R e t o u r

DES MATINS SI VIFS

 

Non, le désert périlleux que nous avons traversé sur la pointe de nos pieds gercés n'était ni enfance, ni vieillesse, ni quelconque période de vie mesurable à l'aune du temps qui passe. Ce fut une folie ressortissante à une vie à rudesses et cruautés infinies relevées d'excès de la nature dans sa démence déferlante. Non, nous ne fûmes pas enfants. Nous ne vécûmes point. Cette vie-là n'eut rien d'un voyage réussi dans le maquis des ébullitions naturelles fécondées par un déchaînement humain par trop chaotique.

A ciel ouvert. Comme ca, d'un coup, ce fut une mise à nu, alors qu'en rase campagne, nous étions drapés dans nos haillons de misère. A ciel ouvert, sous nos toits communicant avec les désirs divins. A ciel ouvert, sur les bancs de l'école, avec les punitions vindicatives ointes de désespoir timide. A ciel ouvert, en hiver, en été, à toutes les saisons qui, à notre image, s'étaient affranchies des voiles de la nature. A ciel ouvert, voguaient nos carrioles. A ciel ouvert, nous nous déplacions nonchalamment, poussés par la joie, l'agitation, les pleurs et les désirs pastoraux; la lamentation nous accompagnant où que nous fûmes, tandis que nous nous accrochions à elle pour peu qu'elle eût la velléité de nous quitter.

Des maîtres. C'est ce que nous étions, alors que la nature était un tyran. Nous fûmes les maîtres de la poussière, des papillons et des champs où rien ne poussait. La nature, elle, fut tyrannique, en hiver comme en été. Ce fut une résonance continue de la douleur. Un perpétuel tintement du vide. Le parfum d'hiver et d'été.

Les murs en terre nous rejetaient dans les bras des chemins ardus, des champs d'épines et de caroubiers... Les traces de couches nous indiquaient les bornes bergères. Aussi pouvions-nous nous réfugier au frais des gourdes des bergers et à l'ombre des tentes des faucheurs, montées à la hâte avec un brin de senteur coloriée et de parfum sucré. Au bruit de cuillères en cuivre et de marmites en bois. Alors que les steppes fauchées s ouvraient devant nous, donnant sur un jaune-soleil qui s'étendait à l'infini, nous nous trouvions guidés par les sillons du vert foncé où nous guettaient les serpents et les oiseaux steppiques endeuillés.


Nous ne foulions pas la terre. Nous gardions une certaine distance de tous les êtres: les parents, les insectes, les animaux, le sol, les bouffées d'air chaud. L'étourderie nous poussait à rendre notre cruauté variolée en forme de désirs animaux.


Non, cette enfance-là, qui nous faisait paître dans les plaines kurdes au-delà des bornes des montagnes, n'en fut pas une. C'était une vie dont le goût acerbe est toujours à mes trousses, comme un fantôme intime dans une touche de hasard, une bouffée de parfum, une nausée d'une distraction puérile.


C'est la surprise toujours voilée par la ligne d'horizon. Car chaque fois qu'on surplombe ce qui gît au-delà, on découvre quelque chose qui suscite un désir impatient. Au-delà du minaret blanc, des masures entassées, des gens pressés, des sentiers/rues, il s'agit des formes des vallées et des collines, des encourbures du pont terrestre, et de tout ce que le village n'est point à même d'évoquer.

L'espace n'est que des étendues géographiques bâties par la ligne d'horizon, cette énigme mythique qui fait paître ses troupeaux de vaux, de buttes, de vues et de chemins, avec une pondération de vieux, sans désemparer, tout au long des nuits et jours qui se suivent et des saisons qui se supplantent, en s'extasiant devant ces changements que la terre matrice infuse dans son écorce teintée de curiosité timide.


C'est le cintre s'étendant comme un bracelet, répandu sur le corps de la terre avec ses tortillements voluptueux sur les plateaux célestes lourds d'une envahissante torpeur d'hiver, de somnolences d'une sieste d'été. C'est la courbe qui détermine les trajectoires des images avec des formations sombres s'accentuant comme des visions brouillées.


L'étonnement de découvrir les mondes va de pair avec celui d'explorer la terre, et les voies dispersées dans son corps en guise de messages de la part du temps ébréché face à l'entêtement des humains, armés de patience, derrière les éclats de rire des carrioles pleines à craquer de simulacres d'objets, de gens portant des tatouages faits par 1 obstination des phénomènes naturels et du temps qui coule. Telles des taupes, ils se dispersent à tour de rôle dans les veines de la terre. D'aucuns ne sont qu'un simulacre de paumes. D'autres sont des pieds nus expirés par des habits qui cachent les désirs comme les étendards portés par ceux qui, n'ayant plus aucun espoir de vivre, courent à leur perte différée par le fait du hasard; cette loi qui a laissé derrière elle des royaumes, communautés et ethnies estropiés tâchant de vivoter à l'aide de légendes et de fables ouvertes sur l'inconnu, sur une mémoire tannée de par la prescription. Des portraits et des images reflétant le désir humain aux couleurs de la frustration et de la lamentation qui jaillit des méandres des vallées et va à la rencontre des bornes de la voie lactée; ce chasseur légendaire qui dérobe les rêves des êtres terrestres; ce tapis tissé dans les géants vides de l'espace, qui insuffle de l'intimité au sentiment qu'on éprouve dans la farouche nuit effrayée, dans les grommellements du calme plat, comme une poussière guerrière propice à s'estomper pour dévoiler une vérité indésirable.


La nuit. Ce maître invisible qui caresse l'horizon avec une tendresse maternelle qui le met dans les bras d'un bercement rafraîchissant et inquiétant, semant dans les désirs ses graines qu'il féconde par distraction, alors qu'elles sont absorbées par la relation de leurs secrets entourés d'interdits, prenant ainsi au dépourvu les gamins échaudés par le frisson de la sainteté avec toutes ses expressions réfractaires au toucher.
La nuit. Cet ami obsédé par les bergers et leurs contes entrecoupés de bêlements de brebis teintés d'une précaution qui s'instaure entre le dompté et l'irréductible.

 

Les bergers / La nuit/ La femme

La nuit est le mystère des bergers, celui des villages, celui des communautés éparpillées comme des semailles fatales pour souffrir et avoir des passions, en relatant leurs soucis et préoccupations sous forme de chansons et de fables dans les nuits nuptiales, les soirées lucides colorées par l'obscurité hivernale et les veillées estivales passionnées au clair de la lune.

 

Les herbes / Les pleurs

Les nuits bergères sont jalonnées de scandales passionnels et de pleurs des victimes. Elles sont parfumées à la saveur de la chaleur du sol et au piquant des herbes.

 

Le sol

C'est une fenêtre ouverte sur les mondes innés de l'esprit, avec ses câlins et son labeur. Ces mondes / surprises qui évoquent le secret féminin orné de rêves et de désirs durs comme la lame du couteau.

 

Les matins / Les crépuscules

La femme est un être fatal, une sainteté suspendue sur les cimes des montagnes avec l'abîme en-deçà. Elle est l'abri creusé dans le rocher comme les nids des éperviers qui maîtrisent l'art de la vue difficile. Ses fables et énigmes sont les plus attrayantes. Elle est la maîtresse des noces et des pleurs relevés de sang et de terre en forme d'envies versées près de la lame et du coup de feu, d'attelages nomades, d'impatiences de visiteurs de passage, de mystères de parfums, de chuchotements de henné, de murmures de bois des caisses aux couleurs des alphabets congénitaux façonnés par les premières nécessités de l'homme, par ses connaissances balbutiantes à l'image d'un enfant faisant les quatre pattes.

 

Le désir impatient / L'impatient désir

C'est un être éternel s'installant dans les royaumes des perles de verre et des étoffes coloriées. A elle, le tintement des chaînettes de chevilles et les premières lueurs de l'aube. Elle est la formule divine inextricable, tel un labyrinthe de verres concaves, passionné pour le désir impatient, s'éloignant comme le mirage qui fuit le toucher, aux dimensions infinies, une graine fabuleuse transportée par la brise et le gémissement de la flûte, un royaume enchanté, la malédiction des fables et la sainteté des chansons, une jument entêtée dans des ruines abandonnées, enrobée dans la fumée des coins de feu déserts.

 

La prairie


D'infinies étendues de couleurs naïves, portant en guise de tatouages des arbustes qui implorent la puissance de l'espace solaire, cohabitent avec le parfum répandu par les herbes qui se fracassent sous les canicules du Nord, en messages aux autres vies terrestres de la part des papillons, des criquets et des reptiles qui font le guet dans les méandres des herbes et les fissures du sol fendu comme les grenades du frais d'automne, ou l'envie de la veuve du rat toute confondue dans le froid glacial.
Des sillons herbus qui se dressent en guise de tatouages sur le buste de l'horizon allongé dans le pré des somnolences des villageoises porteuses de paille. A bout de souffle, elles se parfument au henné et pétillent en réponse à un long soupir qui se lève de derrière les collines, tel un épervier se hissant pour faire le guet d'une hauteur légendaire digne des dieux endurcis, enrobé de fumée relevée d'encens et de myrte, dans les reflets duquel s'admirent les fantasmes de l'enfance qui se faufilent comme des antilopes bercées par un froid matinal en proie aux rayons de soleil encore somnolents.
Des fantasmes hybrides, des fantasmes apprivoisés, des fantasmes indociles s'adonnant à la poussière et au flux alternatif du pollen parsemant les lisières d'une fleur qui se laisse couvrir par la couleur/ la pourpre.


Une traînée orange offre aux émeutes son banquet saisonnier, à la recherche de son sosie jaillissant d'un sol imprégné de lait de couches et de gazouillis d'une culotte étirée sur un ventre mou palpitant, en mal de chaleur, et ruisselant de sueur en cachette sous le regard de la voie lactée qui berce les meules, les voleurs et les assassins du matin/crépuscule.


Telle une lame rouillée, les désirs déferlent sur les pistes du corps, donnant une scène de couleurs au moment où une lumière turquoise traverse la nuit pourprée.

 

Les noces

Des cascades de couleurs qui coulent et font monter une poussière qui enlace la senteur des corps... des tambours... du tam-tam: Hawaré ! Un sifflement d'un coup de feu... un tintement cuivré: Hawaré !


Les seins frissonnent. Le désir est l'entêtement automnal du bouquetin. Les doigts/envies se touchent. La terre s'étend jusqu'au terme d'un engourdissement enfiévré par le narcisse et les épis.


Le corps est une roche en proie tantôt à la chaleur tantôt à la froideur lisse.
Fureur charnelle et anneaux d'argent, de cuivre et d'étain, à la recherche du tarissement des coins de feu livides, comme le silence de l'alouette au crépuscule.


Des couleurs et des perles de verre qui, comme les troupeaux du départ, se ruent sur les pistes de la terre/ corps. Des sols bruns comme des briques abandonnées à côté de caisses, en guise de cercueil pour une hirondelle éteinte.

Bachar


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