leurs ressortissants islamistes prisonniers des Kurdes. Maintenant, affirme-t-il, c’est la Turquie qui se chargera d’eux. La Turquie, vraiment, elle qui a aidé l’État islamique depuis le début ? L’idée est si douteuse que les forces américaines viennent de cueillir dans les prisons kurdes quelques douzaines de détenus islamistes extrêmement dangereux pour ne pas les laisser s’évaporer dans la nature. Comme on n’en est pas à une contradiction près, le président américain menace maintenant la Turquie de l’anéantir économiquement si elle va trop loin. Comprenne qui pourra. Il voulait mettre fin aux guerres interminables, mais celle-ci n’en était pas une, elle s’est achevée rapidement grâce aux Kurdes et à moindre coût. Il a aussi ajouté que ceux-ci n’avaient pas aidé au débarquement de Normandie, comme si c’était une raison de ne pas protéger un petit allié. Sur les plages de Normandie, il y a un peu moins d’un siècle, les Kurdes n’étaient pas présents, c’est vrai, mais contre l’État islamique, qui a causé en France et aux États-Unis tant d’attentats sanglants, ils l’étaient, et de manière exemplaire. C’est à eux que nous devons d’avoir gagné la première manche contre ce totalitarisme ravageur. De la part de la démocratie américaine, ils méritaient le respect et la reconnaissance, pas l’ingratitude.

* Respectivement ethnologue à l’EHESS, philosophe et romancier, écrivain et ancien ministre.

STÉPHANE BRETON, PASCAL BRUCKNER, PATRICE FRANCESCHI ET BERNARD KOUCHNER