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POINT SUR LA SITUATION EN TURQUIE

CILDEKT
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Liste
NO: 37

9/7/1996

  1. INCARCÉRATION DE 39 DIRIGEANTS DU PARTI PRO-KURDE HADEP
  2. LE CABINET ERBAKAN OBTIENT LA CONFIANCE DU PARLEMENT TURC
  3. AU 50ÈME JOUR DES GRÈVES DE LA FAIM
  4. UN PAYSAN KURDE ÂGÉ DE 60 ANS A ÉTÉ ABATTU PAR LES SOLDATS TURCS LE 5 JUILLET
  5. VERS UNE PÉRIODE D'ATTENTATS-SUICIDE ?
  6. UNE FEMME KURDE PARALYSÉE À LA SUITE DE TORTURES SUBIES


INCARCÉRATION DE 39 DIRIGEANTS DU PARTI PRO-KURDE HADEP


La cour de sûreté de l'État d'Ankara a décidé, le 5 juillet, l'incarcération des 39 principaux dirigeants du parti pro-kurde légal HADEP. Ces dirigeants sont collectivement tenus responsables de «la profanation du drapeau turc lors du 2ème Congrès du HADEP le 23 juin». Ce jour-là un individu cagoulé avait décroché le drapeau turc accroché sur le mur de la salle du Congrès et l'avait remplacé par un drapeau du PKK. Plusieurs dirigeants du Parti avaient parlé de «provocation policière» et exprimé «leur regrets et leurs excuses au peuple turc». Les médias nationalistes ont développé une vaste campagne demandant «le châtiment des traîtres et l'interdiction de leur parti». Les principaux dirigeants nationaux et régionaux du Hadep ont été arrêtés à la sortie même de la salle du Congrès par l'imposant dispositif policier déployé. Après 12 jours de garde-à-vue, la Cour de sûreté de l'État d'Ankara décide donc d'incarcérer 39 responsables de ce parti, dont son président Murat Bozlak. Les chefs d'inculpation évoqués sont «appartenance à une organisation illégale (PKK)» et «aide à une organisation illégale». Ces responsables kurdes sont passibles de 3 à 15 ans de prison et leur parti risque d'être interdit. Parmi eux figure notamment l'ex-député DEP de Mus Sirri Sakik, qui condamnant devant les caméras de la télévision l'offense au drapeau turc, avait déclaré qu'il fallait respecter les symboles et les drapeau de chaque peuple, les siens, comme ceux d'autrui. C'est cet «autrui» qui lui vaut maintenant d'être arrêté et poursuivi pour «séparatisme». S. Sakik était déjà resté en prison de mars en décembre 1994 dans le cadre du procès intenté à Leyla Zana et à ses collègues députés du DEP.

LE CABINET ERBAKAN OBTIENT LA CONFIANCE DU PARLEMENT TURC


Le gouvernement de coalition formé entre le parti islamiste de la Prospérité (RP) de Necmettin Erbakan et le parti conservateur de la Juste Voie (DYP) de Tansu Çiller a réussi à franchir le difficile cap du vote d'investiture en obtenant le 8 juillet 278 voix contre 265. La majorité requise étant de 276 voix, le nouveau cabinet obtient son investiture d'extrême justesse grâce notamment aux 7 voix du parti de l'extrême droite religieuse de la Grande Union (BBP). 10 députés du DYP, dont Emre Gönensoy, ex-ministre des Affaires étrangères, Ismet Sezgin, ex-ministre de l'Intérieur, ont voté contre «au nom de la défense de la laïcité» et ils vont tous démissionner de la formation de Mme. Çiller. 4 autres députés de cette formation, dont le général Güres, ex-chef d'état-major des armées, Hayri Kozakçioglu, ex-super gouverneur des provinces kurdes, ont préféré ne pas assister à cette séance du Parlement qualifié d'historique par les médias turcs.

L'événement est en tous cas sans précédent dans l'histoire de la République turque. En effet, c'est la première fois dans les 74 ans d'existence de cette république qu'un islamiste déclaré va diriger le gouvernement. Cela avec seulement 21% des voix obtenues dans les élections législatives de décembre. Ironie du sort: c'est une femme politique qui, à l'intérieur et à l'extérieur du pays, s'est présentée comme «le rempart laïc contre le danger islamiste» qui sert de tremplin à l'accession au pouvoir des islamistes, simplement pour sauver sa tête, pour éviter d'avoir à répondre de lourdes charges de corruption devant la Haute cour de Justice. Ceux qui en Turquie et en Occident ont soutenu jusqu'au bout Mme. Çiller, y compris dans sa cruelle campagne de destruction des villages kurdes, doivent aujourd'hui s'en mordre les doigts !

Habile tacticien et calculateur, Necmettin Erbakan, ex-professeur à l'Université technique d'Istanbul, a toutes les raisons de savourer sa victoire. Il a d'abord mis en accusation pour corruption Tansu Çiller pour provoquer l'éclatement de la coalition des partis conservateurs, puis offert à Çiller de passer l'éponge en échange d'une alliance gouvernementale. La capitulation de Tansu Çiller et des promesses mirifiques faites aux députés hésitants ont fait le reste pour sa «victoire historique».

L'argent a été largement décisif dans le vote des députés turcs. Le quotidien Milliyet annonçait à la Une de son édition du 6 juillet le tarif pratiqué: Sur ce marché extraordinaire 1 voix de député pour l'investiture vaut $2 millions, 1 abstention ou absence vaut $ 1 million. Un député d'opposition qui démissionne de son parti et rejoint le DYP de Tansu Çiller est payé $3 millions. Le petit parti de la Grande Union (BBP) se serait vu offrir $20 millions de dollars et divers postes lucratifs en échange de ses 7 voix.

Dans un pays où un professeur émérite des universités gagne, en fin de carrière, à peine 750 dollars par mois, ces sommes considérables semblent avoir joué un rôle autrement plus décisif que les «convictions» dans le vote du Parlement turc. Exprimant son «désarroi» devant «cette bourse honteuse» le député conservateur kurde Mehmet Sagdiç (ANAP) déclare au Milliyet du 6 juillet que «devant de telles tentations et un tel appât du gain je salue ceux qui parviennent à sauvegarder leur dignité».

Quelles que soient ses conditions d'investiture, le cabinet Erbakan pourrait durer un certain temps faute d'alternative. La fragilité de sa majorité ne lui permettra pas de mettre en pratique les options fondamentales de son programme islamiste mais en tacticien habile le chef du Refah va d'abord essayer d'asseoir la légitimité de son parti, de placer ses cadres dans l'appareil de l'État et tirer pour les siens le meilleur profit économique possible de son passage au pouvoir. Le programme «Refah Light» assorti d'une loi d'amnistie de délits économiques pour mettre à l'aise «Tansu Çiller et ses 40 voleurs» tout comme nombre de financiers occultes du Refah pourra être toléré par la haute hiérarchie militaire qui reste maître suprême du jeu politique en Turquie et qui pourrait à tout moment mettre un terme à ce «jeu» si elle estime que le gouvernement est allé trop loin.

Les porte-feuilles de sécurité (intérieur, défense et de politique étrangères) restent dans les mains du parti de Tansu Çiller. Au sein du Conseil de sécurité nationale (CSN) qui décide de la politique extérieure, des alliances militaires et des questions de sécurité intérieure, le Premier ministre Erbakan ne pourra compter que sur 1 voix sur 10, sa propre voix. Les 5 principaux commandants militaires membres de ce Conseil savent qu'à l'heure des décisions ils peuvent compter sur leurs voix et sur celles de Mme. Çiller, ministre des affaires étrangères ainsi que des ministres de l'Intérieur et de la Défense, tous deux membres du DYP ainsi que sur celle du président Demirel dont le seul souci semble désormais de «durer» et de ne pas connaître un troisième coup d'État militaire. Et si le Conseil de sécurité nationale ne leur donne pas entièrement satisfaction les généraux turcs prouvent toujours jouer leur rôle traditionnel de «gardiens de la République» et refaire un Coup d'État.

Dans ce contexte, il ne faut pas s'attendre à ce que le cabinet Erbakan remette en question les alliances extérieures de la Turquie avec l'OTAN, les accords avec les États-Unis, Israël ou l'Union européenne. On peut tout juste prévoir quelques changements dans les relations d'Ankara avec l'Iran, la Syrie et certains États arabes.

Le débat d'ici fin juillet sur la prolongation du mandat de l'Opération Provide Comfort et sur la levée éventuelle de l'état d'urgence dans certaines provinces kurdes permettra de mieux apprécier la marge de manoeuvre de l'islamiste Erbakan placé sous l'épée de Damoclés des militaires et de connaître sa conception de «fraternité musulmane» invoquée comme approche du problème numéro 1 du pays, le problème kurde.

AU 50ÈME JOUR DES GRÈVES DE LA FAIM


plusieurs prisonniers grévistes sombrent dans la vie végétative. Le mouvement de grèves de la faim mené dans 37 prisons turques est entré, le 8 juillet, dans son cinquantième jour. A la prison de Diyarbakir l'état de santé de 63 grévistes de la faim entrés dans leurs 50ème jour de jeûne est jugé «critique». Certains d'entre eux sont désormais dans la phase de «vie végétative». Des mouvements similaires «de grèves de la faim jusqu'à la mort» sont poursuivis dans les prisons de Bayrampasa d'Istanbul, d'Aydin, de Sakarya, de Mardin et d'Urfa. Les grévistes réclament notamment une amélioration des conditions de détention, l'abrogation d'une récente circulaire répressive du ministère de la justice, la reconnaissance et le respect de leur identité politique et de leur dignité et l'abandon du projet du transfèrement de certains prisonniers à la prison de haute sécurité d'Eskisehir, considéré comme «un enfer». Si ces revendications ne sont pas rapidement prises en considération, les grèves actuelles pourraient aboutir à plusieurs décès dans les jours à venir.

UN PAYSAN KURDE ÂGÉ DE 60 ANS A ÉTÉ ABATTU PAR LES SOLDATS TURCS LE 5 JUILLET


Rentrant à son village de Besevler dans la province de Dersim (Tunceli), Hüseyin Saltik, 60 ans, a été passé par les armes par une patrouille de soldats vers 21h30 qui ont apparemment tiré à vue sans se donner la peine d'arrêter et d'interroger ce «suspect» surpris sur une route de campagne. Les autorités locales n'ont donné aucune explication pour ce meurtre.

VERS UNE PÉRIODE D'ATTENTATS-SUICIDE ?


Une jeune femme kurde, âgée de 24 ans, Zeynep Kinali, a commis le 30 juin un attentat suicide à Tunceli, contre un défilé militaire. Cet attentat a fait 9 morts et une trentaine de blessés. Selon les témoins occulaires, cités par AFP, Mme. Kinali, diplômée de psychologie de l'Université de Malatya, s'est rapprochée des militaires paradant dans la ville kurde de Tunceli en feignant d'être enceinte, puis elle a fait exploser la bombe qu'elle portait sous sa robe. Cet attentat suicide, premier du genre, a eu beaucoup de retentissement dans les médias turcs. Le PKK a revendiqué cette «action héroïque» de sa militante. Dans la mesure où il y a quelques semaines dans des déclarations à la presse allemande le chef du PKK avait affirmé que chaque Kurde de son organisation pourrait se transformer en une bombe-suicide si une solution n'était pas rapidement trouvée au conflit kurde, nombre d'observateurs se demandent si avec l'attentat-suicide de Tunceli on n'est pas entré dans une phase plus radicale du conflit armé qui ensanglante depuis août 1984 le Kurdistan turc et si ces attentats suicides ne vont pas se produire également dans les métropoles turques de l'Ouest du pays.

UNE FEMME KURDE PARALYSÉE À LA SUITE DE TORTURES SUBIES


Mme. Meryem Arasan a été arrêtée le 3 juin à son domicile de Batman par des policiers sous l'accusation de «fréquenter des gens du PKK». Arrachée à ses 6 enfants, âgé de 3 à 12 ans, elle a été conduite les yeux bandés vers un centre d'interrogation où elle a subi pendant 13 jours une série de sévices cruels, y compris la torture à l'électricité. «Au 8ème jour des tortures, j'étais complètement épuisée, brisée, à bout. j'ai demandé à mes tortionnaires d'en finir, de mettre fin à mes jours. Ils m'ont donné un revolver en me disant, «vas-y, fais-le toi-même». J'ai appuyé sur la gâchette, mais ils avaient enlevé les balles. Ils voulaient manifestement continuer à me torturer. Ils ont même arrêté ma fille Zelal, âgée de 12ans, et l'ont torturée. Au bout du 13ème jour ils m'ont relâchée mais je suis paralysée des jambes et j'ai perdu mon équilibre mental», déclare cette mère de famille dans un témoignage publié par le quotidien Özgür Politika du 7 juillet. Mme. Arasan se fait actuellement soigner à Diyarbakir; son mari, Mehmet, et son fils Ferhat sont depuis 1994 incarcérés à la prison de Batman, son foyer dévasté par les raids de police, sa famille brisée.