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Turquie: depuis l'attentat, le cauchemar sans fin de Bahadir Demircan


Mardi 13 octobre 2015 à 12h05

Ankara, 13 oct 2015 (AFP) — "On a vu des choses que personne ne voudrait voir dans sa vie".Trois jours après l'attentat suicide d'Ankara, Bahadir Demircan peine à mettre des mots sur l'horreur qu'il a vécue. Depuis, il ne quitte plus la morgue, où il compte les morts.

C'était un samedi de protestation comme tant d'autres. Sitôt réveillé, ce militant de 37 ans du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde) a pris son "dolmus" (minibus collectif) puis marché un quart d'heure pour rallier l'esplanade de la gare de la capitale.

Ce jour-là il se rend à une "marche pour la paix" pour dénoncer la "sale guerre" que selon lui le gouvernement islamo-conservateur a repris contre les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) depuis trois mois dans le sud-est à majorité kurde de la Turquie.

"Il y avait 10.000 personnes. Les voyageurs allaient et venaient, ça n'arrêtait pas", raconte Bahadir. "J'ai eu toutes les peines du monde à me frayer un chemin devant le cortège des syndicats, en bas de l'avenue, pour rejoindre mes camarades du HDP".

L'ambiance est à la fête. Les premiers slogans fusent. Sur la route, la foule chante, danse. Au milieu des espaces verts qui bordent la route, certains piquent-niquent.

"Mes amis étaient tous là, venus du sud-est, d'Istanbul, d'Ankara", poursuit ce publicitaire ankariote. "On discutait de la campagne électorale. Je leur demandais comment ça se passait chez eux. S'ils pouvaient encore militer, distribuer des tracts facilement. On faisait des pronostics sur le résultat des élections", les législatives du 1er novembre.

Soudain, juste après 10h00 locales (8h00 GMT), une première explosion secoue l'esplanade.

"On s'est mis à courir vers le parc, tête baissée avec cette très forte chaleur au dos. L'un de mes amis est tombé au sol, on l'a relevé. On courait encore quand la deuxième déflagration est survenue".

"Quand je me suis tourné, j'ai senti le souffle, j'ai vu des flammes hautes de 10, 15 mètres, des drapeaux de toutes les couleurs et..." Un silence. Le regard de Bahadir se perd dans le vague.

- 'Un cauchemar' -

"Je suis revenu sur les lieux de l'explosion pour aider. Plus on avançait, plus... c'était un cauchemar. On a vu des corps partout, des morceaux de corps aussi, des choses que personne ne voudrait voir dans sa vie".

"Quelqu'un essayait d'aider une jeune femme blessée à la tête et au bras. Je l'ai portée jusqu'à la seule ambulance qui était là, mais elle était prise d'assaut. Alors, je l'ai conduite à un taxi et je l'ai emmenée à l'hôpital. J'essayais de la faire parler. Ses propos étaient incohérents. Elle demandait de l'eau, puis s'évanouissait".

Venue de Mardin, dans le sud-est du pays, près de la frontière syrienne, la jeune femme est morte d'un arrêt cardiaque.

Alors que les blessés affluent à l'hôpital, Bahadir décide de rester sur place et commence à décompter les victimes. "Enregistrer l'identité des morts, des blessés et informer les familles". Depuis, il passe le plus clair de ses journées devant la morgue, aux côtés des familles sans nouvelle de leurs proches.

"Vous savez ce qui est pire que la mort ?", demande-t-il, "c'est de ne pas avoir le corps de votre proche pour l'enterrer".

Après l'attentat, de nombreux manifestants ont dénoncé l'absence de contrôles aux abords de la gare. Et accusé le gouvernement d'avoir délibérément négligé leur sécurité. Bahadir admet, lui, ne pas avoir "imaginé une seule seconde qu'un attentat pourrait se produire en plein coeur d'Ankara".

"Pour moi, personne ne pouvait oser faire ça", concède le militant. "Aujourd'hui, je me dis qu'on n'a pas anticipé sur la sécurité, que c'est aussi un peu de notre faute".

Depuis samedi, Bahadir n'est pas retourné sur les lieux du drame. "Si je dors, c'est parce que je tombe d'épuisement", confie-t-il. "Je ne m'enlèverai jamais ces images de la tête. Quand tu as vu un truc pareil, tu ne peux pas reprendre une vie normale. Plus rien n'est normal".

Les informations ci-dessus de l'AFP n'engagent pas la responsabilité de l'Institut kurde de Paris.