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En Turquie, le déclin "inquiétant" de la liberté de la presse avant les élections


Mardi 15 septembre 2015 à 11h10

Ankara, 15 sept 2015 (AFP) — Quelques lignes et la porte. Cet été, l'éditorialiste Kadri Gürsel a été remercié sèchement pour un "tweet" critiquant le président Recep Tayyip Erdogan, et a rejoint la longue liste des victimes de la guerre engagée par le régime turc contre la presse indépendante.

Le 20 juillet, la ville frontalière de Suruç, à la frontière syrienne, était secouée par un attentat-suicide qui a tué 32 militants de la cause kurde. L'attaque n'a jamais été revendiquée mais vite attribuée au groupe jihadiste Etat islamique (EI).

La réaction de l'éminent journaliste du quotidien Milliyet est piquante. "Il est embarrassant que des responsables étrangers appellent le principal responsable de la terreur exercée par l'EI en Turquie pour lui présenter leur condoléances après Suruç", écrit deux jours après Kadri Gürsel sur son compte Twitter.

Comme d'autres, il accuse M. Erdogan d'avoir soutenu l'EI pour accélérer la chute du président syrien Bachar al-Assad, ce que le chef de l'Etat a toujours réfuté.

La réponse de la direction de Milliyet a été immédiate. Quelques heures après le "tweet" de son éditorialiste vedette depuis huit ans, elle dénonce son "attitude subversive" et le licencie sans autre forme de procès.

Le quotidien, modéré et respecté, est la propriété du conglomérat Demirören, dont le PDG éponyme est réputé proche du "palais".

L'affaire Gürsel est devenue le dernier symbole en date des pressions de plus en plus insistantes exercées depuis des années par le chef de l'Etat sur les médias indépendants.

"Erdogan veut rétablir le pouvoir absolu de son seul parti sur le gouvernement. Et pour arriver à cette fin, il cherche à faire taire les dernières voix critiques dans les médias traditionnels", résume Kadri Gürsel.

Ces dernières semaines, la reprise des combats meurtriers entre les forces armées et les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le sud-est à majorité kurde du pays et les élections législatives anticipées prévues le 1er novembre ont encore exacerbé les tensions entre les médias et les autorités.

Accusé de déformer les propos de M. Erdogan, le quartier général stambouliote du quotidien Hürriyet a été la cible il y a quelques jours de deux attaques de manifestants qui chantaient des slogans favorables au chef de l'Etat.

- 'Opération de nettoyage' -

Et trois journalistes étrangers, deux Britanniques et une Néerlandaise, qui couvraient le conflit kurde ont été arrêtés et expulsés du pays.

Le Premier ministre Ahmet Davutoglu a sévèrement condamné les attaques contre Hürriyet et M. Erdogan répète régulièrement à qui veut l'entendre que la Turquie dispose de "la presse la plus libre du monde".

Mais le bilan des ONG de défense des médias reste très pessimiste.

"Il n'y aucun espoir, la liberté de la presse décline en Turquie", regrette Yusuf Kanli, responsable de l'ONG Presse pour la liberté, financé par l'Union européenne (UE). Ces deux derniers mois, il a recensé au moins 140 licenciements de journalistes.

"Il s'agit ni plus ni moins que d'une opération de nettoyage", assure la professeure Asli Tunc, de l'université Bilgi d'Istanbul, "elle est menée par le gouvernement avec le concours de certains patrons de presse avant les élections".

La semaine dernière, un éditorialiste du quotidien proche du régime Star, Cem Küçük, a menacé de mort un de ses confrères d'Hürriyet, Ahmet Hakan, accusé de soutenir le PKK. "On pourrait t'écraser comme une mouche", a-t-il écrit, "tu n'es encore en vie que parce qu'on a eu pitié de toi".

"A l'approche des élections, la marge de liberté des médias continue à se réduire à un rythme alarmant", constate Karin Deutsch Karlekar, du PEN American Center.

Quand les pressions ne suffisent pas, le pouvoir n'hésite pas à recourir à la justice.

Les plaintes déposées pour "insulte" se multiplient contre les journalistes qui osent critiquer M. Erdogan. Lundi encore, le directeur de la publication du magazine Nokta a été arrêté et son dernier numéro saisi pour avoir osé publié un photomontage ironique du chef de l'Etat prenant un "selfie" devant le cercueil d'un soldat.

"On ne peut plus parler de liberté de la presse dans ce pays", juge Korkmaz Alemdar, professeur de communication. "Il existe bien quelques sites d'information indépendants (...) mais le grand public ne les connaît pas", poursuit-il.

"Les attaques contre la presse sont continues depuis 2008", conclut Kadri Gürsel, "ceci n'est que la dernière vague d'un effort dont le but ultime est sa totale soumission".

Les informations ci-dessus de l'AFP n'engagent pas la responsabilité de l'Institut kurde de Paris.