Un président kurde pour l'Irak

Portrait
LE MONDE | 07.04.05 | 15h33  •  Mis à jour le 07.04.05 | 15h33


Infoertains retournements de situation laissent à penser que l'histoire aime se jouer des hommes et de leur destin. Il n'y a pas si longtemps, personne n'aurait osé parier un dinar sur l'avenir politique de Jalal Talabani en Irak. InfoAu Kurdistan, on se souvient que lorsque Saddam Hussein, dans ses rares élans de mansuétude, accordait une amnistie générale aux combattants kurdes rebelles, il en excluait toujours, et nommément, leur leader, Jalal Talabani. "Qui aurait pu imaginer, s'esclaffait récemment un journaliste kurde, que Saddam, l'homme qui a le plus haï et exterminé les Kurdes, devrait un jour s'en remettre à la grâce présidentielle de Talabani pour espérer échapper à une condamnation à mort ?"

On n'en est pas encore là. Mais à 71 ans, et presque autant de temps passé à lutter pour les droits de son peuple maltraité par les gouvernements successifs, le leader kurde peut aujourd'hui goûter une douce vengeance : il est président de l'Irak. L'époque est bien loin où, se souvient-il, il "- crapahutait - à la frontière iranienne, de la boue jusqu'aux genoux, pour échapper à l'armée irakienne". Et il faut remonter au temps des croisades et de Saladin pour trouver un Kurde à la tête d'un Etat arabe.

A part de petits soucis de santé, des kilos en trop qui lui imposent un régime drastique, la vie sourit à Jalal Talabani. Ses sourcils qui froncent dès qu'il parle lui donnent un air d'éternel mécontent. Une apparence trompeuse. Volontiers blagueur selon ses amis, très bavard de son propre aveu, cet amateur de bons vins et de gros cigares savoure une victoire amorcée au lendemain des élections irakiennes du 30 janvier.

Jalal Talabani n'a même pas attendu le dépouillement des votes pour revendiquer la présidence. L'annonce des résultats n'a fait que le conforter dans ses prétentions : arrivée en deuxième position, derrière la liste chiite mais loin devant les Arabes sunnites qui se sont abstenus, la liste kurde unifiée (LUK) peut légitimement réclamer un poste-clé.

Ne fallait-il pas réserver la présidence, au rôle largement cérémoniel, à la communauté sunnite perdante pour encourager sa participation au sein du nouveau gouvernement irakien et ménager la susceptibilité des pays voisins ? Jalal Talabani balayait l'argument d'un brusque accès de colère : "Les Kurdes citoyens de seconde catégorie, c'est fini !" Une question de principe, finalement. Quant au caractère symbolique de la fonction, le Kurde assure qu'il sera "un président fort qui aura son mot à dire". Les mauvaises langues ajoutent que, de toute façon, "Talabani a toujours été très sensible aux honneurs et aux flatteries. Cette fonction lui va donc comme un gant."

La fréquentation, longue et assidue, des chancelleries étrangères l'a habitué aux salons, mais l'a surtout rompu à l'art diplomatique. Par ailleurs, personne ne conteste ses faits d'armes ni sa bravoure sur le terrain. Farouche nationaliste, homme de passion et de conviction, Jalal Talabani est aussi un ambitieux obstiné qui est toujours parvenu à ses fins, quitte, on le verra, à pactiser avec le diable. Ses adversaires politiques reconnaissent en lui un intellectuel cultivé qui parle, outre la langue kurde, l'arabe, le farsi, l'anglais et quelques rudiments de français. Et capable de réciter dans le texte aussi bien des passages du Coran que les vers du célèbre poète irakien Al-Jawheri, dont il fut un ami intime.

Sa bibliothèque, impressionnante par la quantité de livres qu'elle renferme, est aussi variée que sa table, réputée l'une des meilleures du Kurdistan.

Son parcours politique est à l'image de l'histoire des Kurdes d'Irak : long, sinueux, marqué par les alliances et les mésalliances. A l'origine, rien ne semble le prédestiner à un brillant avenir politique. Né en 1934 à Koysandjak, petite ville plantée au coeur des montagnes du Kurdistan irakien, Jalal Talabani est issu d'une famille religieuse connue et respectée, mais non d'une grande tribu. La nuance est importante car dans cette région, comme ailleurs en Irak, les liens tribaux déterminent la position sociale. Cela participera à forger sa réputation de self-made-man. C'est aussi un des éléments avancés au Kurdistan pour expliquer pourquoi Jalal Talabani s'est plus tard détourné du mouvement nationaliste, dirigé par la puissante tribu des Barzani, provoquant une longue lutte intestine entre Kurdes d'Irak.

Le jeune Jalal est envoyé au collège à Kirkouk, à l'époque une ville riche, cosmopolite et majoritairement kurde. Cet âge d'or prend fin avec la politique d'arabisation de Saddam Hussein, qui poussera, dans les années 1980, plus de 100 000 Kurdes à fuir et à se réfugier dans des camps insalubres, plus au nord, où nombre d'entre eux croupissent encore. Aujourd'hui, Kirkouk dépend de l'autorité de Bagdad, et son intégration au sein de la région du Kurdistan est devenue l'une des revendications essentielles de Jalal Talabani, au point de l'appeler la "Jérusalem kurde".

Plus tard, étudiant en droit à l'université de Bagdad, il se révèle un élève doué et un activiste politique précoce. Séduit par l'idéologie marxiste - Le Capital, de Karl Marx, occupe encore une place de choix dans sa bibliothèque -, le jeune homme est également fervent admirateur de Mollah Moustafa Barzani. L'étudiant apprécie autant les idées politiques que le courage guerrier de ce héros du nationalisme kurde, grand patron du PDK (Parti démocrate du Kurdistan), alors exilé à Moscou, après avoir été banni d'Irak et d'Iran.

Il a trouvé sa voie. Il sera, comme Barzani, un ardent défenseur de la cause nationaliste kurde. Peut-être rêve-t-il aussi déjà d'en devenir un héros tout aussi célèbre. Son zèle le fait remarquer. Charismatique et populaire au sein de la jeunesse kurde, il n'a pas vingt ans quand il devient membre du comité central du PDK. Son mariage avec Hero, fille d'Ibrahim Ahmad, secrétaire général du parti, couronne son ascension politique. "Au début des années 1960, se souvient un de ses compatriotes, le nom de Talabani était déjà dans toutes les bouches. Il suscitait l'admiration et la sympathie. C'est à cette époque qu'il a gagné le surnom de "Mam Jalal" - oncle Jalal, en kurde -, qui ne l'a jamais quitté depuis."

Mais, peu après le retour de Mollah Moustafa Barzani en Irak, en 1958, à la faveur d'un changement de régime à Bagdad, les relations entre le maître et le disciple se dégradent, et se rompent définitivement en 1964. Après onze années d'exil, le "général" Barzani cherche à reprendre le contrôle de ses troupes. La relève, incarnée par Ibrahim Ahmad et son talentueux gendre, ne l'entend pas de cette oreille.

Rivalités personnelles ? Lutte d'influence entre le clan tribal et l'élite urbaine ? Les deux, répondent les spécialistes de l'histoire kurde. Tandis qu'une nouvelle révolte de Mollah Moustafa contre l'autorité de Bagdad déclenche la guerre, Talabani choisit le camp de son beau-père, entraînant avec lui une fraction du PDK.

Surviennent alors les "années de la honte", pour reprendre l'expression des rares Kurdes qui osent évoquer 1966 et les quatre années suivantes. Ibrahim Ahmed et Jalal Talabani s'allient avec le gouvernement irakien, dont le Baas, arrivé au pouvoir en 1968. Leurs hommes deviennent alors l'armée auxiliaire de Bagdad. Ces mercenaires kurdes, restés dans les mémoires sous l'appellation méprisante de Jash, les "bourricots", répriment sans pitié leurs anciens frères d'armes du PDK. C'est là, préviennent des connaisseurs, un épisode qu'il faut éviter d'évoquer en présence de Mam Jalal, d'une susceptibilité maladive sur cette erreur de parcours.

Le 11 mars 1970, Mollah Moustafa arrache à Saddam Hussein un accord promettant l'autonomie du Kurdistan. La promesse ne sera pas complètement tenue, mais la situation s'améliore et le mouvement kurde se réconcilie. Du moins en apparence : aussitôt qu'il a rejoint les rangs, l'ambitieux Talabani est invité à prendre le large, à Beyrouth puis à Damas, en tant que représentant du PDK. C'est durant ces années qu'il court les ambassades et les chancelleries et gagne une stature internationale.

Pendant ce temps, au Kurdistan, les combats ont repris. En 1975, le mouvement kurde s'effondre, abandonné par l'Iran, qui le pourvoyait en argent et en canons. La déroute est totale et, pour la première fois, Barzani dépose les armes. Talabani s'oppose encore à son chef et refuse la défaite. Tandis que les peshmergas (combattants) s'enfuient à travers les montagnes, il organise avec son épouse et cinq fidèles en armes la dernière barricade de la résistance kurde.

Son exemple rallie une petite troupe de combattants qui parviennent à bloquer l'avance des troupes irakiennes. Ce succès lui permet de fonder, le 1er juin, l'Union patriotique du Kurdistan (UPK), qui regroupe divers petits partis gauchisants. Talabani scelle ainsi son divorce définitif avec le PDK des Barzani. "Depuis cette époque, raconte un journaliste local, l'UPK et Mam Jalal ont toujours maintenu une présence armée en Irak. Des hommes du PDK sont revenus se battre, mais leur chef était exilé en Iran. La présence physique de Talabani sur le terrain a installé son prestige au sein de la population. Il est alors devenu le champion de la cause kurde."

Jalal Talabani participera, si l'on peut dire, à l'ultime retour de son rival. En 1993, il escorte la dépouille mortelle de Mollah Moustafa, enterré en Iran presque quinze ans plus tôt, jusqu'au village irakien de Barzan, respectant ainsi le dernier voeu formulé par celui qui avait été jadis son maître à penser. Mais le duel avec le PDK n'a pas pris fin avec la mort de son chef. Au contraire, il se radicalise avec Massoud Barzani, fils de Mollah Moustafa et héritier du parti.

Il faut la férocité de la campagne d'Anfal, lancée en 1987-1988 par Saddam Hussein, pour que les frères ennemis cessent de se combattre. En quelques mois, plus de 700 villages sont rasés et plusieurs milliers de Kurdes sont gazés à Halabja. Dans un élan né du désespoir, PDK et UPK tentent de sauver ce qui peut encore l'être en unissant leurs forces au sein d'un Front du Kurdistan d'Irak. Cette réconciliation ne durera pas plus de cinq ans. Elle vole en éclats alors que le Kurdistan, devenu zone d'exclusion aérienne après l'intervention alliée en Irak de 1991, vit pourtant ses premières années d'autonomie.

De 1994 à 1997, c'est la guerre civile. En 1996, l'UPK, allié à l'Iran, décide d'en finir militairement avec les Barzani. Persuadé d'être en danger de mort, Barzani va réclamer l'aide de l'ennemi honni : Saddam Hussein. Au sortir de cette lutte acharnée et fratricide, les deux leaders sortiront discrédités pour longtemps. Le véritable rapprochement entre les deux partis n'intervient qu'en 2003, alors que la chute de Bagdad apparaît inévitable. Il n'est officialisé que le 3 février 2005, quelques jours après les élections générales, quand Massoud Barzani et Jalal Talabani proclament solennellement la réunification du Kurdistan.

Comprendre ce qui différencie le PDK de l'UPK n'est pas simple. Leurs leaders actuels sont tous deux des survivants qui ont lutté toute leur vie pour la même cause : le droit des Kurdes. Si le clan Barzani a été le premier à réclamer l'autonomie du Kurdistan, Talabani est l'inventeur du concept d'un Irak fédéral. Leurs différences auraient davantage trait à leurs personnalités. Les partisans de l'UPK aiment ainsi à souligner la "modernité" de Mam Jalal. Modernité qui s'exprimerait, selon eux, autant par ses costumes-cravates, en opposition à l'éternel keffieh de Massoud Barzani, que par son attitude moins conservatrice, notamment envers les femmes. Encore que, dans la pratique, ces jugements restent à prouver.

Quoi qu'il en soit, aucun camp, kurde ou arabe, ne s'est ouvertement opposé à la présidence de Jalal Talabani. L'éloignement physique des deux frères rivaux serait même la meilleure garantie de l'unité kurde. C'est du moins ce qui se dit au Kurdistan.

Quant à son programme présidentiel, Mam Jalal en a déjà donné les grandes lignes : "Rendre visite aux pays victimes de Saddam, c'est-à-dire l'Iran et le Koweït, pour leur demander pardon au nom de l'Irak, mais aussi une aide financière. Réformer d'urgence la police et l'armée. Refuser catégoriquement un Etat islamiste et, pour mes invités, avoir toujours chez moi, à Bagdad, une bonne bouteille de champagne frais !"

Cécile Hennion

Article paru dans l'édition du 08.04.05