Afrin, « le monde perdu » des Kurdes syriens

mis à jour le Mardi 27 février 2018 à 18h01

La-croix.com | Jérémy André, correspondant à Afrin

Isolé du reste du pays, ce canton à majorité kurde du nord-ouest de la Syrie est la cible de l’opération « Rameau d’olivier », lancée par la Turquie le 20 janvier.

Face à la seconde armée de l’Otan, les combattants kurdes résistent, mais jusqu’à quand ?

Entrer à Afrin, c’est comme explorer Le Monde perdu d’Arthur Conan Doyle. Sur un plateau festonné et enclavé, coupé de tout, survit une petite Syrie multiethnique, un vestige du brassage de Kurdes, d’Arabes et de yézidis qui a disparu des régions voisines.

Cet univers fossile est lui-même aujourd’hui menacé. Au-dessus planent tels des ptérodactyles les avions et drones turcs, engagés depuis le 20 janvier dans l’opération « Rameau d’olivier ».

Pour protester contre « l’invasion », la rue danse, chante, scande

Cette offensive turque vise à expulser de la zone les YPG (les Unités de protection du peuple), la milice kurde syrienne qui tient l’enclave depuis 2011. Situé à l’extrémité nord-ouest de la Syrie, le « canton » d’Afrin a acquis une autonomie de facto avec la guerre civile syrienne, comme le reste du Rojava, le Kurdistan syrien, mais il en est séparé par une bande de territoires. Autrefois aux mains de Daech, cet intervalle est passé sous le contrôle au nord des milices syriennes pro-turques, et au sud des forces du régime.

La ville d’Afrin a des airs de village troglodyte. Ses immeubles grimpent en rangs compacts sur trois collines. Elle comptait 35 000 habitants (175 000 dans tout le district) en 2004, auxquels s’ajoutent aujourd’hui les centaines de milliers de déplacés de la guerre civile.

Malgré le tonnerre des explosions de plus en plus proches et fréquentes, la vie continue, les klaxons résonnent, les hommes marchandent, palabrent, les véhicules vrombissent, et ces jours-ci, pour protester contre « l’invasion », la rue danse, chante, scande.

188 morts, 620 blessés, après un mois et une semaine

Les drapeaux vert, jaune et rouge du Rojava flottent au vent, comme ceux de couleur blanche de la Fédération du nord de la Syrie (l’alliance entre les Kurdes et les régions qu’ils ont libérées de Daech). D’immenses portraits à l’effigie d’« Apo », Abdullah Öcalan, l’inspirateur des YPG, et le fondateur du PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan), guérilla révolutionnaire kurde qui lutte depuis quarante ans contre l’État turc, ornent les rues.

L’épaisse moustache d’Apo est partout, comme dans le bureau du directeur de l’hôpital, Jewan Mohammad, 53 ans, qui tient le compte des victimes civiles : 188 morts, 620 blessés, après un mois et une semaine.

« Nous sommes débordés », s’indigne-t-il. « Nous n’avons pas assez de lits, nous amputons sans l’équipement nécessaire. » Le 17 février, six patients venus du village d’Arinde ont été admis avec les symptômes d’une intoxication au gaz de chlore, après un bombardement.

L’artillerie et l’aviation turque ont frappé un convoi de civils

Sur les routes en lacets, trois des 136 ambulances du docteur Mohammad ont déjà été endommagées par des éclats d’obus ou des tirs. À 10 km au sud d’Afrin, dans le village de Basutê, dont les rues sont taguées aux noms du PKK et d’Apo, des mortiers obligent les habitants à se réfugier dans leurs caves.

Et juste au-dessus du village, le jeudi 22 février en début de soirée, l’artillerie et l’aviation turque ont même frappé un convoi de civils, des manifestants venus du reste du nord de la Syrie. L’un d’eux est mort, le crâne défoncé par un éclat.

Pour prendre le contrôle d’Afrin, les Turcs doivent encore faire tomber les trois verrous du canton : les bourgs de Jandaris, Raju et Bulbul, proches de la frontière avec la Turquie. « Ils pensaient que la plaine de Jandaris serait une prise facile. Ils ont à peine pris un quartier », confie Gulê Jumo, « ministre de la défense » du canton.

« Les Russes utilisent les Turcs pour qu’Afrin soit sous le contrôle de Bachar Al Assad »

« Les arbres, les pierres, les collines se battent avec nous ! » Mais face à la seconde armée de l’Otan, il a bien fallu faire appel à d’autres forces : lundi 19 février, au nom de la défense du territoire syrien, des milices de Bachar Al Assad sont venues prêter main-forte aux Kurdes. « Pour l’instant, 300 à 400 miliciens syriens combattent avec nous », reconnaît Jumo.

Mais les négociateurs, tel Abdel Rahman Salman, 50 ans, membre du comité diplomatique du canton d’Afrin, craignent un cadeau empoisonné : « Les Russes utilisent les Turcs pour qu’Afrin soit sous le contrôle de Bachar Al Assad », pressent-il.

Longtemps, des troupes russes basées à Afrin avaient été l’assurance-vie des Kurdes, jusqu’à leur retrait subit à la veille de l’offensive. « On veut bien négocier, mais d’égal à égal », s’offusque Abdel Rahman. « Pas question de se rendre sans conditions. »

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Moscou ordonne une « trêve humanitaire » dans la Ghouta orientale

Les agences russes ont rapporté lundi 26 février que le président russe Vladimir Poutine avait ordonné l’instauration d’une « trêve humanitaire » quotidienne à partir de mardi 27 février dans la Ghouta orientale en Syrie, fief rebelle qui fait l’objet d’une offensive meurtrière du régime syrien.

Celui-ci menait lundi 26 février encore de nouveaux bombardements aériens et d’artillerie meurtriers dans ce bastion rebelle aux portes de Damas. Et ce, malgré la résolution votée samedi à l’appel de l’ONU qui réclame l’application immédiate d’une trêve de trente jours en Syrie pour distribuer des aides humanitaires et évacuer les blessés les plus graves.

Les frappes aériennes ont fait plus de 550 morts depuis le 18 février dans cette enclave assiégée, et des accusations d’attaques chimiques ont été évoquées avec 14 cas de suffocation. Le régime mène une campagne aérienne qui, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme et un média pro-étatique, a été lancée en prélude à une offensive terrestre pour reconquérir la Ghouta orientale. Appuyé par son indéfectible allié russe, il a recours aux bombes, barils d’explosifs et obus.

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Afrin, retour à la case départ

2011. Au début de la rébellion contre le régime de Assad, les Kurdes – environ 15 %
de la population syrienne – étaient restés neutres.

2012. Après le retrait des forces gouvernementales syriennes de la zone, Afrin est devenue
la première région kurde en Syrie à échapper au contrôle du régime de Bachar Al Assad et les autorités y ont installé une administration autonome.

2015-2017. Face à l’emprise grandissante des djihadistes de Daech, les combattants kurdes – au sein de l’alliance arabo-kurde FDS (Forces démocratiques syriennes) – ont repris les fiefs djihadistes de Kobané (fin 2015) et Rakka (octobre 2017), signant la défaite de Daech.

20 janvier 2018. L’armée turque, appuyée par des rebelles syriens, a lancé une offensive terrestre et aérienne contre la zone d’Afrin pour en chasser les milices kurdes syriennes.

Février 2018. Des négociations militaires sont en cours pour un retour potentiel des forces progouvernementales syriennes à Afrin.

Jérémy André, correspondant à Afrin