Hommage aux victimes des Massacres de Dersim de 1937-1938

mis à jour le Mercredi 15 novembre 2023 à 18h00

Durant les années 1937-1938, sous le régime de Kemal Ataturk, eut lieu une campagne d’extermination de la population civile de la province kurde de Dersim, rebaptisée Tunceli depuis par les Turcs. Aujourd’hui, les Dersimis luttent pour que ce crime soit reconnu en tant que génocide par des instances internationales comme les Nations-Unies.

La date symbolique de ce génocide est le 15 novembre 1937, correspondant à celle de l’exécution de Seyid Riza et de six autres leaders Kurdes de Dersim. Les méthodes utilisées ne différaient pas de celles des précédents massacres perpétrés contre les Kurdes. Comme par exemple, celui qui a suivi la révolte de Cheikh Said en 1925 et celui de Zilan, en 1930. Cependant, concernant ce massacre ayant eu lieu à Dersim, l’application de ces méthodes était beaucoup plus qu’une simple répression.

De nombreux rapports préparés par les dirigeants turcs comme ceux de Celal Bayar, premier ministre de l’époque qui plus tard deviendra président, Ismet Inönü, premier ministre et par la suite également président de Turquie succédant à Ataturk, le général Fevzi Çakmak, chef d’état-major de l’époque, donnent clairement les signes d’une volonté d’anéantir la populuation de Dersim.

Dans son rapport, Ismet Inonu écrivait en 1935 : « Étant donné que les villages turcs qui faisaient barrage contre les Kurdes de Dersim se sont affaiblis et que les villages arméniens ont disparus, cet espace est complètement laissé à l’abandon. Les villages vides autour d’Erzincan se sont remplis très vite par les habitants du Dersim, robustes et dominants. (…). Dans très peu de temps, Erzincan deviendra un centre kurde et il y a lieu de s’inquiéter de la création d’un Kurdistan terrifiant. »1

Dans beaucoup de rapports officiels d’époque, les propositions d’un nettoyage des Kurdes pour installer à leur la place une population turque sont clairement avancées.

Bien que Dersim revêtait un aspect de foyer vivant de kurdicité, la possibilité d’une révolte générale kurde qui menacerait la Turquie était très éloignée dans ces années de génocide de 1937 à 1938.

Bava Ibrahim, fils de Seyid Riza et Sahan Axa, chef de tribus des Bahtiar, avec d'autres jeunes de Dersim.
Bava Ibrahim, fils de Seyid Riza et Sahan Axa, chef de tribus des Bahtiar, avec d'autres jeunes de Dersim.

 

Pour comprendre les raisons de cette atrocité, peut-être faut-il regarder le rôle de Dersim dans l’histoire du Kurdistan au XXe siècle. Lors du soulèvement kurde du mont Ararat, sous la direction d’Ihsan Nuri Pacha en 1930, certaines tribus de Dersim ont apporté leur soutien en attaquant les unités de l’armée turque qui stationnaient entre les régions d’Erzincan et d’Erzurum. C'est à la suite de cet événement appelé la révolte de Pulumur, que les armées turques ont mené une expédition punitive contre le Dersim sans succès.

Historiquement, les régions du Koçgiri et du Dersim, comptaient parmi les régions les plus attachées à leur identité kurde, et les plus soucieuses de la préserver. Ce n’est pas un hasard si après le traité de Sèvres en 1920 la première révolte pour un Kurdistan indépendant eut lieu à Koçgiri avec l’appui des tribus de Dersim.

À Istanbul une organisation kurde (Kurdistan Teali Cemiyeti) fut créée et des personnalités kurdes de Dersim et de Koçgiri y ont adhérées. Parmi elles figurent Alişan Bey de Koçgiri, son frère Haydar Bey, leur administrateur Alişer Efendi, l’épouse de ce dernier, Zarife Hanim, le colonel et chef de police d’Istanbul Halil de Dersim, son cousin gradé Major Mustafa, le vétérinaire Nuri Dersimî, Munzur le policier, Seyid Aziz et d’autres.

Des sections de l’organisation Kurdistan Teali Cemiyeti ont été ouvertes dans les villes telles que Zara, Umraniye, Cellali, Beypinar, Sincan, Hamo, Zmara, Doluca, Elaziz et dans d’autres villes du Kurdistan. La rébellion armée commença dès le début des années 1920. Les tribus de Dersim et de Koçgiri envoyèrent alors un ultimatum au gouvernement de Mustafa Kemal pour la reconnaissance de l’indépendance du Kurdistan comprenant les provinces de Diyarbakir, Van, Bitlis, Elazig, Dersim, Koçgiri.

Le 25 novembre 1920, les tribus du Dersim occidental envoyèrent à l’assemblée Nationale d’Ankara le télégramme suivant :

« À la présidence de la Grande Assemblée Nationale, Ankara

Nuri Dersimî avec deux autres patriotes kurdes en prison en 1920
Nuri Dersimî avec deux autres patriotes kurdes en prison en 1920

 

Selon les obligations du traité de Sèvres concernant les provinces de Diyarbakir, Elaziz, Van et Bitlis, la création d’un Kurdistan indépendant est nécessaire. En conséquence de quoi, cela doit être créé. Au cas contraire, nous serions obligés d’obtenir cela par la force des armes.

Le 25 novembre 1920, signé : Les tribus de Dersim occidental »2

 

 

Si en 1925, au moment du mouvement kurde de Cheikh Said, Dersim reste plutôt calme cela n’a pas empêché le gouvernement turc d’exécuter certaines personnalités Dersimis en liens avec cette révolte comme Hasan Hayri Beg, son cousin Celal Mehmet et d’autres. Et comme si dans l’esprit du pouvoir turc ne régnait rien d’autre que la répression, en1927, il y a eu une expédition militaire dirigée contre la tribu de Koçan à Dersim sans aucune raison valable. La résistance de cette tribu n’a pas permis à l’armée turque d’emporter une victoire mais sans doute cette guerre a-t-elle causée beaucoup de dégâts.

Après la révolte d’Ararat, les conditions permettant une insurrection générale des Kurdes pour obtenir leur indépendance en Turquie disparurent. Dersim restait alors le seul foyer kurde vivant, loin des frontières externes de la Turquie. Pour le gouvernement turc, le moment était idéal pour perpétrer le massacre de Dersim car l’idéologie de la création de la république de Turquie est basée sur la présence sur le territoire national d’une seule ethnie, turque, d’une seule religion, l'Islam sunnite. Le reste devait être « nettoyé » pour que la Turquie devienne un bloc uni, et homogène.

À partir de l’écrasement de la révolte d’Ararat des préparatifs ont été mis en place. L’extermination programmée débuta dès 1935.

 

Une « Loi de Dersim », concernant spécifiquement cette région fut promulguée. Cette loi donnait pleins pouvoirs au gouverneur militaire du Dersim. Les verdicts des tribunaux locaux devenaient définitifs c’est à dire que les appels de décision, les cassassions ou les recours n’étaient plus possibles alors que dans d’autres régions de Turquie ils le restaient. De plus, les peines capitales étaient exécutées après la seule signature du gouverneur militaire, alors que dans le reste du pays, elle devait impérativement passer par le vote de l’Assemblée Nationale et être signée par la main du président de la république.

Par la suite le gouverneur militaire promulgua un décret pour que les Dersimis rendent leurs armes. La quantité d’armes exigées était au moins dix fois supérieure au nombre total des armes présentes à Dersim. Certains rendirent les armes.

Ensuite, les forces gouvernementales multiplièrent les provocations, notamment des viols de femmes. Un recrutement d’agents-milice dans la population de Dersim a été mis en oeuvre.

La région fut encerclée par l’armée. Les bombardements massifs par l’aviation et par l’artillerie lourde et l’usage des gaz toxiques permirent à l’armée de briser les résistances.

Durant cette période de conflit Seyid Riza adressa la lettre suivante au ministre des affaires étrangères anglais de l’époque. Cette lettre (présentée ci-dessous) fut rendue publique par les services de l’État anglais à la fin des années 1980 :

Des figures comme Zarife Hanim, son époux Alişer Efendi, et Sahan Axa des tribus de Bahtiar ont été décapités par des agents du gouvernement qui ont pu s’approcher d’eux. Leurs têtes furent vendues au gouvernement.

 

Zarife Hanim, son époux Alişer Efendi
Zarife Hanim, son époux Alişer Efendi

Une fois la résistance brisée, l’armée n’en resta pas là. Un ratissage territorial commença afin d’exterminer le reste de la population. Les familles, des villages entiers furent anéantis avec les méthodes suivantes : mettre des gens dans les grottes, cimenter les sorties et envoyer les gaz toxiques, les brûler vifs par le feu, les tuer à coups de baïonnettes (notamment les enfants), ou regrouper les personnes dans un endroit et les tuer sous les tirs de mitrailleuses.

 

Certains responsables de ces massacres, plus tard, ont avoué ces atrocités sans regret comme Ihsan Sabri Caglayangil, ancien ministre des affaires étrangères et ancien président de la Turquie par intérim, Muhsin Batur, ancien chef d’Etat major de l’armée de l’air de Turquie, et Celal Bayar ancien président de la Turquie. Une fois la résistance brisée l’armée se retourna contre les milices et les collaborateurs locaux du gouvernement qu’elle avait elle-même recrutés sur place, et les anéantit avec tous leurs enfants et leurs familles, sans exception.

En septembre 1938, à peu près un mois ou un mois et demi avant la mort d’Ataturk, l’extermination fut arrêtée, pour des raisons que nous ignorons. Une déportation massive de la population survivante de Dersim vers l’Anatolie de l’ouest eut lieu.

 

Femmes et enfants arrêtés pour être déportés dans les années 1937-1938.
Femmes et enfants arrêtés pour être déportés dans les années 1937-1938.

Dans les années 1950-1960 le nombre des civils kurdes tués à Dersim était estimé de 40.000 à 80.000 personnes avec autant de déportés.

De très nombreux petits garçons furent tués et beaucoup de petites-filles furent distribuées à des officier turcs. Selon certaines rumeurs, l’épouse d’un ancien chef d’Etat turc, le général Kenan Evren, Sekine serait une rescapée de génocide de Dersim.

Procès de Seyid Riza et ses amis, en 1937, à Elazig
Procès de Seyid Riza et ses amis, en 1937, à Elazig

Nous rendons hommage à toutes les victimes de cette barbarie, en particulier, à ceux qui ont été exécutés par un tribunal arbitraire : Seyid Riza, son Fils Resik Husein, Seyid Husein et Hesenê İvraime Qıji de Kureyşan, Aliye Mirzê Sili et Hesen Axa de Demenan, Fındık Axa de Yusufan.

Aussi à ceux qui ont été assassinés de façon atroce comme Zarife Hanim et son époux Alişer Efendi de Koçgiri, Sahan Axa de Bahtiyar, Bese Hanim l’épouse de Seyid Riza, ainsi que Bava Ibrahim et Şix Hesen, les fils de Seyid Riza.

1 Mehmet BAYRAK, Ismet Pasanin Kürt Raporunda Dersim, Yeni Özgür Politika, 20 Ocak 2010

2 Nuri Dersimî, Kurdistan tarihinde Dersim , éd. KOMKAR, 1990, Cologne, P. 2. Cet ouvrage qui est considéré depuis de longues années comme la référence essentielle sur l’histoire de Dersim a été édité pour la première fois à Alep en 1952. L'auteur était une figure importante de la  révolte de Koçgiri (1920-1922) et de la résistance de Dersim (1936-1938).