Les incertitudes sur le centre pétrolier de Kirkouk font hésiter les Kurdes

LE MONDE | 15.10.05 |

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ERBIL de notre envoyée spéciale

Des voitures arborant le drapeau kurde sillonnent villes et villages de la "région du Kurdistan d'Irak", comme à la veille d'une fête. Toutes les affiches sur les bâtiments officiels, les journaux et les chaînes de télévision locale appellent les Kurdes à voter "oui" samedi 15 octobre, au projet de Constitution irakienne. Laquelle va "mettre fin à toutes les souffrances passées" ­ légende d'une affiche avec une photo de l'exil dramatique des Kurdes suite à la première guerre du Golfe ­, et leur ouvrira "un avenir de lumière" ­ comme le promet une jeune fille en habit national mettant son bulletin dans une urne.

Mais au-delà de ces signes extérieurs d'unanimité, les surprises commencent. Au pied de la vieille citadelle d'Erbil, la capitale administrative de la région, un jeune marchand de journaux assure que ses clients qui ont multiplié leurs achats de journaux depuis deux semaines vont "voter à 70 % contre cette Constitution" . Pourquoi ? "A cause de Kirkouk, ils ont peur de ne jamais la retrouver."

La question de Kirkouk ­ grand centre pétrolier du nord de l'Irak dont Saddam Hussein avait cherché à renverser la composante ethnique en remplaçant une partie de ses Kurdes majoritaires par des Arabes ­ pèse sur l'avenir de l'Irak. Sa richesse en or noir pourrait garantir la viabilité d'un Etat kurde indépendant s'il englobait cette ville que le Parlement d'Erbil a déjà désignée comme sa "future capitale" . Perspective qui fait frémir les voisins de l'Irak, Turquie en tête, qui ont aussi des minorités kurdes sensibles au rêve d'un "grand Kurdistan" . Or, le projet actuel de Constitution irakienne laisse la porte largement ouverte à l'inclusion de Kirkouk dans la région du Kurdistan ­ la question devant être tranchée par référendum avant fin 2007, à l'issue d'un programme de retour, en chassé-croisé, des déplacés kurdes et arabes. Mais à écouter le marchand de journaux, cela semble insuffisant : "Nos dirigeants nous avaient promis que la question de Kirkouk serait réglée tout de suite, ils nous avaient aussi promis le droit à l'autodétermination, mais il n'en est rien et, de plus, les Arabes ont reçu le droit de changer encore la Constitution !"

Ses inquiétudes semblent ici largement partagées, mais pas son pronostic sur les résultats : "Notre société kurde tribale aime tellement ses deux présidents, qu'il suffit à ces derniers de claquer les doigts et tout le monde marche ­ or, ils ont dit qu'il fallait vo ter "oui", remarque, amer, l'écrivain Ferhad Pirbal, auteur du peu conformiste roman intitulé Misères sexuelles du pechmerga (combattant kurde). Il considère que les chefs des deux grands partis locaux (Jalal Talabani, élu président de l'Irak, et Massoud Barzani, désormais président de la région du Kurdistan) ont "trahi les 98 % de Kurdes" qui ont voté pour l'indépendance au printemps, lors d'une consultation en marge des législatives irakiennes. Ferhad Pirbal votera donc "non" samedi, même s'il ne pense pas à être suivi par plus de "20 à 30 % de la population" . Il précise que ce sont "les jeunes, ceux qui n'ont pas connu l'occupation et ne voient pas pourquoi ils doivent tout d'un coup être soumis à Bagdad, qui voteront "non"."

Suzan Hussain, professeur à l'université des Lettres, est d'accord, même si elle va voter "oui", car elle croit aux assurances données par MM. Barzani et Talabani ­ le projet de Constitution serait le meilleur possible pour les Kurdes dans les conditions actuelles et n'interdit pas d'envisager l'indépendance à l'avenir. "Je sais maintenant que les choses changent. Si l'on m'avait dit, il y a trois ans, qu'un Kurde serait président de l'Irak, j'aurais éclaté de rire" , dit-elle. Mais pour autant, le vote de samedi n'aura rien d'une fête, "ni pour moi, ni pour tous les gens que je connais" . La vraie fête, le grand moment d'émotion, ce fut le vote du printemps, quand les Kurdes ont pu voter "pour l'indépendance" , même si ce vote était non officiel. "Ce jour-là, même ma vieille mère malade avait exigé d'y aller. Samedi, elle n'ira pas" , confie Suzan.

Sophie Shihab

Article paru dans l'édition du 16.10.05