Publications

Haut

POINT SUR LA SITUATION EN TURQUIE

CILDEKT
 -
Liste
NO: 27

26/3/1996

  1. VERS DES CHANGEMENTS DANS LA POLITIQUE KURDE DE LA TURQUIE ?
  2. INTERVENTION DE L'ARMÉE TURQUE DANS LE KURDISTAN IRAKIEN
  3. QUAND L'ÉTAT TURC FÊTE LE NOUVEL AN KURDE
  4. L'ALLEMAGNE DEMANDERAIT À LA SYRIE L'EXTRADITION D'ABDULLAH OCALAN, CHEF DU PKK
  5. NOUVELLES EXÉCUTIONS EXTRAJUDICIAIRES
  6. LE TÉMOIGNAGE D'UN JUGE TURC SUR LE FONCTIONNEMENT DE LA JUSTICE DANS LE KURDISTAN


VERS DES CHANGEMENTS DANS LA POLITIQUE KURDE DE LA TURQUIE ?


En visite à Igdir pour les festivités du Nouvel An kurde, le Premier Ministre turc s'est engagé, le 21 mars, à adopter "une nouvelle approche, plus humaine, plus réaliste et plus courageuse du problème kurde, incluant notamment une levée de l'interdiction de l'enseignement de la langue kurde". Parlant à un petit groupe de journalistes étrangers, M. Yilmaz a notamment déclaré: "la principale différence entre mon gouvernement et les gouvernements précédents réside dans la définition du problème. Nous ne définissons pas ce problème comme un problème de terrorisme. Il s'agit d'un problème chronique de la Turquie qui s'est aggravé à la suite des échecs successifs des précédents gouvernements (..) Après les terribles événements du passé, après la perte de 15 000 vies, je pense que nous sommes d'accord pour estimer que ce problème ne peut être résolu que par des moyens pacifiques et non par des moyens militaires". Le Premier Ministre turc affirme que "le terrorisme du PKK dans le Sud-Est est maintenant sous contrôle, ce qui permet de prendre des mesures politiques". Parmi ces mesures, M. Yilmaz indique " l'éducation dans la langue kurde" qui "ne devrait pas être interdite". Toutefois, ajoute-t-il, "l'État n'est pas tenu de fournir ce service à ses citoyens" laissant ainsi entendre que les écoles privées seraient autorisées à le faire. M. Yilmaz a enfin souligné que "la nouvelle approche du problème comporte également des mesures pour stimuler l'économie dans le Sud-Est, la région la moins développée de la Turquie"

Intervenant quelques jours après le "briefing" sur les problèmes de sécurité, donné par l'état-major des armées à M. Yilmaz et à ses principaux ministres, cette déclaration d'intentions du Premier Ministre turc n'a pas suscité beaucoup de commentaires en Turquie même, comme si elle n'était destinée qu'à l'opinion publique occidentale à l'affût du moindre signe d'évolution d'Ankara sur le problème kurde. Les médias turcs ont accordé plus de place à l'exploit de Mme. Yilmaz sautant, devant les caméras, sur un feu de Newroz (Nouvel An kurde). Par ailleurs, M. Yilmaz n'a donné aucune indication précise sur "la nouvelle approche politique du problème kurde". Celle-ci implique-t-elle une amnistie des prisonniers politiques ? La suspension des opérations militaires pour répondre à l'offre de cessez-le-feu du PKK est-elle envisagée à plus ou moins court terme? Une foule de questions sans réponses font craindre que les déclarations de M. Yilmaz ne soient finalement qu'une nouvelle version des promesses sans lendemain de Mme. Çiller à la veille de certaines dates importantes du calendrier diplomatique turc. Un effet d'annonce à la veille du Conseil des ministres de l'Union européenne du 26 mars qui devait précisément débattre du déblocage de l'aide financière communautaire à la Turquie ? Mais, en raison du contentieux turco-grec cette réunion vient d'être reportée.

INTERVENTION DE L'ARMÉE TURQUE DANS LE KURDISTAN IRAKIEN


L'aviation turque effectue depuis le 15 mars des raids quotidiens à l'intérieur du Kurdistan irakien. Sous prétexte de destruction des camps du PKK, de nombreux villages situés à l'intérieur d'une bande territoriale, longeant sur une largeur de 10 km la zone frontalière, ont été bombardés par la chasse et les hélicoptères turcs. Des unités d'intervention terrestres ont également effectué plusieurs incursions à l'intérieur de cette zone qui reste interdite à la presse et aux média. Pour préserver le black-out total sur ces opérations, la Turquie refuse depuis près de deux semaines l'accès du Kurdistan irakien aux ONG humanitaires occidentales portant assistance à la population civile dans le cadre de la résolution 688 de l'ONU. Plusieurs ONG ont saisi le secrétariat général des Nations Unies contre cette violation flagrante d'une résolution humanitaire de l'ONU par les autorités turques. Devant la multiplication des témoignages, celles-ci ont, le 21 mars, reconnu, par la voix du Premier ministre, l'existence de ces opérations militaires à l'intérieur du Kurdistan irakien, tout en maintenant le black-out de la presse. Les États occidentaux associés au sein de l'opération Provide Comfort, pour la protection des Kurdes irakiens, bien au courant de l'intervention militaire turque n'ont pas réagi à ce jour.

QUAND L'ÉTAT TURC FÊTE LE NOUVEL AN KURDE


Depuis les temps immémoriaux, les Kurdes, tout comme les autres peuples iraniens, célèbrent leur Nouvel An le 21 mars, le jour du printemps Newroz, ou le Jour Nouveau, qui marque à la fois la fin de la longue nuit de l'hiver et aussi, symboliquement, la victoire mythique de Kawa le forgeron contre les ténèbres de la tyrannie. Depuis 1923, la Turquie avait interdit les célébrations de ce Nouvel An comme toutes les autres manifestations de l'identité kurde. En 1992 la répression des festivités de Newroz avait fait 105 morts dans la petite ville de Cizre. Quatre ans plus tard, voilà la Turquie officielle qui mobilise son président, son Premier ministre, ses généraux et ses préfets pour fêter avec pompe et solennité "cette fête du printemps qui est la plus ancienne fête des peuples turcs" ! Et chacun d'y aller de son commentaire "historique". Mme. Çiller se signale, comme d'habitude, par un excès de zèle : "Newroz est le premier jour de la vie, c'est le jour de naissance d'Adam. C'est le jour de la rencontre d'Adam avec Eve. C'est le jour de la naissance d'Ali (gendre du Prophète) et le jour de son mariage avec Fatima (fille du Prophète). Depuis des siècles, c'est le jour de la Joie et de la Résurrection, de la Fête du Printemps." Ce jour, le Premier ministre Yilmaz accompagné de plusieurs de ses ministres et des artistes de la variété est allé à Igdir, petite ville kurde à la frontière de l'Iran et de l'Arménie, pour fêter le Newroz tandis que le président Demirel à Ankara donnait devant son palais le départ de " la première course internationale de Newroz". Même le très austère chef d'état-major le général Karadayi a, pour la première fois dans l'histoire de la Turquie, diffusé "un message de Newroz" à l'armée dans lequel il affirme notamment "que Newroz est le premier jour de la libération des Turcs dans l'histoire" et invite "ses compagnons d'armes à célébrer avec enthousiasme et joie la fête de Newroz, symbole de l'unité, de l'amour, de l'amitié et de la paix"!. Cette récupération officielle et sans complexe du Nouvel An kurde a pour l'instant eu l'avantage que les célébrations de cette année se sont déroulées sans incident majeur au Kurdistan ainsi que dans les grandes métropoles turques. La population kurde a fêté son Nouvel An en évitant de se prêter aux cérémonies organisées par l'État où le Newroz était évidemment vidé de son contenu libérateur.

Autre innovation idéologique de cette année: la vaste campagne des média turcs pour "prouver" que les couleurs traditionnelles kurdes - vert, rouge, jaune- étaient en fait celles de certains régiments ottomans d'élite. Quand on pense que la Turquie a poussé le zèle répressif jusqu'à changer dans les villes kurdes les feux tricolores de circulation en y remplaçant le vert par le bleu pour "combattre le séparatisme sournois" des Kurdes, que l'une des "pièces à charge" contre Leyla Zana était le fait que le jour de la cérémonie de l'investiture du Parlement elle portait un serre-tête aux couleurs kurdes bannies !

La conséquence logique de ce revirement politique et de cette politique de récupération devrait être la reconnaissance officielle de l'identité kurde et de sa libre expression et la libération de tous ceux qui ont lutté pacifiquement pour la défense de cette identité. Mais le gouvernement ne s'embarrasse guère de logique et de cohérence.

L'ALLEMAGNE DEMANDERAIT À LA SYRIE L'EXTRADITION D'ABDULLAH OCALAN, CHEF DU PKK


Après le lancement par le Parquet fédéral allemand d'un mandat d'arrêt international contre le leader du PKK accusé de diriger "une organisation de terreur coupable de meurtres d'opposants, de crimes divers, de violences sur voie publique, de rébellion aux agents de la force publique", l'Allemagne aurait récemment demandé à la Syrie l'extradition d'A. Ocalan, dit Apo. Selon les médias turcs, en particulier les quotidiens Hurriyet et Milliyet, en visite à Damas, le ministre allemand Carl Dieter Sprenger aurait fait savoir au président syrien Hafez El-Assad que "le gouvernement allemand ne saurait rester sans réagir devant le fait que le leader de l'organisation de terreur PKK dirige à partir de la Syrie des actions troublant gravement l'ordre public en Allemagne" que "la protection accordée par Damas à Ocalan ne peut qu'avoir un impact négatif sur les relations entre la Syrie et l'Allemagne et l'Union européenne" et que "l'aide au développement accordée à la Syrie ne pourrait être maintenue que si ce pays ne protège plus des individus coupables de terreur, de crimes et d'incitation à la violence". Bonn souhaiterait l'extradition d'Ocalan vers l'Allemagne, la France ou la Grande-Bretagne. Celle-ci, à la demande de Bonn, détient déjà depuis plus de 18 mois en prison l'ancien porte-parole du PKK en Europe, Kani Yilmaz.

La Syrie a jusqu'ici toujours refusé d'accéder aux demandes d'extradition d'Ocalan émanant de la Turquie affirmant que le chef du PKK ne résidait pas sur son territoire. La demande allemande, intervenant après les violents événements du 17 mars au cours desquels plusieurs dizaines de manifestants kurdes et des policiers allemands ont été blessés, n'a pas encore suscité de commentaire de la part de Damas.

Par ailleurs, dans une autre affaire concernant les Kurdes, le Parquet fédéral allemand, compétent pour les affaires de terrorisme, a lancé le 15 mars un mandat d'arrêt international contre le ministre iranien des renseignements, l'hodjatoleslam Fallahian, pour meurtre et tentative de meurtre. La justice allemande "soupçonne fortement" ce ministre d'avoir organisé l'assassinat, en septembre 1992, dans un restaurant de Berlin du Dr. Sharafkandi, secrétaire général du Parti démocratique du Kurdistan d'Iran, et de 3 de ses collaborateurs. Ce ministre qui se vante d'avoir depuis 1989 organisé "la liquidation" de plusieurs dizaines d'opposants iraniens à l'étranger est également impliqué dans l'assassinat à Vienne, en juillet 1989, du leader kurde iranien Dr. Ghassemlou et de deux de ses collaborateurs ainsi que dans l'assassinat près de Paris de l'ancien Premier Ministre iranien Chapour Bakhtiar. Pour des "raisons d'État" les justices autrichienne et française s'étaient contentées de juger de simples exécutants. Dans la conjoncture internationale actuelle où les États-Unis montrent du doigt le terrorisme d'État de l'Iran, la justice allemande met publiquement en accusation un ministre iranien à plusieurs reprises officiellement reçu et honoré à Bonn malgré les avertissements et critiques des organisations allemandes de défense des droits de l'homme. Premier partenaire commercial de l'Iran, Bonn va-t-il vraiment déployer des efforts pour faire arrêter un ministre accusé d'avoir organisé l'assassinat de 4 personnes sur le territoire allemand ?

NOUVELLES EXÉCUTIONS EXTRAJUDICIAIRES


Le cadavre d'un kurde âgé de 23 ans, Mehmet Kesim, vient d'être trouvé près de Derik, dans la province de Mardin, il a été abattu d'une balle dans la tête. Originaire de Cizre, M. Kesim avait émigré vers Mersin sur la côte méditerranéenne. En route pour aller rendre visite à sa famille qu'il n'avait pas vu depuis 2 ans, il a été arrêté le 4 mars lors d'un contrôle de police à l'entrée de Mardin. Son compagnon de route, Hicri Kutbethan, 21 ans, voyageant au bord du même véhicule privé est porté disparu. Le quotidien Politika du 26 mars qui publie cette information signale aussi la découverte, le 18 mars, d'un cadavre non identifié d'une jeune fille près du hameau Ahmedi, dans le district de Lice de la province de Diyarbakir.

LE TÉMOIGNAGE D'UN JUGE TURC SUR LE FONCTIONNEMENT DE LA JUSTICE DANS LE KURDISTAN


La toute puissance de l'armée dans les provinces kurdes où elle fait la loi est connue des observateurs. Un juge turc de la petite ville de Beytussebab, dans la province de Sirnak, par son témoignage sur une affaire récente, paru dans le Hürriyet du 15 mars, apporte une lumière crue sur le peu de cas que les militaires font de la justice civile dans les régions kurdes: "Le directeur de la commission électorale de notre sous-préfecture a déposé une plainte auprès du parquet contre un dénommé N. T. qui l'aurait menacé et injurié dans l'exercice de ses fonctions. L'accusé a été interrogé et écroué par décision du Tribunal correctionnel en date du 30 décembre 1995. Tout juste après, le colonel commandant les unités militaires de notre ville a appelé le juge de permanence pour exiger la libération de cette personne. Le juge lui a dit que cela n'était pas possible. Un peu plus tard des officiers et des sous-officiers servant dans la même unité militaire sont venus au Palais de justice pour réitérer la même exigence; leur demande a été rejetée et on leur a expliqué que l'intéressé pouvait faire appel de la décision du Tribunal. Le 31 décembre 1995 vers 14h30 alors que le préfet, le procureur et les juges étaient au Palais de Justice la police a annoncé qu'une foule de 250-300 individus armés était rassemblée à l'entrée de la ville et qu'elle marchait en direction de la cité administrative. Le sous-préfet a appelé l'armée et la police à l'aide. La foule armée de Kalachinkovs et de lance-roquettes a assiégé la cité administrative et tenté d'y entrer par la force. La police est intervenue mais malgré son appel à l'aide à l'armée, les soldats ne sont pas venus (..) Ce siège a duré environs 2 heures. Les actes d'agression se poursuivaient et on exigeait la libération de l'individu incarcéré. Estimant que la force de la police n'était pas suffisante et devant la forte probabilité de la survenue d'incidents extrêmement douloureux, nous avons été obligés de libérer vers 16h10 cet individu (..) Le groupe armé de "protecteurs de villages" (N.D.T.. auxiliaires kurdes de l'armée) a pris possession de l'individu libéré et quitté la ville aux cris "vive l'armée, vive la gendarmerie! "Nous tuerons les terroristes !" Vu la situation qui prévaut dans cette sous-préfecture, il est évident qu'on ne peut pas y exercer le métier de juge ou de procureur"

La lettre du juge bafoué, dont ce témoignage est extrait, a été envoyée à son supérieur hiérarchique, le procureur général de Sirnak qui la transmet au ministère de la justice. Deux semaines plus tard, le ministère répond en ordonnant de clore l'affaire et de rédiger les documents concernés comme si cette personne (auxiliaire de l'armée, et libérée par la force) avait été acquittée par une instance judiciaire supérieure. Ce qui est fait de suite ! Connue des médias, cette affaire n'a guère eu de suites, car nul ne croit vraiment à l'indépendance de la justice turque! Surtout dans les provinces kurdes !