Bataille d'Afrin : «Silence, on ne massacre que des Kurdes...»

mis à jour le Mardi 13 mars 2018 à 16h33

lefigaro.fr | Par  Pierre Rehov (*) | le 13/03/2018

FIGAROVOX/TRIBUNE - Pierre Rehov dresse un tragique état des lieux de l'élimination des Kurdes à Afrin par le régime d'Erdogan. Dans le silence presque complet des États et des organisations internationales, Ankara se livre à des massacres qui rappellent l'effroyable génocide commis par la Turquie contre les Arméniens.

Qui veut tuer son chien, l'accuse de la rage. Cet adage n'a peut-être pas sa traduction en langue turque, mais cela fait plusieurs décennies que les Ottomans l'ont adapté à leur façon contre la population kurde. Pour Erdogan, cela ne présente aucun doute: afin d'éliminer librement cette minorité sans provoquer l'opprobre, il suffit de l'accuser de terrorisme.

Étant donné le peu de réactions de l'Occident, alors qu'au moment où sont rédigées ces lignes les forces turques, malgré leur démenti, se livrent à un nettoyage ethnique majeur autour d'Afrin, ville située au nord de la Syrie, il semble que la technique continue de faire ses preuves.

Des centaines de vies innocentes ont déjà été perdues sous les bombardements et les opérations coups de poing des milices affiliées à l'armée d'Ankara. Les hôpitaux sont débordés et le nombre de blessés augmente chaque heure dans des proportions affligeantes.

Pourtant, personne ne fait rien. Pas même l'ONU, qui se contente, par la voix de son coordinateur humanitaire régional Panos Moumtzis, d'émettre des «rapports troublants».

Tragiquement, les Kurdes, peuple d'environ 34 millions d'âmes réparties essentiellement entre quatre pays, la Turquie, l'Iran, l'Irak et la Syrie, ont déjà souffert plusieurs massacres. Notamment en 1988, sous le joug de Saddam Hussein, lorsque ce dernier chargea son cousin, Ali Hassan Al Majid de leur «solution finale». La tentative de génocide, connue sous le nom d'Anfal, dont le point culminant fut le bombardement au gaz toxique d'Halabja le 16 mars 1988, provoqua la mort de 100 000 à 180 000 civils selon les estimations, tous seulement coupables d'être Kurdes.

Arrêté pendant l'intervention américaine, puis appelé à répondre de ses crimes devant la cour pénale internationale, Al Majid, surnommé «Ali le chimique» se serait emporté en entendant ces chiffres: «C'est quoi cette exagération? 180 000? Il ne pouvait pas y en avoir plus de 100 000!»

Seulement, si la majorité des médias a couvert les deux interventions américaines en Irak, pour réfuter l'hypothèse de la possession d'armes de destruction massives par Saddam Hussein lors de la seconde invasion, il est difficile de retrouver des unes scandalisées, de grands placards accusateurs, ou des archives d'émissions consacrées à cette tragédie.

Pour comprendre la raison derrière les massacres à répétition des Kurdes de Turquie et maintenant de Syrie par le gouvernement d'Ankara, il faut remonter au début du vingtième siècle.

La création d'un État

Kurde est une vieille promesse, datant de la conférence de Paris de 1919, où une frontière proposée par la délégation kurde devait couvrir quelques morceaux de la Turquie et de l'Iran et empiéter en Irak et en Syrie. Une nouvelle limite territoriale, plus réduite, fut proposée l'année suivante au traité de Sèvres. Seulement l'espoir d'un Kurdistan indépendant fut immédiatement étouffé par le refus de Mustafa Kemal de signer le traité. En 1945, un second tracé, couvrant cette fois une plus grande partie de la Turquie, fut proposé lors de la première conférence des Nations Unies à San Francisco.

Une nouvelle fois, non suivi d'effet.

Le seul État véritablement kurde ne vit le jour que pendant quelques mois dans une toute petite partie de l'Iran, sous le nom de République de Mahabad, dirigée par Mustafa Barzani, avant d'être écrasée avec une brutalité effroyable par le régime du Shah.

Malgré leur situation dramatique, et le refus de reconnaître jusqu'à leur identité par les régimes turcs successifs, leur langue et leurs coutumes faisant même l'objet d'interdiction par Ankara, les Kurdes de Turquie n'ont commencé à se révolter qu'à partir des années soixante-dix, avec la création du «Parti des Travailleurs Kurdes», le PKK, d'essence marxiste-léniniste.

Mais, même si leurs méthodes étaient issues de concepts révolutionnaires violents et dépassés, c'est leur velléité d'indépendance et leur idée de société calquée sur les valeurs humaines de l'Occident, notamment concernant l'égalité entre les sexes, qui représentaient le vrai danger pour Ankara.

S'ensuivirent donc une guérilla et un cycle de violences soigneusement exploités par la Turquie qui a consacré des millions de dollars en communication jusqu'à obtenir l'inscription du PKK sur la lise des organisations terroristes, en Europe et aux USA.

L'étiquette «terroriste» appliquée aux dissidents kurdes permit aussitôt à la Turquie de se livrer sereinement à des purges visant tous les secteurs de la société, sans recevoir la moindre condamnation. Il suffisait désormais à Ankara d'accuser un contestataire de «sympathie envers le terrorisme» pour le jeter en prison, où il croupirait pendant des mois dans l'attente de l'ouverture d'un procès.

En 1999, l'arrestation d'Abdullah Öcalan, leader du PKK, permit l'établissement d'un cessez-le-feu précaire, jusqu'à l'élection d'Erdogan, déjà bien décidé à régner d'une main de fer et à étouffer toute forme de dissidence, ainsi qu'il l'a prouvé depuis.

Les hostilités ont repris en 2004, un an après son arrivée au pouvoir, la Turquie affirmant que 2 000 combattants du PKK en exil avaient franchi la frontière, tandis que l'organisation mise en sommeil reprenait son nom et accusait l'armée de ne pas avoir respecté la trêve.

Les atrocités commises par le gouvernement turc contre sa minorité kurde ne sont pas sans rappeler le génocide arménien, nié jusqu'à ce jour par le gouvernement d'Ankara, bien que largement documenté par des observateurs extérieurs et désormais reconnu par un grand nombre de pays occidentaux. La méthode est sensiblement la même: accusations sans fondement, procès expéditifs, épuration locale sans témoins, négation ou justification auprès de la communauté internationale.

La cause kurde, trahie par Obama dès son arrivée au pouvoir malgré les promesses faites par son prédécesseur, trouva cependant un certain regain par sa participation à la lutte contre l'État Islamique à partir de 2014.

Cela nous conduit à Kobane, où hommes et femmes kurdes, armés seulement de kalachnikovs, résistèrent pendant des jours aux tanks et à l'artillerie de Daech, pour remporter une incroyable victoire, célébrée dans le monde entier comme le triomphe du bien sur le mal.

Les images désormais célèbres de ces femmes aux traits farouches et au regard fier, vêtues d'un vieux treillis, les cheveux dans le vent, sous fond de carcasses d'automitrailleuses et de tous-terrains carbonisés, inspirent le film en cours de production de Caroline Fourest, «Red snake» qui veut rendre hommage à leur courage exemplaire, contre la lâcheté et l'ignominie des combattants du khalifat.

Le premier souci d'Erdogan est de faire passer sous silence les atrocités commises par son armée.

Malheureusement, les mêmes idées d'indépendance, de liberté et d'égalité sur fond de féminisme, qui stimulèrent la résistance kurde contre l'obscurantisme génocidaire de Daech, sont devenues les causes du carnage actuel, perpétré sous prétexte de lutter contre le «terrorisme» par le dirigeant Turc.

En s'attaquant à l'YPG et à l'YPJ (les unités de protection des femmes et du peuple) qui avaient réussi à établir une enclave de paix relative dans la région d'Afrin, Erdogan, en passe de rétablir une forme de dictature islamique dans une Turquie pourtant moderne, envoie un message clair au reste du monde.

Hors de question que des minorités non acquises à sa version de l'Islam puissent se targuer d'avoir obtenu la moindre victoire. Et surtout, aucune velléité d'indépendance ne saurait être tolérée par son gouvernement.

L'YPG et YPJ étant soutenus, du moins logistiquement, par le gouvernement américain, le premier souci d'Erdogan est de faire passer sous silence les atrocités commises par son armée. Tandis que l'accès aux réseaux sociaux a progressivement été limité dans toute la Turquie, les arrestations des protestataires se multiplient.

En janvier de cette année, des centaines d'universitaires du monde entier ont signé une pétition appelant le gouvernement turc à «arrêter le massacre». La seule réaction d'Ankara a été d'arrêter trois professeurs de l'université d'İstanbul signataires de la pétition et de les faire condamner pour «propagande terroriste».

Alors, tandis que les tanks turcs encerclent Afrin et que l'armée de l'air pilonne les positions de l'YPG et de l'YPJ, sans se soucier du nombre de victimes civiles, des rapports signalant même l'utilisation du napalm, il reste à se demander combien de temps les alliés de la Turquie continueront à détourner un regard pudique des exactions commises par ce membre de l'OTAN.

De son côté, frustré dans son incapacité à résoudre rapidement son problème kurde par une solution finale, Erdogan, que rien ne semble retenir dans sa volonté avouée de reconstituer l'Empire Ottoman, a été jusqu'à s'emporter contre ses alliés de l'Alliance Atlantique: «Nous sommes en permanence harcelés par des groupes terroristes à nos frontières. Malheureusement, jusqu'à aujourd'hui, il n'y a pas eu une seule voix ou un seul mot positif de l'OTAN» s'est-il agacé.

Erdogan ne connaît sans doute pas la phrase célèbre du politicien et philosophe Edmond Burke: «Pour que le mal triomphe, seule suffit l'inaction des hommes de bien.»

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(*) Pierre Rehov est reporter de guerre, réalisateur de documentaires sur le conflit israélo-arabe, et expert en contre-terrorisme.