Les Kurdes, des aventuriers de la paix

mis à jour le Mercredi 13 novembre 2013 à 18h16

Liberation.fr | Bernard KOUCHNER Ancien ministre des Affaires étrangères

La démocratie, denrée rare dans ces pays meurtris du Proche-Orient, vient de trouver un allié : au Kurdistan d’Irak, les élections législatives de septembre se sont déroulées paisiblement et trois grands partis vont bientôt composer une alliance pour administrer le KRG (1).

Seul résultat positif de la guerre américaine en Irak : dix ans après, la partie nord du pays est devenue un havre de paix et de développement. Après une tentative de génocide des Kurdes par Saddam Hussein, au milieu des secousses religieuses dont les sunnites et les chiites sont tour à tour responsables, sur fond de déplacements brutaux de populations, un territoire jouit d’une remarquable stabilité et de 10% de croissance par an : le Kurdistan d’Irak. Avec une population de plus de 4 millions d’habitants. Réfugiés chrétiens ou alaouites affluent là, venus de la Syrie proche et fracassée, ou des zones du sud Irakien.

Riches de leur pétrole et des investissements issus de tous les pays environnants, du Golfe au Liban en passant par la Turquie. Accueillants en raison de la sagesse de ses dirigeants et de la stabilité politique kurde qui contraste avec l’environnement. L’Irak s’effondre sous les attentats quotidiens et éclatera demain. La Syrie en lambeaux s’écartèle entre un dictateur alaouite - proche des chiites - et des révoltés démocrates maintenant dépassés par les extrémistes sunnites, et singulièrement par Al-Qaeda et ses affidés. Le Kurdistan d’Irak constitue un îlot de résistance, à l’excès. Les persécutés affluent dans cette zone qui suscite la colère des dictatures régionales.

Depuis l’intervention américaine, une Constitution fédérale régit l’Irak et le Kurdistan jouit d’une très large autonomie sans avoir rompu les ponts avec Bagdad. Erbil et Souleymanieh, les deux grandes villes du Nord, se plaignent des tensions permanentes qui les opposent au Premier ministre de Bagdad, Maliki : des menaces de rétorsions militaires et surtout une répartition centralisée des ressources pétrolières qui ne respecte pas les termes de la Constitution.

Plus grave encore, les attentats quotidiens des sunnites contre les quartiers chiites de la capitale fédérale, que le gouvernement de Maliki semble bien incapable de juguler. Al-Qaeda organise la tuerie des chiites des villes, alors que Maliki-le chiite semble poussé à suivre la politique de l’Iran. Il fait tacitement parti d’un axe Iran - Irak - Syrie de Bachar al-Assad et Hezbollah libanais. Pris en tenaille par sa situation géographique, le gouvernement régional du Kurdistan, depuis plusieurs années, s’est ouvert sur la Turquie. Les industriels turcs investissent paisiblement la région et construisent partout. Les Kurdes accélèrent la réalisation d’un pipeline, atteignant déjà la frontière turque. Cet afflux de pétrole permettra une plus large autonomie énergétique au régime d’Ankara. Tout pousse le Kurdistan vers une souveraineté totale. Que semble accepter la majorité des membres de l’ONU.

On sait que les Kurdes, en dépit d’une histoire millénaire, furent les oubliés du partage des dépouilles de l’Empire ottoman. La communauté internationale et divers traités leur promirent l’indépendance alors qu’ils étaient déjà près de 20 millions écartelés entre cinq nations, la Syrie, la Turquie, l’Iran, l’Irak et un petit bout de la Russie. Cette même communauté internationale feignit longtemps de s’étonner de leurs incessantes révoltes et ne les aida que superficiellement, tenant au dogme de frontières coloniales, même si elles séparent un peuple, une langue et une culture de résistance aux religions extrêmes. Ils viennent de loin, ces Kurdes, berbères que l’islam du VIIe siècle convertit sans les convaincre des rigidités religieuses et asservit sans les dominer. Les Kurdes continuent de nommer leurs anciens conquérants «les Arabes».

Les femmes, qui jamais n’adoptèrent le niqab, travaillaient et se battaient aux côtés des hommes. Car ils se battirent beaucoup, pour affirmer leurs différences et conquérir un territoire souverain. Ils s’affrontèrent tour à tour aux armées de Turquie, d’Iran, d’Irak et moins de Syrie. Ils connurent des succès et, au lendemain de la guerre de 39-45, administrèrent «une République autonome de Mahabad».

En Iran et en Irak, les partis démocratiques kurdes (PDK) existaient depuis de nombreuses années, fondés par Mustapha Barzani, le prophète pour l’Irak, et par Abdul Rahman Ghassemlou, le sage et le démocrate pour l’Iran. Aucun ne céda à l’extrémisme. Ils se battaient entre adversaires mais jamais ne furent les auteurs d’attentats aveugles - Ghassemlou disait : «Nous ne mettrons jamais de bombes dans les marchés, nous n’attaquerons jamais la population civile, et c’est pour cela que les médias ne s’intéressent pas à nous !»

Il avait raison et fut assassiné à Vienne par des agents Iraniens dont faisait - dit-on - partie Ahmadinejad.

Un gouvernement régional devrait être créé dans les semaines à venir et les tentatives d’entente poursuivies avec le gouvernement de Bagdad. Les Américains qui invitent M. Maliki à Washington à la fin du mois insistent pour maintenir en place un homme incapable de juguler la violence et de respecter la Constitution fédérale irakienne. Les Kurdes d’Irak, que le monde entier considère comme autonomes, souhaitent une véritable indépendance, mais ne veulent pas brusquer les choses. Ils ne songent nullement à un Etat qui unirait les 40 millions de Kurdes séparés par les traités. Ils tiennent avant tout à leur bonne entente avec la République turque et veulent achever le pipeline qui joindra les deux économies mieux que les accords passés ne le firent. Ils souhaitent que les négociations entamées avec l’Iran puissent aboutir. Et connaissent d’expérience le danger que représentent leurs puissants voisins.

Ils préparent l’économie de leur région à affronter des épreuves et font preuve d’initiatives diplomatiques. Ils renforcent leurs défenses, les peshmergas - les soldats kurdes - s’entraînent aux techniques modernes de combats. Tout en soutenant l’autonomie territoriale que bâtissent leurs voisins kurdes de Syrie, ils se méfient, pour l’heure, de l’héritage du PKK (2). Ils ne prennent pas partie dans les affrontements des sunnites et des chiites mais se montrent très résolus dans la lutte contre l’extrémisme. Conscients d’un environnement fragile, ils savent que les éclatements probables de leurs voisins peuvent submerger leur région.

Et s’ils sont prêts à accueillir les Kurdes, les chrétiens et tous ceux qui fuient massacres et dictature, ils pensent à un probable référendum de souveraineté et à une sécession sans violence dont le modèle pourrait être la séparation des Tchèques et des Slovaques.

Ces Kurdes, qui n’avaient confiance que dans leurs montagnes, pourraient construire la base d’une lointaine confédération du Moyen-Orient. L’Union européenne qui cherche en vain une politique extérieure serait bien inspirée de regarder du côté du Kurdistan d’Irak.

 

  • (1) Kurdistan Regional Government. (2) Parti des travailleurs du Kurdistan. Gauchistes et violents ils affirment, après un discours d’apaisement de Ocalan, leur leader emprisonné, avoir renoncé à la lutte armée.