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Après l'attentat d'Ankara, la Turquie confrontée à ses propres jihadistes


Vendredi 16 octobre 2015 à 11h51

Istanbul, 16 oct 2015 (AFP) — La Turquie était jusque-là considérée comme le point d'entrée favori des recrues jihadistes étrangères vers la Syrie voisine. L'enquête sur l'attentat-suicide d'Ankara confirme qu'elle est aussi devenue une terre de recrutement de ses kamikazes.

Diyarbakir, 5 juin 2015: 5 morts dans une explosion lors d'une réunion électorale du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde). Suruç, 20 juillet: 34 morts dans un attentat-suicide contre des partisans de la cause kurde. Ankara, 10 octobre: 99 morts dans un double attentat-suicide visant une manifestation pour la paix.

Aucune de ces attaques n'a été revendiquée mais, de l'avis-même des autorités turques, elles portent toutes la marque du groupe jihadiste Etat islamique (EI).

Dans ces trois cas, les informations qui ont filtré dans la presse ont pointé du doigt un groupe de jeunes Turcs radicalisés, proches de l'EI et originaires de la même ville du sud-est du pays, Adiyaman, qui compte environ 200.000 habitants.

"Il s'agit d'une même mouvance turco-jihadiste", résume une source diplomatique occidentale, "un petit groupe de Turcs radicalisés, qui ont combattu sous les couleurs de l'EI en Syrie et qui montent des opérations de leur propre initiative".

Selon le quotidien Hürriyet, les deux auteurs présumés de l'attaque d'Ankara ont été formellement identifiés. Il s'agit d'Ömer Deniz Dündar et de Yunus Emre Alagöz. Ce dernier est le frère d'Abdurrahman Alagöz, présenté comme le kamikaze de Suruç.

Connus des services de services de police, les frères Dündar le sont aussi à Adiyaman.

"Il s'agit de deux frères jumeaux, âgés de 23 ou 24 ans. Des étudiants qui se sont radicalisés et sont allés plusieurs fois combattre en Syrie", affirme à l'AFP un ami de la famille, Ali Ekin. "Leur père les a signalés à de multiples reprises aux autorités, mais ça n'a servi à rien", déplore-t-il.

"Les premières plaintes des parents Dündar datent de septembre 2013", confirme l'avocat de la famille, Osman Süzen.

Leur père est allé chercher ses deux fils à Raqqa, fief syrien de l'EI, et ils ont fini par rentrer en Turquie avec leurs épouses. "Pendant des mois, ils ont vécu dans la maison familiale sans que personne ne juge bon de venir les interroger", peste-t-il.

- 'Capitale de Daech' -

Dans la région d'Adiyaman, l'enrôlement des deux frères Dündar est loin d'être un cas isolé, selon les avocats du barreau local. "Dix-huit plaintes ont été déposées par des familles dont des proches ont rejoint Daech (acronyme arabe de l'EI)", avance M. Süzen.

"L'EI s'est appuyé sur un noyau dur de cinq ou six camarades pour recruter des dizaines de jeunes, et ainsi former une équipe de kamikazes", estime pour sa part Ali Ekin.

"Adiyaman n'est pas devenu la capitale de Daech" en Turquie, s'empresse toutefois d'ajouter ce proche de la famille Dündar, "les gens d'ici ont le même degré de sympathie que le reste du pays pour l'organisation islamiste".

"Il y a des cellules à Bingöl, Konya, Sakarya, Osmaniye, mais aussi à Istanbul et Ankara", affirme un connaisseur du dossier qui souhaite garder l'anonymat, "l'EI y recrute dans les milieux populaires, des familles où la religion est très peu présente".

Les deux frères kamikazes de Suruç et Ankara sont kurdes, précise Ali Ekin. "Le plus difficile pour ces parents dont les gamins se sont fait exploser, c'est que ce sont des Kurdes qui ont tué des Kurdes ou des prokurdes: c'est pire que tout".

Comme son parti, le député HDP d'Adiyaman, Behçet Yildirim, reproche au gouvernement islamo-conservateur turc d'être complaisant avec l'EI. "L'EI, ennemi des Kurdes en Syrie et en Irak, devient ainsi l'allié de la Turquie" pour "lutter contre les Kurdes", déplore-t-il.

Hostile au régime de Damas, la Turquie a été longtemps accusée par ses alliés de mansuétude vis-à-vis des jihadistes qui le combattent. Après l'attentat de Suruç, elle a toutefois opéré un revirement en menant quelques raids aériens contre l'EI, qui l'a ouvertement menacée de représailles.

"Cela fait plus de deux ans que nous tentons de faire prendre conscience à la Turquie de la menace que représente l'EI pour eux", confirme la source diplomatique, "je ne suis pas sûr pas qu'Ankara en soit encore totalement convaincu".

Selon la presse, les kamikazes présumés d'Ankara figuraient sur une liste d'une vingtaine de personnes jugées dangereuses par la police. Ce qui ne les a pas empêchés de tromper la vigilance des autorités pour frapper dans la capitale.

Les informations ci-dessus de l'AFP n'engagent pas la responsabilité de l'Institut kurde de Paris.