Dr Abdulkarim Omar : « La communauté internationale ne doit pas nous abandonner »

mis à jour le Mardi 26 mars 2019 à 12h44

lefigaro.fr | Entretien par Adrien Jaulmes | 24/03/2019

LE COSECRÉTAIRE KURDE aux Affaires étrangères du Rojava répond aux questions du Figaro.

LE FIGARO. - L’État islamique est-il vaincu ?

Dr Abdulkarim OMAR. - L’État islamique est vaincu géographiquement et militairement, mais cela ne signifie pas la disparition du terrorisme. Des dizaines de cellules dormantes demeurent et son idéologie continue d’exister dans les régions qu’il a gouvernées pendant des années, comme Raqqa et Deir ez-Zor. Mais surtout l’environnement dans lequel il est apparu et a prospéré existe toujours : il n’y a pas de stabilité en Syrie. Si l’on veut éradiquer le terrorisme, il faut résoudre la crise syrienne et établir une nouvelle Syrie, démocratique et décentralisée, à laquelle participeront tous les Syriens. Sans quoi un nouvel État islamique émergera sous un autre nom.

Cela est-il compatible avec le retour de l’État syrien dans les régions du nord et de l’est du pays ?

Le régime a gardé le même état d’esprit qu’avant 2011. Il veut reprendre militairement le contrôle de toute la Syrie, et rétablir le même système de gouvernement. Il considère qu’il a gagné d’un point de vue militaire. Des pans entiers du territoire sont encore occupés, des millions de personnes ont été déplacées ou sont réfugiées à l’étranger, des dizaines de milliers d’autres ont été tuées : ce n’est pas une victoire. La crise syrienne ne sera pas résolue de cette façon.

La Turquie est-elle un obstacle au règlement de la crise ?

La Turquie, en tant que membre de l’Otan, n’a pas joué son rôle dans la guerre contre l’EI. Au contraire : les combattants et les terroristes étrangers de l’EI sont entrés en Syrie en passant par son territoire et avec son aide ; ceux qui sont partis en Europe pour commettre des attentats sont passés par la Turquie avec son assistance. Quand l’État islamique contrôlait une partie du nord de la Syrie, il avait une frontière commune avec la Turquie. Celle-ci leur était ouverte : ils avaient des échanges commerciaux, allaient faire soigner leurs blessés dans les hôpitaux turcs et faisaient transiter leurs renforts militaires.

Que penser de la stratégie de Trump ?

Nous avons établi une étroite collaboration avec les États-Unis pour vaincre l’État islamique. Mais il n’y a jamais eu de stratégie américaine concernant le futur de la Syrie. Après la libération de Raqqa en 2017, les États-Unis ont dit qu’ils voulaient maintenir une présence à long terme pour préserver la stabilité de la région, reconstruire les zones libérées, et les déminer afin de permettre le retour des déplacés, soutenir les Forces démocratiques syriennes pour empêcher le retour des terroristes, et aussi contrer l’expansion de l’Iran dans la région. Mais à la fin de l’année dernière, Trump a annoncé en un seul tweet qu’il allait retirer rapidement ses forces et laisser les mains libres à Erdogan dans la région. Depuis, la Maison-Blanche a décidé de maintenir un certain nombre de troupes pour le maintien de la stabilité. La stratégie des Américains en Syrie est loin d’être claire.

La Turquie risque-t-elle de lancer une nouvelle opération transfrontalière dans le nord-est de la Syrie ?

Les Turcs vont envahir la région si la possibilité se présente. Si cela se produit, nous allons résister et les combats auront de nombreuses conséquences. En premier lieu, la crise syrienne va s’aggraver et s’intensifier, ce qui va entraîner des conséquences pour toute la région. En deuxième lieu, une invasion turque risque de déclencher une nouvelle vague de réfugiés, notamment vers l’Europe. Enfin, les milliers de prisonniers de l’État islamique que nous détenons en profiteront pour s’enfuir de leurs prisons, ce qui constituera un nouveau danger pour nous, mais aussi pour la communauté internationale.

Que faut-il faire des prisonniers étrangers de Daech que vous détenez ?

Nous détenons plusieurs centaines de combattants étrangers, plusieurs milliers si l’on compte leurs familles, ressortissants de 49 pays, sans compter les Syriens qui sont aussi nombreux. Malheureusement la communauté internationale et en particulier les pays européens les considèrent comme un danger pour eux et ne veulent pas les reprendre. Ils ont tort. Les terroristes et leurs familles sont ici, mais le danger qu’ils représentent concerne la communauté internationale tout entière.

De plus, des milliers d’enfants ont été élevés et endoctrinés par l’idéologie terroriste. Si on ne s’occupe pas de les rééduquer, et de les réintégrer dans leurs communautés, ils deviendront à leur tour des terroristes et constitueront un danger pour tous.

Si les Européens ne veulent pas les reprendre, une solution alternative pourrait être l’établissement d’une cour de justice internationale dans la région, avec des prisons sous protection de forces internationales et des camps pour les familles.

Craignez-vous que la fin de la campagne militaire contre l’EI signifie votre abandon par vos alliés occidentaux ?

Nous avons fait face à des terroristes qui menaçaient le monde entier. Ce combat a été livré pour l’humanité. Le résultat a été la défaite de l’EI et la capture des terroristes. Nous avons empêché que de nouveaux attentats soient commis en Europe. Si l’on veut la stabilité en Syrie et la défaite du terrorisme, il faut entamer un processus politique. La communauté internationale doit jouer un rôle pour lever le veto turc qui empêche notre participation à ce processus. La crise syrienne ne pourra pas être résolue si 30 % du pays est tenu à l’écart du processus politique. Nous demandons à la communauté internationale de ne pas nous tourner le dos et nous abandonner, et de nous aider jusqu’à ce que la crise syrienne soit résolue.

propos recueillis par A.  J.