Le réalisateur des « Filles du feu » : « Je filme l’impression de la guerre, pas les combats »

mis à jour le Mercredi 13 juin 2018 à 17h35

Lemonde.fr | Propos recueillis par Allan Kaval

L’ethnologue Stéphane Breton s’est penché sur le quotidien de combattantes kurdes de Syrie pour son nouveau documentaire « Filles du feu ».

Pendant trois ans, au cours de plusieurs séjours, l’ethnologue Stéphane Breton (Un été silencieux, Nuages apportant la nuit) a filmé le quotidien de combattantes kurdes de Syrie pour son nouveau documentaire, Filles du feu – un film que son réalisateur revendique « impressionniste ».

Dans quelles circonstances avez-vous commencé le ­tournage de « Filles du feu » ?

J’ai commencé à m’intéresser à ce qui se passait chez les Kurdes de Syrie en 2013. J’avais appris l’existence des femmes combattantes. Elles n’étaient pas encore devenues les images publicitaires de la guerre contre l’organisation Etat islamique en 2014.

Dès le début de la révolution syrienne, les Kurdes ont conquis une autonomie qu’ils ont dû défendre par les armes contre les milices islamistes. Je sentais bien que la présence de femmes dans leurs rangs exprimait quelque chose d’unique. Mon premier ­séjour sur place remonte à janvier 2015. L’attentat de Charlie Hebdo a eu lieu quand j’étais là-bas. Les forces kurdes n’avaient pas encore gagné la dévastatrice bataille de Kobané contre les ­djihadistes, qui auraient pu triompher si la Coalition internationale n’était pas intervenue.

Qu’est-ce qui vous a convaincu que ce sujet serait le bon ?

Un jour, je me suis rendu dans une maison de convalescence pour grands blessés. J’ai été ébloui au spectacle de cette fraternité, de cette tendresse, de cette douceur entre les combattants. La fraternité des armes existe sur tous les fronts du monde. On la retrouve chez Barbusse, chez Jünger. Mais c’est là que moi je l’ai vue pour la première fois, et je l’ai vue d’une manière qui m’a beaucoup plu et m’a inspiré confiance. J’avais le sentiment d’être dans un roman de Kerouac, au milieu de gens souvent très jeunes qui se battaient pour la survie de leur ­peuple avec une tranquillité, une décontraction et une absence d’exaltation surprenantes. Je les ai trouvés beaux et dignes. Cet éblouissement est à l’origine du film. Je suis, comme tout ethnologue, un adepte de la sainte ignorance : ce ne sont que les premières impressions et des choses aussi infimes que les regards et les gestes qui importent. Ce qui compte dans un film, c’est ce que l’on observe depuis le rez-de-chaussée et non pas les connaissances préalables, qui rendent souvent moins lucide.

Votre travail s’est poursuivi tout au long de la guerre qu’ont ­menée les forces kurdes syriennes contre les djihadistes. Le film comporte des séquences ­tournées dans des phases ­différentes de ce conflit…

Pendant trois ans, cette histoire a été ma vie. J’ai passé huit mois en Syrie, au cours de quatre voyages. Les Kurdes de Syrie, lorsque je suis arrivé, n’étaient qu’un petit nombre de combattants acculés sur une bande de terre en marge de la Syrie. Après le soutien des Occidentaux, tout a changé, ils n’ont cessé d’avancer, de conquérir de nouveaux territoires, de s’affranchir de la haine qui les cernait. Lors de mon dernier séjour, en août 2017, les Kurdes étaient en train de prendre Rakka, la capitale de l’Etat islamique. La guerre se terminait. Je n’ai pas filmé les combats mais l’impression diffuse de la guerre, son sentiment poétique et inquiétant. La guerre est beaucoup faite d’attente. S’asseoir en fumant une cigarette en fait partie. Elle crée hors du temps habituel un univers dans lequel tout est suspendu, celui du Désert des Tartares. Que plus rien n’ait d’importance, cela unit les combattants d’une manière extraordinaire. Voilà sur quoi porte mon film – sur l’âme, la frugalité, la simplicité. Les filles et les garçons que je filme ont abandonné leur existence normale pour rejoindre la lutte. Ils ont pris un nom de guerre, ils se sont engagé à vie, ils ont renoncé à l’amour et se vouent corps et âme au mouvement. Ils forment une sorte d’avant-garde, une société utopique hors de la société. C’est elle que j’ai filmée.

Vous avez choisi de ne pas expliquer le contexte ­politique, géographique et historique des images du film. Pourquoi ?

Beaucoup de choses ont été dites et montrées sur cette guerre, souvent par des gens pressés qui n’ont pas pris le temps de regarder les choses d’en bas : la manière dont on boit le thé, dont on fume, dont on se parle. C’est cela qui m’a toujours intéressé en tant que cinéaste, le degré zéro en somme. Ce film n’est pas destiné à expliquer la géopolitique de la région ni l’idéologie des combattants. C’est un film impressionniste, et je me refuse à commenter les faits sous peine d’être aveugle au reste. Les gens vivent leur vie avant d’être les sujets d’un film. C’est pourquoi j’ai pris le contrepied des reportages sur les femmes combattantes où elles donnent des interviews en langage officiel sur fond de coucher de soleil. On s’est beaucoup intéressé à elles parce qu’elles offraient un beau cliché. Le mythe et l’apparence primaient. J’ai voulu les montrer au contraire telles qu’elles sont. Ceux qui considèrent que la vie se réduit à l’information vont protester et prétendre qu’on ne comprend pas ce qui se passe, comme si comprendre revenait à ne pas se satisfaire de ce que l’on voit. J’adopte une autre position, celle du voyageur et du cinéaste : c’est le point de vue partial, limité et sensible de quelqu’un qui ne sait pas où il est et qui le découvre au fur et à mesure. Un film est une expérience, pas un commentaire.