Vers un Kurdistan irakien indépendant ?

mis à jour le Jeudi 3 mars 2016 à 20h00

Le Monde | 27 février 2016

DÉBATS


Victime de l’Histoire, les Kurdes envisagent de créer un Etat dans le nord de l’Irak. Cette option est-elle crédible en contexte de guerre au Proche-Orient et de rivalités internationales ?

 

Vers un Kurdistan irakien indépendant ?

La souveraineté paraît inenvisageable

Même si la sécession n'est pas impossible, les conditions d'une indépendance kurde en Irak sont loin d'être réunies. Le projet n'est pas mûr

PAR GILLES DORRONSORO
Gilles Dorronsoro est professeur à Paris-I-Panthéon-Sorbonne et membre de l'Institut universitaire de France

Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan, fait régulièrement des déclarations

qui annoncent un référendum sur l'indépendance. La dernière date du 3 février. Aujourd'hui, le Kurdistan d'Irak a une capitale régionale, Erbil, qui abrite notamment un Parlement démocratiquement élu, exploite son pétrole sans l'aval du gouvernement irakien et traite directement avec les puissances occidentales pour sa sécurité. Une indépendance formelle serait-elle le prolongement logique de cette autonomie et j'aboutissement d'un rêve d'indépendance qui habite les Kurdes depuis des décennies?

Sans se prononcer ici sur la légitimité d'une telle revendication, l'indépendance du Kurdistan paraît aujourd'hui inenvisageable. En effet, les sécessions ne sont pas impossibles, particulièrement au sein d'un ensemble fédéral, mais elles supposent, en pratique, certaines conditions: un environnement démocratique qui permet un divorce à l'amiable (Tchécoslovaquie) ou un rapport de force militaire favorable (Erythrée) et, dans tous les cas, une acceptation internationale sauf à se retrouver dans la situation du Somaliland depuis 1991. Or les relations, avec Bagdad, le contexte régional et les dynamiques internes au Kurdistan-d'Irak s'opposent aujourd'hui à la réussite du projet indépendantiste.

Premièrement, plusieurs dossiers non réglés laissent envisager une séparation extrêmement conflictuelle avec Bagdad. D'abord, l'effondrement de l'Etat irakien dans les zones sunnites face à la poussée de l'organisation Etat islamique (EI) à permis aux combattants kurdes des avancées majeures dans les régions revendiquées par ces derniers, mais en dehors des limites du gouvernement régional du Kurdistan. Les combattants kurdes ont notamment conquis la ville de Kirkouk, en évinçant l'armée irakienne, et Massoud Barzani a annoncé son rattachement au Kurdistan avec la promesse d'un référendum à venir. Il n'y a donc pas de frontière acceptée entre la région autonome kurde et le reste de l'Irak ; la guerre serait inévitable.

Ensuite, plusieurs millions de réfugiés internes irakiens sont au Kurdistan, essentiellement des sunnites qui ont fui les combats ou l'EI. La prise de Mossoul, envisagée pour 2017, pourrait entraîner l'arrivée de plusieurs centaines de milliers de réfugiés supplémentaires. Ces Irakiens sont, de fait, considérés comme des étrangers au Kurdistan, mais une indépendance formelle rendrait la situation encore un peu plus inextricable.

MISE SOUS TUTELLE
Secondement, le contexte international est loin d'être favorable, dans la mesure où les soutiens à l'indépendance sont indécis, alors que les oppositions sont radicales. D'une part, l'Iran fera tout pour assurer l'unité territoriale de l'Irak, aujourd'hui sous domination chiite, dans un contexte d'affrontement de plus en plus violent avec les pays sunnites de la région. De plus, une indépendance kurde serait perçue comme une menace de déstabilisation au Kurdistan d'Iran.

D'autre part, la Turquie maintient une position ambiguë, mais il est clair que l'indépendance se traduirait, paradoxalement, par une mise sous tutelle par Ankara. La Turquie deviendrait en effet la seule force capable de protéger militairement le Kurdistan d'Irak, et resterait la seule voie ouverte pour l'exportation de son pétrole.

Par ailleurs, les Occidentaux, réticents, par principe, aux modifications territoriales, voient supplémentaire dans la lutte contre l'EI et n'ont  pas la volonté ou les moyens de protéger un Kurdistan indépendant. Le lâchage des Kurdes par les Etats-Unis. en 1975, ou celui, plus récent. de l'opposition syrienne donnent la juste mesure de la fiabilité de Washington.

Ces obstacles ne seraient pas absolument insurmontables pour un Kurdistan militairement fort et politiquement uni, mais cela est loin d'être le cas. D'abord. malgré la protection occidentale depuis 1991, le gouvernement régional kurde n'a pas su construire une armée. Les unités kurdes restent mal coordonnées, souvent concurrentes, faute d'une direction unifiée, et incapables de résister à une offensive conventionnelle.

UNE CRISE POLITIQUE MAJEUR
En août 2014, l'EI a pénétré sans résistance jusque dans les faubourgs d'Erbil, Il a fallu les bombardements iraniens (puis occidentaux) pour retourner la situation. La ligne de front entre le Kurdistan et l'Irak serait indéfendable face à l'armée irakienne appuyée par les milices chiites et encadrée par l'Iran.

De plus. l'économie kurde va mal. La baisse du pétrole a entrainé une crise d'autant plus grave que Bagdad ne paye plus les fonctionnaires, kurdes depuis des mois, en représailles contre l'échec des négociations sur le partage du pétrole.

Enfin, le Kurdistan traverse une crise politique majeure : Le Parlement, qui avait réussi à jouer un rôle d'enceinte démocratique, est marginalisé. Son président a été expulsé d'Erbil par Massoud Barzani. Les manifestations se multiplient dans l'est du Kurdistan, traditionnellement opposé à Barzani. Le mandat de ce dernier n'a pas été renouvelé, ce qui aggrave encore la paralysie institutionnelle.

Finalement, c'est dans ce contexte qu'il faut comprendre l'appel à un référendum sur l'indépendance lancé par Massoud Barzani : une manœuvre pour retrouver une légitimité au Kurdistan même et un moyen de pression contre Bagdad.

 

La création d'un Etat serait utile à la paix régionale

Les Kurdes d'Irak ont gagné le droit d'être souverains. Cette option servirait de médiation à la cause kurde dans toute la région

 

PAR BAYRAM BALCI
Bayram Balci est chercheur au Centre de recherches internationales Sciences Po, spécialiste du Proche-Orient

Bien que les Kurdes soient éparpillés en Syrie, Iran et Turquie, c'est en Irak que l’idée d’un Etat indépendant se pose avec la plus grande légitimité. Autonomes depuis les années 1970, les Kurdes d'Irak se sont approprié leur autonomie pour en faire une quasi-indépendance: administration, forces de l'ordre. et bientôt une armée nationale, celle encore officieuse des peshrnergas. Ils disposent aussi d'un drapeau. de frontières définies et de représentations quasi diplomatiques dans plusieurs pays.

Fort de cette situation favorable, le président Massoud Barzani a donc annoncé la tenue d'un référendum sur l'indépendance. Inspirée des cas catalan, écossais et québécois, cette consultation vise plus à tester l’opinion qu'à rompre avec le gouvernement de Bagdad. Elle vise surtout à relégitimer le président Barzani dont le mandat. arrivé à terme en 2013 et déjà exceptionnellement prolongé jusqu'en 2015, n'est plus valide, ce qui le place en porte-à-faux avec la Constitution du pays. Néanmoins. au-delà de l'intérêt personnel. la question de l'indépendance n'en demeure pas moins légitime.

Après des décennies de combat national, de persécutions diverses par le pouvoir central de Bagdad, notamment sous Saddam Hussein. les Kurdes ont acquis la maturité nécessaire. Depuis 1991 les liens avec Bagdad sont distendus ; le gouvernement d'Erbil a prouvé être capable d'autogestion, en dépit des difficultés.

Par ailleurs, un Etat kurde irakien serait une entreprise rationnelle et utile. En premier lieu, elle mettrait fin à la pénible frustration des Kurdes malmenés et persécutés à travers l'histoire, car dépourvus de protection étatique et donc facteur d'instabilité régionale supplémentaire. D'où l'idée qu’un état kurde serait aussi utile à la paix dans la région. Reconnu, ce Kurdistan indépendant influera sur les Kurdes des pays voisins, pour y faire privilégier les compromis politiques plutôt que l’irrédentisme violent qui crispe les Etals. Un Etat kurde serait un garant et un médiateur de la cause kurde partout où elle fait débat.

L'idée est théoriquement séduisante mais ardue, car elle ne fait pas l'unanimité. Parmi les Kurdes d'Iran, où la population est segmentée entre un Nord plus favorable à Massoud Barzani et au Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et un Sud plus sous la coupe de l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Talabani mais, dans l'ensemble, elle plébiscite l'indépendance. Par contre, hors d'Irak, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a un autre agenda.

Incontournable en Turquie, actif en Syrie, en Iran et dans une certaine mesure en Irak, le PKK diffère du PDK d'Irak. Il aspire à une hégémonie sur tout le mouvement national kurde au Moyen-Orient en pratiquant une guérilla violente, qui lui vaut de figurer sur la liste noire des mouvements terroristes. A cet égard, reconnaître un Etat kurde indépendant affaiblirait le PKK en mettant le discrédit sur ses méthodes de plus en plus décriées par les Kurdes eux-mêmes, y compris en Turquie où l'entrée d'un parti pro-kurde au Parlement, le HDP, ne suffit pas pour le convaincre de déposer les armes.

FRAGMENTATION INEXORABLE
Au plan régional, des obstacles demeurent et l'Europe a là un rôle à jouer pour œuvrer à les lever et contribuer à la paix. Certains pays sont hostiles à un projet étatique kurde. En premier lieu, Erbil doit convaincre Bagdad, et donc Téhéran, qui tire les ficelles dans l'ombre de la capitale irakienne, pour que son indépendance soit viable. Ce n'est pas encore acquis, mais l'indépendance de fait de la région kurde plaide en sa faveur. De leur côté, les Etats-Unis sont attachés à l'intégrité territoriale de l'Irak, mais la fragmentation inexorable du pays finira bien par avoir raison de leurs réserves. Après tout ce sont eux, avec la contribution de la France, qui ont jeté les bases d'un Kurdistan autonome à partir de 1991.

Quant à la Turquie, qui compte la plus importante communauté kurde, on croit à tort qu'elle serait hostile à une indépendance kurde en Irak, de peur d'éveiller les mêmes velléités chez les Kurdes de Turquie. Or. l'analyse montre qu'Ankara pourrait avoir intérêt à soutenir l'accession du Kurdistan irakien à l'indépendance.

Ankara et Erbil entretiennent déjà des relations d'Etat à Etat et coopèrent dans tous les domaines, économique, politique, et même militaire et stratégique.

Le secteur privé turc est actif à Erbil et Dohuk (énergie et construction). Au niveau militaire, cela fait plus de vingt ans qu'Ankara entretient des bases en région autonome kurde. Lors de la dernière rencontre à Ankara. les présidents turc et kurde irakien, tous deux sunnites, dans un contexte régional où les lignes de clivage se confessionnalisent, MM. Erdogan et Barzani ont, pour la première fois dans l'histoire turque, salué les drapeaux turc et kurde, côte à côte, pour la plus grande satisfaction des Kurdes d'Irak.

Au-delà de l'inquiétude des Turcs de voir se développer un sentiment pankurde au plan régional, la realpolitik et le pragmatisme économique l'emporteront, car la création d'un Etat kurde à ses frontières crée une zone tampon, renforçant sa sécurité tout en exerçant une influence de raison sur le PKK, ennemi historique d’Ankara, et dont les méthodes terroristes ont toujours embarrassé les dirigeants d'Erbil.

Au bout du compte, les obstacles à l'indépendance du Kurdistan irakien sont moins dans l'environnement régional que dans la réalité bien plus inquiétante de la conjoncture économique. Prospère et dynamique il y a encore peu grâce à la manne pétrolière. le pays kurde traverse une grave crise du fait de la chute vertigineuse du prix du baril. Le voisinage de l'organisation Etat islamique ne rassure pas davantage les investisseurs étrangers et cette fragilité pourrait compromettre toute l'entreprise d'Erbil vers l'indépendance. Mais solidaire, la communauté internationale peut et doit aider les Kurdes à franchir le cap, et contribuer ainsi à la stabilité dans la région.