Conferences : World Congress of KURDISH STUDIES : Ephrem Isa YOUSIF
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World Congress of
KURDISH STUDIES

Irbil, 6-9 September 2006

Organized by the Kurdish Institute of Paris in partnership with
Salahadin University (Irbil) and with the support of the
Kurdistan Regional Government and of the
French Ministry for Foreign Affairs



Deux dynasties brillantes et tolérantes

Par Ephrem Isa YOUSIF (*)

Les chroniqueurs syriaques parlent souvent des rapports entre les Kurdes et les chrétiens syriaques qui habitent la Haute Mésopotamie. Ils louent particulièrement deux dynasties, celles des Marwanides et des ‘Ayubides de la Djézira.

Les Marwanides


Les princes de la dynastie des Marwanides régnèrent sur la grande province du Diyar Bakr de 372-478 h./983-1085 après J.-C.

 Comment retrouver leurs actions d’éclat, leur puissance suzeraine, leur gloire ardente, leur héroïque légende ? Ils vécurent à une époque où la jeunesse, l’audace, l’adresse, l’intelligence se dépensaient généreusement pour fonder un nouvel État, une brillante dynastie...

Le Diyar Bakr constituait l’un des trois districts de la Djézira, “la presqu’île”. C’était ainsi que les auteurs appelaient la Haute Mésopotamie, région comprise entre les cours supérieurs du Tigre et de l’Euphrate. La Djézira comprenait encore les districts de Diyar Rab’ia (chef-lieu Mossoul) et Diyar Mudar (chef-lieu Rakka, sur la rive gauche de l’Euphrate). Elle correspondait à un territoire situé de nos jours en Syrie, en Irak, en Turquie.

Des Kurdes, d’origine indo-européenne, vivaient avec d’autres peuples dans le  Diyar Bakr, province éloignée de Bagdad, à la limite de l’empire byzantin, qui, outre Amid, incluait plusieurs cités et cantons : Arzan, Mayyafarkin (en syriaque Maïpherqat),  Hasankeyf mais aussi Khilat, Melazgerd, Ardjish, et un canton situé au nord-est du lac de Van.

Le début de la dynastie des Marwanides


Le chroniqueur de la Djézira au douzième siècle, Ibn al-Azrak al-Fariki, ainsi que l’écrivain arabe Ibn al-Athir, et les chroniqueurs syriaques Elie de Nisibe, Michel le Grand, se plurent à nous conter l’histoire des Marwanides. 

Le fondateur de cette dynastie fut un berger kurde, Abu Shudja ’Badh b. Dustak. Il abandonna ses bêtes, prit les armes, devint un vaillant chef de guerre et acquit une certaine notoriété. 

A la mort de ‘Adud al Dawla, qui gouvernait l’empire musulman, en 983, un Buyide de la dynastie d’émirs iraniens, Badh prit Mayyafarkin, ville située au nord-est du Diyar Bakr. C’était l’ancienne Martyropolis, l’actuelle Silvan. Il s’empara aussi d’Amid, d’Akhlat, et de Nisibe.

Nisibe, assise au sud de la région montagneuse de Tur ‘Abdin, avait une longue histoire. Marche-frontière entre les Sassanides et les Byzantins, elle était aussi un point de transit des caravanes.  Elle avait été soumise par les Arabes en 639.

Badh ne réussit pas à dominer Mossoul et mourut en 990, victime d’une coalition ourdie par les Hamdanides, dynastie d’émirs arabes qui régnait en Haute Mésopotamie et en Syrie depuis l’an 905, et par les ‘Uqaylides, famille d’émirs arabes shi’ites.

Le beau-frère de Badh, Marwan, donna son nom à la nouvelle dynastie. Ses trois fils allaient régner successivement sur le Diyar Bakr.

Le chroniqueur Elie de Nisibe et les Marwanides



Un chroniqueur syriaque, Elie, métropolite de Nisibe, fut le témoin avisé de l’arrivée des Marwanides. Dans ses écrits, il parle élogieusement de ces émirs éclairés, tolérants. Ne surent-ils pas nouer des relations pleines d’estime, de respect, d’amitié, avec les intellectuels syriaques orientaux (nestoriens) et occidentaux (jacobites), qui résidaient en majorité dans les villes de leur principauté et cohabitaient sans heurts avec les Kurdes et les Arabes ? 

Qui étaient les Syriaques ? Les héritiers des antiques Assyriens, des Babyloniens, et aussi des Araméens. Les Syriaques parlaient un dialecte de l’araméen. Ils en firent une langue culturelle et scientifique, le syriaque. Ils se convertirent, dès les premiers temps de notre ère, au christianisme. Edesse et sa région furent des foyers d’évangélisation active.

Elie de Nisibe, appelé aussi Elie bar-Shenaya, naquit le 11 février 975 dans la ville de Shena, assise au confluent du Tigre et du grand Zab, centre d’un évêché syriaque oriental depuis le début du VIIIème siècle. Il se fit moine. Il fut ordonné prêtre, évêque, puis fut nommé en l’an 1008  métropolite de Nisibe.

La ville était, au début du onzième siècle, fort agréable, avec ses belles maisons, sa mosquée, ses bains, ses riches jardins. Elle relevait politiquement et administrativement de l’émir du Diyar Bakr.

Religieusement, Nisibe était depuis longtemps un foyer important. Elle abrita une fameuse école, dont l’évêque Jacques de Nisibe jeta les bases au quatrième siècle.

Le métropolite Elie vécut dans cette ville jusqu’à sa mort qui survint en 1146 et s’adonna à divers travaux intellectuels. Il connaissait le syriaque et l’arabe, la culture islamique. Il laissa des oeuvres nombreuses,  comme la Chronographie, une Grammaire syriaque, un Lexique arabo-syriaque, des hymnes, des homélies métriques, des lettres, écrits en syriaque.

Elie de Nisibe écrivit en arabe des oeuvres théologiques et morales.

Sa Chronographie, datée de 1018, conserve une grande importance pour l’histoire kurde, car l’auteur nous donne des détails précieux sur les biographies des  premiers souverains marwanides et sur les rencontres des savants syriaques et des Kurdes.

La tragédie de l’émir Abu ‘Ali al-Hasan b. Marwan



Elie de Nisibe évoque brièvement la vie d’Abu ‘Ali al-Hasan.

Après la mort de son oncle Badh, l’aîné des fils de Marwan se retira à Hisn-Kayfa, épousa la veuve du vieux chef de guerre. Il combattit les derniers Hamdanides, les mit en déroute et ressaisit toutes les forteresses.

Elie raconte la fin tragique de ce prince qui périt à Amid en 997 sous les coups des habitants en révolte. Son frère Abu Mansur Sa’id lui succéda, sous le nom de Mumahhid al-Dawla :

En lequel l’émir Abu ‘Ali, fils de Merwan, alla à Amid et les habitants sortirent au-devant de lui. Comme il entrait à la porte de la ville un homme appelé ‘Abd el Barr le tua, se révolta et domina la ville. Abu Mansur Sa’id, fils de Merwan, était alors gouverneur de Gézirta (Djézira). Quand il apprit que son frère était tué, il se hâta d’aller à Maïpherqat  et y inaugura son règne le jeudi 7 Dulqa’da [11 novembre 997 de J.-C.]. Depuis ce moment il eut pour nom Mumahhid al-Dawla.” 1

Mumahhid al-Dawla Sa’id et le médecin Bokhtisho



Mumahhid, habile diplomate, sut se servir des ambitions des Byzantins présents au nord de l’Anatolie. Les relations de ce prince avec l’empereur de Byzance Basile II (976-1025) furent plutôt amicales. Quand Basile apprit le meurtre de David, roi du pays de Gorzan, (la Haute Géorgie), qui avait légué par testament son État à l’Empire byzantin, il abandonna la campagne qu’il avait entreprise en Syrie pour s’assurer de l’obéissance des émirs arabes et il franchit l’Euphrate. Il annexa l’État de David, reçut les serments des vassaux, venus à sa rencontre, comme Mumahhid al-Dawla, qui “mit le pied sur son tapis”, en l’an 999  :

“En lequel ( 390 h. / 1311 sél. )  mourut David, roi des Gorzaniens. Le roi des Romains, Basile, sortit dans le pays de Gorzan. Mumahhid al-Dawla vint au-devant de lui et marcha sur son tapis. Le roi le reçut avec joie et le fit maître. Il y eut alors la paix aux frontières. ”2

Mumahhid al-Dawla profita de cette paix pour restaurer les remparts de sa capitale Mayyafarkin, demeure de sa souveraineté, et y faire inscrire son nom, qui rayonne encore de nos jours.

En l’an 1000, il demanda à l’émir buyide Baha’ al-Dawla de lui envoyer le médecin chrétien Gabriel b. ‘Abd Allah b. Bokhtisho, attaché à l’hôpital de Bagdad. Ce dernier descendait de la célèbre famille des Bokhtisho, au service des califes ‘abbassides depuis Al Mansur (754-775).  Alors âgé de 80 ans, Gabriel monta avec son fils vers la petite ville fortifiée de Mayyafarkin pour y prendre ses fonctions. Il y mourut deux ans plus tard, couvert d’honneurs et de richesses.

Mumahhid al-Dawla Sa’id connut une fin tragique, comme son frère Abu ‘Ali al-Hasan. Mécontent, peiné, Elie de Nisibe regretta longtemps son prince. Il qualifia d’impie, terme très fort chez les Syriaques, l’homme qui abattit par la ruse “l’émir béni”, qu’il estimait tant. Le jeune frère de Mumahhid, Nasr al-Dawla Ahmad, combattit aussitôt le meurtrier. Dieu, dans sa justice, lui donna la victoire en l’an 1010 :

“En lequel l’impie Sarwin usa de ruse pour tuer dans la nuit du jeudi 5 Gumada  I [14 décembre 1010 de J.-C.] l’émir béni Mumahhid al-Dawla. Mais le Seigneur donna la victoire à Abu Nasr, frère de Mumahhid al-Dawla, et livra Sarwin dans ses mains. Il le tua et devint émir sous le nom de Nasr al-Dawla.” 3

L’émir victorieux Nasr al-Dawla Ahmad b. Marwan



Le troisième fils de Marwan, accéda donc au pouvoir, après les deux règnes précaires de ses frères aînés. Fin politique, il sut habilement s’imposer à l’émir buyide Sultan al-Dawla, au calife fatimide d’Égypte Al Hakim et à l’empereur de Byzance Basile II. Tous trois lui envoyèrent des messages de félicitations. Ils représentaient les grandes puissances qui entouraient l’État-tampon de Mayyafarkin.

Elie de Nisibe nous rapporte que Nasr al-Dawla Ahmad b. Marwan, “l’émir victorieux”, reconquit, en l’an 1011, Amid, ville importante de son territoire, alors dominée par son vassal Ibn Dimne :

“En lequel l’émir victorieux Nasr al-Dawla alla assiéger Amid et presser Ibn Dimne. Quand Ibn Dimne vit qu’il n’avait aucun secours à espérer, il se soumit à Nasr al-Dawla. Des fonctionnaires et des collecteurs d’impôts vinrent dominer la ville et y devinrent puissants. - En lequel Ibn Dimne fut tué. Ce furent des gens de la ville d’Amid qui le tuèrent. Nasr al-Dawla s’empara de la ville.” 4   

Nasr al-Dawla Ahmad, selon d’autres sources, reconquit Amid vers l’an 1024.

 Il signa avec l’Empire de Constantinople un pacte de non-agression mutuelle, mais le viola une fois ou deux. La renommée de ce prince kurde, musulman, devint telle que les habitants d’Al-Ruha, (Edesse), à l’ouest, firent appel à lui pour les délivrer d’un chef arabe. Nasr al-Dawla b. Marwan s’empara de la ville d’Edesse en 1026-27, l’ajouta à ses possessions. Le célèbre auteur syriaque occidental Abou’l Faradj Bar Hébraeus (1226-1286) raconte la guerre en ces termes :

 “En la même année, Nasr al-Dawla b. Marwan, le Seigneur du Diyar Bakr, régna sur la ville d’Edesse; celle-ci appartenait à un homme de la tribu de Numayr appelé Athyra qui était méchant et ignorant. Les Edesséniens écrivirent à Nasr al-Dawla pour lui livrer le pays. Nasr al-Dawla leur envoya son lieutenant qui séjournait à Amid et se nommait Zingi. Zingi conquit la ville et tua Athira.” 5

Nasr al-Dawla annexa donc Édesse, mais la ville fut reprise avec liesse par le roi de Byzance en 1031. N’occupait-elle pas une place particulière dans l’histoire du Christianisme ?

Le long règne de Nasr al-Dawla Ahmad marqua l’apogée de la puissance marwanide.  Il bâtit une nouvelle citadelle sur une colline de Mayyafarkin où se trouvait l’église de la Vierge, il construisit des ponts, des bains publics. Il restaura l’observatoire. Des bibliothèques équipèrent les mosquées de Mayyafarkin et d’Amid.

Le souverain magnanime, juste et pragmatique, réunit autour de lui, dans la noble cité de  Mayyafarkin, qu’animait le soleil de l’Orient, des ascètes, des savants, des historiens, tel Ibn al-Athir, des poètes, comme ‘Abd Allah al-Kazaruni,  al-Tihami. Il donna refuge à des réfugiés politiques, tel le futur calife ‘abbasside Muktadi (1075-1099) Il chercha les plus belles concubines, les meilleurs cuisiniers, mais, fort pieux, observa strictement les prescriptions religieuses. Sa cour brillante impressionna les visiteurs par son luxe et son raffinement sans pareils, les retint un moment, les enivra comme une coupe de vin précieux.

Le vizir Abu al-Kasim al-Husayn al-Maghribi et le métropolite Elie



Nasr al-Dawla b. Marwan demeura au pouvoir pendant plus de cinquante ans, maintenant dans la paix son peuple. Il choisit d’éminents vizirs, qui dotèrent le Diyar Bakr d’une grande prospérité économique et culturelle. Citons parmi ceux-ci Abu al-Kasim al-Husayn al-Maghribi qui fut aussi vizir du prince ‘Uqaylide de Mossoul  Kirwash b. al-Mukallad, puis du calife de Bagdad al-Kadir.

Al-Maghribi se mit au service de Nasr al-Dawla à Mayyafarkin et resta en fonction de 1025 à 1027. Homme de culture, il possédait une riche bibliothèque. Il écrivit plusieurs ouvrages politiques, dont un manuel sur le gouvernement idéal, Kitab fil-Siyasa, adressé à un monarque, sans doute Nasr al-Dawla b. Marwan.

 Dans la principauté kurde de Mayyafarkin, Al-Maghribi entretint des rapports cordiaux avec quelques lettrés syriaques, ses sujets. Il aimait s’entretenir de questions religieuses avec Elie, métropolite de Nisibe, homme pieux, féru de connaissance et de savoir, doué d’un jugement sûr, plein de tact, de diplomatie.

Abu al-Kasim al-Husayn al-Maghribi, qui était encore en fonctions, mourut à Mayyafarkin, en 1027.

Abu Said Mansur b. Isa construit l’hôpital de  Mayyafarkin



Les chroniqueurs arabes, comme Ibn Abi Usaybia (1194-1270), mentionnent avec éloges le frère d’Élie, Abu Said Mansur b. Isa, ce médecin de Mayyafarkin, qui avait mérité le  surnom de Zahid al-Ulama, “le savant le plus détaché des biens matériels” :

“Zahid al-Ulama  c’est Abu Said Mansur b. Isa;  il était chrétien nestorien et son frère était métropolite de Nisibe, célèbre par ses vertus. Il exerçait le métier de médecin, au service de Nasr al-Dawla b. Marwan  (à qui Ibn Butlân avait dédié le livre “Le banquet des médecins”) Nasr al-Dawla était très respectueux envers Zahid al-Ulama, il comptait sur lui dans le domaine de la médecine, et était bienfaisant à son égard. Ce fut Zahid al-Ulama qui bâtit l’hôpital de Mayyafarkin”

Usaybia continue son récit, il explique à ses lecteurs que “la cause de la construction de l’hôpital de Mayyafarkin fut que Nasr al-Dawla b. Marwan avait une fille à laquelle il était très attaché et qui tomba malade. Il se promit que, si elle guérissait, il donnerait en aumônes son poids de drahems. Et lorsque Zahid al-Ulama la soigna, et qu’elle guérit, il demanda à Nasr al-Dawla de consacrer la somme d’argent, qu’il voulait dépenser en aumônes, à la construction d’un hôpital utile à tous. Et ainsi il acquerrait beaucoup de mérites et une renommée excellente. Nasr al-Dawla lui donna l’ordre de construire l’hôpital et il dépensa beaucoup d’argent; il mobilisa des biens fonciers pour assurer les frais de fonctionnement de l’hôpital et il le dota des instruments les plus parfaits.” 6

Âme noble, charitable, louée pour l’excellence de ses mérites, Abu Said Mansur b. Isa dirigea l’hôpital et soigna avec dévouement les habitants de Mayyafarkin.

Il fut aussi un écrivain. Il rédigea plusieurs traités médicaux et un livre sur l’interprétation des songes, des visions. Il s’entendait bien avec son frère Elie qui lui dédicaça l’un de ses ouvrages, le “Livre sur la chasteté”.

Le philosophe et médecin Ibn Butlân à la cour de Mayyafarkin


Un autre médecin célèbre de l’époque, Abu ‘l-Hasan al-Muhtar, dit Ibn Butlân, noua des liens privilégiés avec l’émir Nasr al-Dawla b. Marwan.  Praticien fort connu à Bagdad, philosophe, logicien, polygraphe, ce syriaque oriental avait été l’élève préféré d’Abu ‘l Faraj ibn al-Tayyeb, prêtre, médecin et commentateur d’Aristote (+ 1043)

Esprit libre, Ibn Butlân entreprit de nombreux voyages en Syrie, en Egypte, à Constantinople. Il visita l’État de Mayyafarkin, attiré par sa cour brillante et somptueuse. Il dédia au prince marwanide, pour le distraire, son traité “ Le banquet des médecins” satire des docteurs et de leurs moeurs.

Ibn Butlân rédigea d’autres ouvrages, médicaux, religieux, dont un traité d’hygiène, “Takouïm essaya”, que nous pouvons traduire par  “Rétablissement de la santé”. Il se retira à la fin de sa vie dans un monastère près d’Antioche et mourut vers l’an 1066.

Le crépuscule



Les relations d’estime entre Nasr al-Dawla b. Marwan et Elie de Nisibe ne se rompirent qu’à la mort du métropolite qui survint vers l’an 1046.

Nasr al-Dawla b. Marwan, en 1054, dut reconnaître la suzeraineté du Seldjukide Tugril Beg, qui dominait la plus grande partie de la Djézira, mais il conserva ses territoires. Il s’éteignit en l’an 1061.

Cette belle période de paix et d’entente entre les Kurdes et les Syriaques fut riche en réalisations dans le domaine de la vie culturelle. Elle fut intense dans celui du commerce, active dans le secteur de l’artisanat et de l’art, bref, impressionnante. Nasr al-Dawla b. Marwan laissa à Diyar Bakr des inscriptions monumentales qui témoignent encore aujourd’hui du rayonnement artistique de son règne.

Après la mort de Nasr al-Dawla, la puissance des Marwanides s’affaiblit, déclina. Son second fils Nizam lui succéda et régna jusqu’en 1079, puis le fils de ce dernier Nasir al-Dawla Mansur.

La fin de la dynastie marwanide approchait à petits pas, dans un parfum de traîtrise... Ibn Djahir, un ancien vizir, quitta le Diyar Bakr, se rendit à Bagdad. Là, il convainquit le sultan  Malik Shah, petit-neveu de Tugril Beg, et le célèbre vizir Nizam al-Mulk de lui permettre d’assiéger Mayyafarkin.

Quand la ville fut prise, Ibn Djahir enleva les vastes trésors appartenant aux princes marwanides et les garda jalousement pour lui. Dès 1085, le Diyar Bakr tomba presque entièrement sous l’autorité directe des Seldjukides. Le dernier émir, Nasir al-Dawla Mansur, garda seulement la ville de Djazirat Ibn ‘Umar.

Malik Shah disparut en 1092, il y eut des troubles après sa mort et le Diyar Bakr reprit un peu d’autonomie.

   Cependant les Marwanides ne disparurent pas tout à fait. Ils étaient encore mentionnés au milieu du douzième siècle, dans la chronique du patriarche syriaque occidental, Michel le Syrien, écrite en  l’an 1195.

  Dès 1134, raconte Michel, le Turc Zangi, gouverneur de Mossoul, envahit plusieurs fois le territoire kurde, dirigea des expéditions contre des tribus qui se soumirent à lui, s’empara de leurs citadelles. Après la prise d’Edesse, en 1144, Zangi voulut assurer sa domination sur les émirs voisins. Ces derniers, méfiants, démolirent, dans la région de Nisibe, des forteresses qui ne pouvaient se défendre contre la puissance de Zangi et les laissèrent désertes.

L’un des descendants des Marwanides, Ahmad, détenait encore la forteresse de Hataka à l’époque des croisades. Ce ne fut pas Zangi mais l’émir de Mardin, Timurtas Hosam al-Dîn (+1154), fils du puissant prince Il-Ghâzî , de la famille des émirs Ortuqides, qui désira s’en emparer et l’assiégea longtemps.

 Le Kurde demanda bientôt à traiter :
“A cette époque, la place forte de Hataka, qui n’était jamais tombée aux mains des Turcs, était entre les mains d’un homme de la famille des Benê Marwan, qui avaient le titre de rois et leur résidence à Maïpherqat  (Mayyafarkin). Il y eut entre ces seigneurs de la discorde, des querelles et des combats. Hosam al-Dîn, voyant que les Curdes n’avaient point d’auxiliaires, et qu’ils étaient opposés les uns aux autres, les assiégea pendant un an et quatre mois.  Alors Ahmed demanda à traiter. Timurtas lui donna de l’or et des villages dans son pays, et prit la forteresse. Ensuite le Curde se repentit, et chercha du secours près du seigneur d’Amid, afin de pouvoir reprendre la forteresse; mais il ne put y réussir. ”  7

Ainsi finit la belle épopée des Marwanides, qui avaient régné sur la province du Diyar Bakr, subjugué les peuples voisins. N’avaient-ils pas brillé comme la couronne de neige d’un blanc étincelant sur la haute montagne ? Leur souvenir et celui des chroniqueurs, des savants chrétiens de la Haute-Mésopotamie, demeure aujourd’hui vivaces dans la mémoire des Kurdes et des Syriaques.

Tableau  chronologique des princes marwanides


Al-Hasan ibn Marwan   (990-997)
Mumahhid al-Dawla Sa’id  (997-1011)
Nasr al-Dawla Ahmad (111-1061)

Les ‘Ayubides


Le grand Malik Al-Ashraf


Environ un siècle et demi plus tard, un autre personnage fut le sujet de l’admiration des Syriaques, qui ne tarissent point d’éloges sur lui, Al-Ashraf, prince d’Édesse et de la Djézira. C’était le fils d’Al-‘Adil, frère de Saladin le héros de la Troisième croisade.  À la mort de Saladin, Al-Adil et ses fils Al-Kamil, Al-Mu’azzam, Al-Ashraf et Al-Awdad prirent en mains les destinées de l’empire ‘Ayubide.  Après la quatrième croisade, lancée par les Francs d’Occident contre Constantinople, Al-‘Adil conclut en 1204 puis en 1211 des trêves avec les rois francs de Jérusalem Amaury II et Jean de Brienne.

 Malik Al-Ashraf le victorieux

Pendant ce temps, les Turcs Seldjoukides dont la puissance se développait, débordaient de leurs montagnes sur les plaines de la Syrie du nord et du Diyarbakr. Ils attaquaient, pillaient les territoires ‘ayubides. Selon les circonstances, ils soutenaient la branche ‘ayubide d’Alep, contre leurs cousins d’Égypte et de Haute Mésopotamie.

Ainsi, au début du treizième siècle, Chosroès Shah (1194-1196, 1205-1211), le fils de Kilidj Arçlan II, le grand sultan seldjoukide de Cappadoce  s’était allié à l’émir d’Alep, Malik al-Zahir. Il avait été vaincu par les troupes de Malik al-Ashraf. Voici ce que raconte un chroniqueur syriaque, l’Édessénien anonyme : 

 “…Malik al-Ashraf quitta Mabbug avec ses soldats et des Arabes en grand nombre et livra bataille à l’armée des Rum. Les Rum furent vaincus et les Arabes saisirent les soldats de Chosroès Shah par vingtaines et trentaines; le reste prit la fuite. Alors les Arabes et les soldats de Malik al-Ashraf pillèrent leurs chevaux et les biens des Rum, après que le pays eut tremblé devant les soldats de Chosroès Shah. Ce fut la deuxième victoire de Malik al-Ashraf. Les intentions de Malik al-Ashraf étaient très bonnes envers tous; depuis son enfance il ne fit de tort à personne.”  8


La Mansoura



Malik al-‘Adil, qui avait engagé une politique conciliante avec les Francs, fut déçu quand le pape Honorius III encouragea la cinquième croisade, qui prit la riche Égypte pour objectif.

À l’appel du pape, le duc d’Autriche Léopold et le roi André II de Hongrie s’embarquèrent le 27 mai 1218. Ils se mirent d’accord pour aller assiéger la forteresse du Mont-Thabor, bâtie par Malik al-’Adil afin de contrôler la Galilée. Ils échouèrent à la prendre. Le roi de Hongrie repartit dans son pays.

  Jean de Brienne, roi de Jérusalem, proposa au duc d’Autriche et aux barons francs d’attaquer l’Égypte. Ils remontèrent le Nil jusqu’à Damiette, ville fortifiée située dans les parages du Caire. Ils l’encerclèrent comme d’un anneau, et, durant deux ans, l’assiégèrent. Ils prirent la citadelle le 25 août 1218.

Près de Damas, le grand sultan Malik al-’Adil, âgé de soixante-seize ans, apprit la nouvelle et succomba à une crise cardiaque, le 31 août 1218. Il fut enterré à Damas, dans la madrasa ‘Adiliya.

La ville de Damiette toute entière tomba entre les mains des Francs le 5 novembre 1219. Les soldats exterminèrent les habitants, et pillèrent les trésors.

Malik al-Kamil, fils d’Al-‘Adil, sultan du Caire, était un lettré, un philosophe, un homme tolérant. Il voulait mettre fin à l’invasion franque, mais désirait éviter toute bataille sanglante. Il proposa plusieurs fois au roi des Francs la restitution de l’ancien royaume de Jérusalem, contre l’évacuation du port fortifié de Damiette. Jean de Brienne et les barons syriens voulaient accepter l’offre du sultan, mais le légat du pape, le cardinal Pélage, un Espagnol orgueilleux, refusa net. En juillet 1221, le cardinal qui voulait s’emparer de l’Égypte entière, prépara une expédition. Il décida de quitter Damiette, d’aller prendre le Caire et il se mit en route.

Alors, le sultan d’Égypte Malik al-Kamil et ses frères, le loyal Malik al-Ashraf, seigneur de Mésopotamie (Djezira et Edesse), et Malik al-Mu’azzam, seigneur de Jérusalem et de Damas, rassemblèrent leurs soldats. Ils allèrent camper à Mansoura, au sud de Damiette. La guerre fut engagée. Au début août, les Égyptiens, observèrent que la crue du Nil était proche. Ils savaient que les Francs, qu’ils avaient entraînés loin de Damiette, seraient bientôt dans l’obligation d’arrêter leur marche sur ces terres boueuses. Ils coupèrent la retraite des chevaliers vers Damiette. Le 26 août 1221, ils ouvrirent les digues et inondèrent les terres basses. L’Édessénien anonyme écrit  :

“Les deux partis s’affrontèrent. Et selon leur mauvaise habitude, les soldats francs se hâtèrent et se jetèrent sur les Musulmans. Lorsque les soldats musulmans virent la mauvaise tactique des Francs, ils les entraînèrent loin de Damiette. Une fois les Francs éloignés, les soldats des Musulmans se hâtèrent d’occuper le camp des Francs et la route pour qu’ils ne puissent pas rentrer à Damiette. Et les Musulmans se mirent à anéantir les Francs. L’épée travailla ainsi jusqu’à la neuvième heure; Musulmans et Francs furent fatigués par la bataille de toute la journée. Mais les Francs désespérèrent de leur vie, car les Musulmans avaient occupé la route de Damiette et le camp des Francs; ils ne savaient plus que faire. Ils levèrent les yeux et aperçurent un lieu élevé. Alors, ils tournèrent le dos et coururent vers cet endroit élevé. Les Musulmans en éprouvèrent une grande joie. Ils travaillèrent toute la nuit et amenèrent le grand Nil et le mirent autour de l’endroit où étaient les Francs qui restèrent là mourant de faim, eux et leurs chevaux, pendant trois jours.

      Enlisés, affamés, les Francs se replièrent en désordre. Ils s’empressèrent de traiter avec les Musulmans. Ils leur rendirent Damiette.

Le chroniqueur conclut :

« Ce fut la troisième victoire de Malik al-Ashraf de bonne mémoire, à cause de sa bonne volonté et de ses bonnes intentions envers tous. »9

Après l’échec de l’expédition d’Égypte, le 30 août 1221, Jean de Brienne et les Francs conclurent avec Al-Kamil une trêve de huit ans. Al-Ashraf, le doux émir d’Édesse et de la Djézira

En 1223, la sécheresse sévit en Orient, depuis Babylone jusqu’à la frontière d’Alep. Les sauterelles dévastèrent les récoltes. Le prix du blé, de l’orge, des lentilles monta. Désespérés, affamés, les habitants de la Djézira et d’Édesse prièrent pour que Dieu envoyât la pluie. Les gouverneurs d’Édesse, de Harran, de Sarug, de Resh’Ayna, selon la loi imposée par le gouverneur de Mardin, prirent les grains de blé et d’orge des agriculteurs pour le donner aux paysans pauvres. Mais ceux-ci en semèrent peu et mangèrent le reste. Pendant des années, il n’y eut pas de récolte. Les gouverneurs se comportèrent mal, laissant commettre beaucoup d’injustices. L’Édessénien anonyme prend la défense de Malik al-Ashraf :

« La langue ne peut décrire les souffrances et les tortures, les pots- de-vin qu’on donnait aux préposés. Le doux et miséricordieux sultan Malik al-Ashraf n’était point au courant de ce que supportaient les gens d’Édesse, de Harran, de Sarug, et de Resh’Ayna, mais il commandait que la semence soit donnée avec mesure aux paysans. » 10

Malik al-Ashraf défait Galal al-Din, le grand sultan, roi des Persans

Galal al-Din, de la dynastie des Kharezm-Shahs (1077-1231) qui gouvernait en Asie centrale et en Iran, fut battu par les Mongols en 1219 et en 1221. Il s’avança en Asie Mineure. Les princes ‘Ayubides se portèrent au secours du sultan seldjoukide, Kay Qubad Ier de Cappadoce (1220-1237), qui était inquiet des progrès du Khwarezm-Shah de Perse.

Malik al-Ashraf, prince de Djézira, commanda les troupes du nord et monta auprès du sultan de Rum, pour combattre l’ennemi persan commun.Le 10 août 1230, Galal al-Din fut défait par Malik al-Ashraf. Laissons le chroniqueur syriaque relater cette victoire :

“Malik al-Ashraf monta avec les soldats et parvint auprès du sultan de Rum. Et l’armée de Rum se prépara au pays d’Arzinğan. Quant aux troupes de Malik al-Ashraf, elles partirent et montèrent dans la région de la ville de Sébaste. (Les deux armées) parvinrent l’une en face de l’autre et les deux lignes de bataille se firent face. Les deux parties s’encouragèrent pour la grande bataille; des peuples innombrables étaient rangés et se tenaient armés en face les uns des autres, assoiffés du sang les uns des autres. Les Persans se mirent à combattre l’armée de Rum dans la région d’ Arzinğan où étaient campés les Rum.  Lorsque les soldats de Malik al-Ashraf virent que les Rum étaient attaqués, ils s’encouragèrent, s’irritèrent et furent enflammés de feu. Ils firent fi de leur vie temporelle et s’approchèrent des Persans. Lorsque les Persans virent les soldats puissants de Malik al-Ashraf, la terreur les envahit; et les Musulmans de même s’effrayèrent des Persans. En ce temps, le Seigneur s’irrita contre les Persans et octroya la victoire aux Musulmans. Et le Seigneur fit venir contre les Persans un vent de tempête insupportable, plein d’obscurité à cause de la poussière soulevée par les soldats des Musulmans. Une nuée sombre fut sur les Persans qui tournèrent le dos pour fuir devant les soldats de Malik al-Ashraf, sans que ni les lances ni les flèches des Musulmans les aient atteints, sinon, peut-être, le bruit des trompettes et des tambours et le hennissement des chevaux. Les Persans s’enfuirent et furent défaits devant les Arabes.” 

Galal al-Din s’enfuit au voisinage de son pays. Ses ennemis, les Tatars, l’une des tribus mongoles, qui étaient proches de la frontière des Persans, le pourchassèrent jusqu’aux villes d’Ahlat et d’Amid. Il quitta cette cité. Le chroniqueur ajoute :

“On raconte cependant qu’il fut tué près de Mayyafarkin, [Maïphercat]. Certains disent qu’il parvint à Babel. Le Seigneur seul sait ce qui arriva.”11

En vérité, Galal al-Din, réfugié à Diyarbakr, fut assassiné par un paysan kurde  le 15 août 1231.

Malik al-Ashraf régna encore quelques années. Après une vie riche et glorieuse, il mourut en 1237.

Un autre chroniqueur syriaque, Bar Hébraeus, fit son éloge funèbre : Il était loyal, doux, généreux, miséricordieux, plein de bonne volonté et de bienveillantes intentions envers tous, il aimait beaucoup la chasse et tous les plaisirs de table :

« Au commencement de l’année 635 des rabes (1237), Malik al-Ashraf ‘Isa, le fils d’Al-‘Adil, le fils de ‘Ayub, mourut à Damas âgé d’environ 60 ans. Il n’y avait pas de limite à la générosité de cet homme, il était un grand amateur des mets délicats et des repas luxueux. »12

D’après ce volet historique, l’on remarque que les princes de deux dynasties, les Marwanides et les ‘Ayubides de la Djézira, entretinrent des rapports forts, amicaux et chaleureux avec les chrétiens syriaques et les chroniqueurs ne manquèrent pas de louer cette période et l’action de ces princes éclairés.

J’ai le sentiment que l’histoire se répète dans cette région du Kurdistan  et que la compréhension, la coopération, l’entente brillent encore aujourd’hui entre les Kurdes et le peuple assyrien-chaldéen-syriaque, ami et allié, qui vit dans cette région depuis des siècles . Tous ont un destin commun.

Références des chroniques syriaques
- Chronographie d’Élie de Nisibe, E.W. BROOKS et J.B.CHABOT, CSCO, 62, syr, 21-22. (1909-1910)
- Chronique de Michel le Syrien, J.-B. CHABOT, Paris, 1899-1910., réédition, Bruxelles, 1963.
- Chronique de l’Édessénien anonyme, traduit par Albert ABOUNA, CSCO, 354, syr, 154, Louvain, 1974.
- Chronicon syriacum, de Bar Hébraeus, Paulus BEDJAN, éd. Maisonneuve, Paris, 1890.


1 La « Chronographie d’Elie bar-Sinaya, Métropolitain de Nisibe », édition et traduction L.-J. Delaporte, Paris, 1910, P. 138.
2 Idem, p. 138.          
3 Idem, p. 141
4 Idem, p. 141.
5 Bar Hébraeus, « Chronique universelle », Mokhtassar al-Doual, Beyrouth, P. 180.
6 Usaybia, « Uyun Al Anba Fi Tabaqat Al Atibba”, recueil de 380 biographies, publié en Egypte en 1921, réédité à Beyrouth, p.341, traduction Ephrem-Isa YOUSIF.
7 Chronique de Michel le Syrien, Tome III, p. 264.
8 L’Édessénien anonyme, II, p. 162.
9 L’Édessénien anonyme, II, 171-172.
10 L’Édessénien anonyme, p. 170.
11 L’Édessénien anonyme, pp. 176-177.
12 B.H., Chronicon syriacum p. 472.

(*) Philosopher and write