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POINT SUR LA SITUATION EN TURQUIE

CILDEKT
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Liste
NO: 23

16/2/1996

  1. DES ÉLUS AMÉRICAINS DEMANDENT L'ENVOI D'UNE MISSION DE L'OSCE DANS LES RÉGIONS KURDES
  2. BILAN ACCABLANT DE VIOLATIONS DES DROITS DE L'HOMME EN TURQUIE POUR L'ANNÉE 1995
  3. PLUSIEURS MAIRES ET LA PRESSE DÉNONCENT LA GRANDE MISÈRE DES 3 MILLIONS DE KURDES DÉPLACÉS EN TURQUIE


DES ÉLUS AMÉRICAINS DEMANDENT L'ENVOI D'UNE MISSION DE L'OSCE DANS LES RÉGIONS KURDES


Deux éminents Congressmen, M. Christopher Smith, président de Helsinki Commission, la branche américaine de l'OSCE, et M. Steny Hoyer, vice-président de l'Assemblée parlementaire de l'OSCE, ont demandé l'envoi d'une mission d'enquête de longue durée dans les régions kurdes en Turquie, dans une lettre adressée au président de l'organisation, M. Flavio Cotti. Les deux représentants américains ont motivé leur demande par " le souci manifesté par le Congrès concernant une solution du conflit opposant le gouvernement turc aux maquisards kurdes." et demandent à " la Turquie (tout comme au Parti des travailleurs du Kurdistan) de déclarer un cessez-le-feu, de libérer les prisonniers politiques, de lever l'état de siège dans le Sud-Est, de démanteler le système de "protecteurs de villages" et d'accorder les pleins droits culturels à tous les citoyens turcs, y compris ceux d'origine kurde."

Commentant les images de soldats turcs portant les têtes tranchées de militants kurdes parues dans les journaux européens, M. Hoyer a souligné "la haine et la brutalité alimentant ce conflit", d'où "l'urgent besoin d'une réconciliation". M. Smith a déclaré que "la guerre en cours endommage les relations bilatérales entre la Turquie et les États-Unis et la persistance de ce conflit va à l'encontre de la volonté des États-Unis et le gouvernement turc d'établir des relations sûres et durables. En mettant fin à ce conflit la démocratie turque en sortira renforcée et ce dans l'intérêt des peuples de la Turquie".

BILAN ACCABLANT DE VIOLATIONS DES DROITS DE L'HOMME EN TURQUIE POUR L'ANNÉE 1995


Selon un rapport, rendu public le 22 janvier, établi par l'association turque des droits de l'homme, 122 personnes ont été assassinées par les escadrons de la mort ou tuées sous la torture dans les centres de détention durant la période de garde-à-vue. Le rapport, intitulé "Violations des droits de l'homme en 1995", dresse, par ailleurs, un bilan de la guerre dans les régions kurdes: 3 894 personnes tuées suite à des accrochages armés; 14 473 personnes interpellées, 2 101 arrêtées; 231 personnes "disparues" et 712 ans de peines de prison, dont 172 confirmés, ont été requis par les Cours de Sûreté de l'État à l'encontre des prisonniers d'opinion.

Quant au bilan de l'année en cours, s'étendant sur une période de moins de trois semaines, il est aussi inquiétant que celui de l'année précédente: 14 assassinats extra-judiciaires, 104 victimes d'accrochages armés, 9 associations et maisons de presse attaquées par la police, dont trois ont été complètement fermées, 148 ans de prison prononcés pour délit d'opinion.

PLUSIEURS MAIRES ET LA PRESSE DÉNONCENT LA GRANDE MISÈRE DES 3 MILLIONS DE KURDES DÉPLACÉS EN TURQUIE


Malgré le black-out de l'information pratiqué par les autorités turques, la misère des trois millions de Kurdes chassés de leurs villages détruits commence à faire irruption dans le débat public. Un reportage sur les paysans déplacés de la province de Hakkari, à la frontière turco-irako-iranienne, errant dans le froid glacial de l'hiver vêtus de haillons, portant des sacs de plastique en guise de chaussures et cherchant de quoi ne pas mourir de faim dans les détritus des décharges publiques, a choqué une bonne partie de l'opinion publique turque. Inondés de propagande militaro-nationaliste, les Turcs, dans leur grande majorité, considèrent la guerre du Kurdistan comme des affrontements opposant épisodiquement l'armée à des terroristes où les vaillantes forces turques remportent victoire sur victoire. Les conséquences humaines dramatiques de la politique turque de "terre brûlée" ne sont guère évoquées dans leurs médias. C'est dans ce contexte que les images poignantes de la détresse des paysans kurdes déplacés de Hakkari a suscité nombre de commentaires dans la presse. Plusieurs maires de grandes villes kurdes ont, de leurs côté, déclaré que la situation dans la petite ville de Hakkari n'est qu'une pale image, la partie dévoilée de l'iceberg du sort tragique de la population civile.

Le maire de Diyarbakir Ahmet Bilgin, rappelant qu'à la suite de la destruction des villages et de l'exode des paysans la population de sa ville avait dépassé en peu de temps 1,5 million d'habitants, a notamment déclaré : "Il y a des foules de gens dehors. Ils écrasent les uns les autres pour recevoir un pain ou un kilo de riz. Partout dans les rues on voit des femmes et des enfants fouillant dans les poubelles à la recherche de quelques fruits ou légumes pourris. Chaque logement est partagé par 4 ou 5 familles dans une promiscuité ruinant les valeurs morales. La situation est pire qu'à Hakkari. J'ai demandé au Premier ministre il y a un an, quand elle a réuni ici les préfets de la région elle a annoncé une aide de 10 trillions de lires (environs 1 milliard de francs). A-t-on versé même 10 millions de lires (environ 1000 F) ? l'Etat doit honorer sa promesse, sinon le peuple n'aura plus confiance en lui".

Le maire de Van Aydin Talay a déclaré le même jour (le 15 février) à la presse: "La population de Van est passée de 153 000 à 500 000 habitants. Ceux qui arrivent sont nos frères mais Van ne peut plus supporter cette surpopulation. La famine et la misère sont omniprésentes. pendant ce temps l'Etat dépense 765 milliards de livres pour la construction d'un Opéra à Ankara. Nous ne sommes pas opposés à l'art mais quelle doit être la priorité d'un Etat quand ses citoyens meurent de faim?"

Même doléances du maire de Tunceli (Dersim), Mazlum Aslan: " les paysans chassés de leurs villages détruits sont en détresse. la mairie fait ce qu'elle peut pour les empêcher de mourir de faim et de soif mais l'ampleur du drame nous dépasse. Quel gâchis ces destructions villages !"

Se faisant l'écho de l'émotion de l'opinion un député de Diyarbakir, S. Seydooglu, a dénoncé à la tribune du Parlement le drame de la population dans les provinces de l'Est et du Sud-Est: " On en est au point où des gens ayant jeûné toute la journée doivent chercher leur maigre repas du soir dans les détritus des décharges des casernes militaires", a déclaré le député qui a ajouté : "Le seul responsable de la famine et de la misère sévissant dans la région est le gouvernement. Un gouvernement qui sous le prétexte de la lutte contre la terreur a évacué plus de 2 milles villages et organisé 4 mille assassinat à auteurs non identifiés. Ce qui est vécu dans la région est une honte pour le gouvernement. l'Etat doit présenter des excuses à la population de la région".

On ne sait si l'Etat finira par avoir honte de ses pratiques barbares, mais nombre de citoyens éprouvent un sérieux malaise envers cette politique menée au nom du peuple turc. Certains Turcs ne cachent plus leur honte. Parmi eux le célèbre éditorialiste libéral turc Ahmet Altan, chassé du quotidien Milliyet sur ordre de l'état-major des armées et poursuivi en justice pour un article satirique intitulé "Atakürt" a publié dans le quotidien Yeni Yüzyil du 14 février, un nouvel éditorial iconoclaste intitulé "La poubelle dans le miroir" que nous traduisons pour nos lecteurs:

«Il y a des millions de gens qui se vantent d'être turcs et d'être citoyens de cet État. Quant à moi, je ne me vante pas d'être un Turc et d'être citoyen de cet État, bien au contraire j'ai honte de cette race et cette citoyenneté. En regardant dans la glace, ce n'est pas mon visage que je vois mais des gens en haillon grelottant dans le froid glacial qui mangent des détritus qu'ils collectent dans la décharge publique de Hakkari. Des gens affamés à la recherche d'un morceau de pain à moitié mâchée ou d'un os portant un zeste de viande débusqués parmi des pelures d'ognion des restes de soupe, des tomates écrasées et des fruits pourris; Des femmes âgées portant en guise de chaussures des bouts de sacs de plastique, fouillant la décharge dans l'espoir de trouver une ou deux bouchées de pain; des enfants arrachant les uns aux autres un bout de pain; au vu de ce spectacle j'ai vraiment honte de moi-même, de ma race, de ma République et de mon pays;

En regardant ces gens chassés de leurs villages, condamnés à la misère au nom du sauvetage de la Patrie par des grands génies militaire et des faux conquérants «ne cédant aucun caillou», la possession d'un territoire quelconque perd toute signification pour moi.

Quelle importance peut avoir la possession d'un territoire si ses habitants sont contraints de chercher leur pitance dans les poubelles ? Ne prétendez pas posséder ces terres que si vous aller traiter humainement ses habitants. A quoi bon de défendre des territoires si au nom de cette défense vous faites mourir de faim ses habitants ? Croyez-vous qu'un État puisse défendre ses territoires sans pouvoir en protéger les habitants ?

Ne voyez-vous pas vraiment que lorsqu'un père désespéré incapable de trouver de quoi manger à un bébé de 2 ans oblige celui-ci à jeûner, le pêché de ce jeûne forcé finira par embraser tout le pays ?

Ne comprenez-vous pas que la possession d'une terre où vivent des affamés s'étripant pour partager un panier de pain distribué par un homme de bien n'a plus aucune importance ?

Quand donc allez-vous vous apercevoir qu'un État n'aimant pas ses citoyens ne pourra pas défendre son territoire ?

Ces gens qui aujourd'hui cherchent leur pitance dans les poubelles avaient des maisons, du bétail et de la nourriture, ils avaient un toit où ils pouvaient se réfugier quand il neigeait, deux morceaux de pain à mettre dans la bouche de leurs enfants quand ceux-ci se mettaient à pleurer. Vous avez arraché ces gens à leurs maisons et à leur pays. Pour pouvoir défendre «ces territoires très sacrés», vous avez en plein hiver, dans la neige et le froid, jeté leurs habitants dans les affres de la famine; vous les avez réduits à l'état de pauvres miséreux luttant pour survivre avec vos restes. Alors maintenant êtes-vous fiers de vous, êtes-vous fiers de votre patrie, êtes-vous fiers de votre intelligence et de votre race ?

La plupart des vieux et des bébés figurant parmi ces gens ne pourront pas survivre à cet hiver. Notre race et notre État seront-ils glorifiés par ces morts?

Moi, je ne crois pas qu'on pourrait défendre des territoires en affamant ses habitants. Si sur les terres que vous croyez posséder les gens sont décimés par la faim; cela veut dire que ces terres ont depuis longtemps perdu leur propriétaires.

En condamnant les gens à fouiner, tels des oiseaux affamés, dans les poubelles pour trouver leur pitance, à mourir de faim au milieu des décharges publiques, nous détruisons en fait notre humanité et notre État.

Il ne reste alors plus rien à sauver.

Mais, j'ai désormais honte d'être turc; j'ai honte de ma citoyenneté et de mon humanité.

Vous qui n'avez pas honte, vous qui vous vantez de votre race, de votre État vous qui affamez les gens, vous les maîtres de l'État, vous les défenseurs de l'État, vous les laudateurs de l'État, regardez-vous donc dans la glace. Vous ne verrez qu'une décharge publique où se débattent des gens affamés».