Vers une sortie de crise en Turquie


Analyse par Sophie Shihab
LE MONDE - [3 aoû 2007]

a Turquie semble en passe de réussir ce que les législatives anticipées du 22 juillet étaient censées apporter : une sortie démocratique de la crise politique qui avait éclaté en avril au moment de l'élection avortée, par le Parlement, d'un nouveau président de la République. Car après le triomphe du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, les généraux, qui avaient bloqué l'élection du candidat de ce parti "ex-islamiste", semblent n'avoir plus d'autre choix que de s'incliner - fût-ce provisoirement.
L'optimisme sur une issue consensuelle de la question de la présidence a été à son comble lorsque le chef de l'AKP, le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, a fait comprendre, avant le scrutin puis au soir même de sa victoire, qu'il était favorable à un "candidat de compromis" - c'est-à-dire qu'il renoncerait à présenter à nouveau son ministre des affaires étrangères Abdullah Gül, dont l'élection a été bloquée au printemps. Mais ce dernier a annoncé, trois jours après le scrutin, qu'il pourrait se représenter "pour répondre aux attentes du peuple".

Faisant, peut-être, contre mauvaise fortune bon coeur, M. Erdogan n'a pu qu'accepter le retour de celui qu'il appelle son "frère" : le slogan "Gül à la présidence" dominait tous les meetings de l'AKP. Le désir de laver l'humiliation infligée à ce candidat - au prétexte du foulard porté par son épouse, comme par presque tout l'électorat féminin de ce parti - aurait d'ailleurs transformé en triomphe le succès annoncé aux législatives. "Si l'armée s'opposait encore une fois à Gül, aux élections suivantes, l'AKP pourrait passer de 46 % à plus de 60 % des voix !", relève l'analyste Rusen Sakir.

L'élément nouveau a été l'appui promis par le chef du parti ultranationaliste MHP (14 % des voix) à l'élection d'un candidat AKP à la présidence. Sans nécessairement voter pour lui, les députés MHP assureront, a-t-il dit, le nouveau quorum nécessaire aux deux premiers tours de scrutin, pour permettre l'élection à la majorité simple, au troisième, du candidat soutenu par l'AKP. Certes, M. Gül n'a pas encore officiellement annoncé sa candidature, des tractations sont en cours, et le moment de vérité pourrait ne pas intervenir avant septembre. Mais l'étonnant est que - torpeur estivale mise à part - cette issue soit envisagée avec calme par ceux-là mêmes qui, avant le scrutin, criaient au danger de voir l'AKP accéder à la présidence, l'ultime levier de pouvoir encore aux mains des "laïques".

Un éditorial du journaliste bien introduit Mehmet Ali Birand a ainsi été interprété, dans les milieux AKP, comme une version officieuse de la nouvelle position des généraux. "Tout comme nous, écrit-il, les militaires seront gênés par une première dame portant le foulard, surtout en termes d'image à l'étranger. Mais notre armée n'est pas comme celles d'Amérique latine. Elle restera vigilante sur ce qui peut menacer la laïcité, mais elle n'ira pas contre la volonté nationale." Une "volonté nationale" que même dans le camp kémaliste, déstabilisé par son faible score de 20 %, certaines voix appellent à respecter, au nom de la démocratie.

Cela montre à quel point les rapports de force ont bougé en Turquie, au détriment, bien sûr, des généraux, dont aucun des procédés utilisés durant la crise ne semble recyclable. Le mémorandum menaçant publié par l'armée sur son site Internet avait certes impressionné la Cour constitutionnelle, mais celle-ci a montré, depuis, qu'elle devrait résister à toute nouvelle instrumentalisation. Les meetings de masse pro-laïcité, et surtout ceux "contre la terreur" auxquels l'état-major a ensuite appelé, au risque d'enflammer l'antagonisme turco-kurde, ont été un échec patent. Surtout, l'armée turque, qui entend tirer sa légitimité de son prestige - constamment scruté par les sondages qu'elle commandite -, ne peut pas bloquer un candidat quasi plébiscité. C'était acceptable, à la rigueur, quand l'AKP s'appuyait, après le scrutin législatif de 2002, sur un tiers des voix seulement pour occuper presque deux tiers des sièges.

Cet argument ne tient plus maintenant qu'il aura moins de députés, mais avec près de la moitié des suffrages. D'autant que les raisons de cette popularité croissante de l'AKP - cas de figure unique en Turquie, depuis un demi-siècle, pour un parti au pouvoir - vont bien au-delà du désir de "venger Gül". Elles tiennent à l'attention que ce parti a portée, contrairement à tous ses prédécesseurs, aux besoins des couches populaires, en termes de santé, éducation, habitat ou services de proximité, par le biais des municipalités, qu'il contrôle à 70 %. Cet électorat populaire, presque captif, est par ailleurs en forte croissance démographique. La hausse du niveau de vie, fruit de la croissance économique, et la vive soif de stabilité des Turcs ont aussi reporté sur ce parti, qui a modernisé le profil de ses candidats, beaucoup de voix du "centre".

L'explosion de la communication de masse et sa libéralisation lui ont aussi profité : la rhétorique plus ou moins nationaliste, belliqueuse et "antieuropéenne" de tous les partis d'opposition ne leur a finalement rien apporté, même si elle a permis le retour au Parlement du MHP, avec un score qui n'a rien de glorieux. Alors que l'AKP bénéficie désormais de la majorité du vote kurde et - paradoxalement pour ceux qui s'obstinent à qualifier ce parti d'"islamiste" - de celui des minorités non musulmanes. Selon l'institut de sondage Konda, le plus performant sur ce scrutin, le critère religieux aurait déterminé le choix de 10 % seulement de l'électorat.

Même si la pertinence d'une telle question est discutable, elle permet de mesurer les limites d'une lecture des complexités turques en termes de conflit entre "islamistes" et "laïques". Les généraux turcs ne peuvent pas ne pas en tirer les conséquences, quitte à chercher d'autres parades.

Sophie Shihab
Article paru dans l'édition du 04.08.07