PROCÈS D’OPINION A ANKARA

Témoins gênants de la tragédie kurde en Turquie,

les députés kurdes sont menacés de mort pour leurs opinions

Ils sont huit. Ils s’appellent Leyla ZANA, Mahmut ALINAK, Hatip DICLE, Orhan DOGAN, Selim SADAK, Sırrı SAKIK, Ahmet TÜRK et Sedat YURTTAS. Ils ont été régulièrement élus députés par la population kurde afin qu’ils représentent ses intérêts et ses aspirations, en novembre 1991, en compagnie de 16 autres de leurs camarades, sur la liste du Parti populiste social-démocrate (SHP) d’Erdal Inönü avec lequel leur jeune parti HEP venait de conclure une alliance électorale.

C’était une première historique. Pour la première fois dans l’histoire républicaine de Turquie des Kurdes assumant et revendiquant publiquement leur identité kurde étaient élus à l’Assemblée nationale en pleine période d’ouverture politique pratiquée par le président turc Özal. Celui-ci avait aboli quelques mois plus tôt la loi interdisant l’usage de la langue kurde, élargi 40.000 prisonniers et promis de résoudre le problème kurde qui «depuis 70 ans empoisonne notre vie politique ». Bousculant les tabous, il parlait de «l’existence de 12 millions de Kurdes en Turquie», évoquait la possibilité de reconnaître leur identité et proposait d’ouvrir un débat public sur les solutions possibles à ce problème chronique dans le respect de frontières de l’Etat et de la démocratie. Les mots «kurde» et «Kurdistan» n’étaient plus tabous et le président turc nouait de liens personnels étroits avec les leaders kurdes d’Irak dont l’un, J. Talabani, était prié d’explorer avec le chef du PKK, A. Öcalan, les moyens de faire taire les armes et de trouver une solution politique au problème kurde.

Turgut Özal avait fini par obtenir un cessez-le-feu unilatéral du PKK en mars 1993. Au moment où il s’apprêtait à prendre des initiatives majeures en faveur du dialogue et de la paix, il décédait dans des conditions jamais éclaircies, officiellement d’un arrêt cardiaque. Les ultras turcs prenaient le dessus, éliminant brutalement les partisans d’Özal dans l’armée et dans la police politique (MIT). Le conservateur Démirel, renversé à deux reprises par l’armée, devenu de ce fait très prudent vis-à-vis de celle-ci, était élu président tandis qu’une femme très ambitieuse, Tansu Çiller après une vaste campagne médiatique, accédait au poste de premier ministre.

Rapidement il a été entendu que l’ouverture politique était terminée. La Turquie, sous l’égide de l’aile radicale de l’armée, revenait à ses vieux démons kémalistes. Après le dégel amorcé au printemps de 1991, on entrait dans une nouvelle période de glaciation . Chargée d’occuper la vitrine moderniste du pays, Mme. Çiller donnait carte blanche à l’armée au Kurdistan et reprenait l’antenne traditionnelle turque: «il n’y a ni Kurde, ni problème kurde en Turquie , il y a un problème de terrorisme qu’il faut éradiquer avec fermeté ».

Dans ce climat de glaciation, le HEP a été interdit pour séparatisme par la Cour Constitutionnelle. Son premier président, Fehmi Isiklar, vice-président de l’Assemblée, était déchu de son mandat parlementaire à cause de cette interdiction. Les autres députés avaient eu le temps de démissionner du HEP et de créer le nouveau Parti de la Démocratie (DEP). Ils échappèrent de justesse à la déchéance automatique de leur mandat parlementaire pour cause d’interdiction de leur parti. Cibles des attaques meurtrières de la contre-guérilla, qui ont fait 74 morts dans les rangs des dirigeants nationaux et régionaux du HEP et du DEP, victimes des campagnes médiatiques orchestrées par le pouvoir, ces députés kurdes ont essayé, dans cette fosse aux lions, de défendre les chances de la paix et du dialogue pour un règlement politique du problème kurde. Ils ont aussi courageusement continué de témoigner des horreurs de la guerre du Kurdistan.

Ce qui était lieu commun dans la période d’ouverture de 1991-1992, est redevenu délit d’opinion. Les députés kurdes sont donc devenus les boucs émissaires de choix dans ce nouveau climat chauvin et cocardier qui a abouti à l’assassinat de l’un d’eux, Mehmet Sincar, de la levée d’immunité de 6 autres les 2 et 3 mars 1994, de l’interdiction de leur parti DEP, le 16 juin, et de la déchéance de leur mandat parlementaire de 13 députés kurdes. 6 de ces derniers se sont réfugiés en Europe. 7 autres sont, avec M.Alınak, démissionnaire du DEP, derrière les barreaux, dans la prison d’Ankara, pour la plupart depuis début mars.

Homme de confiance de l’armée, le procureur général de la Cour de Sûreté de l’Etat d’Ankara, Nusret Demiral, requiert contre eux la peine de mort pour leurs opinions qu’il juge «criminelles » et «attentatoires à l’unité idéologique et territoriale de la Nation et de la Patrie» ; sans invoquer le moindre acte de violence, la moindre action concrète contre l’intégrité et la souveraineté du pays.

De quelque bord politique que l’on soit, tous ceux qui sont attachés aux libertés publiques fondamentales ne peuvent que soutenir ces députés dont la vie est menacée, en faisant éventuellement leur le fameux mot de Voltaire: «Je ne partage pas vos opinions mais je suis prêt à mourir pour que vous puissiez les exprimer librement ».

Or il se trouve que ces opinions exprimées pacifiquement à la tribune de l’Assemblée, au cours de réunions électorales, dans des déclarations aux médias nationaux ou étrangers ou devant les institutions internationales, n’ont rien de subversif ni de répréhensible ! Elles sont modérés, honorables et démocratiques. Elles ne remettent pas en cause les frontières (bien que cela ne soit pas en soi un crime dans une démocratie) et ne font pas l’apologie de la violence. Elles expriment, en des termes non provocateurs, les aspirations légitimes des 15 millions de Kurdes de Turquie à la paix, à la dignité, à la libre expression de leur culture et de leur identité, dans le cadre de la démocratie. Ce sont des opinons que l’on entend tous les jours dans la bouche des militants régionalistes ou autonomistes des vieux pays démocratiques européens sans que personne y trouve quelque chose à redire, la seule sanction étant celle du suffrage universel.

Membre de l’OTAN et du Conseil de l’Europe, associé à l’Union européenne, la Turquie n’est pas, il est vrai, un pays européen, encore moins une démocratie tolérant l’expression des différences. Les députés kurdes, par leur sacrifice font découvrir à l’opinion cette vérité de base soupçonnée ou murmurée sans être dite publiquement.

Le combat démocratique des députés kurdes s’est avéré être une mission impossible.

Bousculés par les événements, ils sont pris dans le feu croisé des deux camps mû par une logique de guerre. Bravant les menaces, rejetant la servilité de la plupart de leurs collègues turcs qui ont transformé le Parlement en une chambre d’enregistrement des directives du Conseil national de sécurité, dominé par les généraux, ils persistent cependant de vouloir frayer un chemin pour le dialogue démocratique entre Kurdes et Turcs, pour que ce conflit kurde, qui depuis sa naissance en 1923 mine et obsède la République de Turquie trouve, dans le cadre de la démocratie et des frontières existantes, une solution respectant la dignité, l’identité et les droits légitimes de 15 millions de Kurdes de Turquie.

Dans le contexte turc, cela demande beaucoup de courage. 74 dirigeants nationaux et régionaux de ce parti pro-kurde, dont le député de Mardin Mehmet Sincar ont été assassinés, selon toute vraisemblance, par la contre-guérilla turque. Mme. Leyla Zana, députée de Diyarbakir, cible favorite des ultras turcs, a échappé de justesse à deux attentats.

Le combat de ces députés démocrates heurte assurément trop d’idées reçues et de certitudes. Y compris chez les Kurdes où, après 70 ans de persécution turque, après tant de massacres, de déportation, d’exécutions sommaires, de tortures, d’interdictions y compris de l’usage de la langue kurde, après les terribles conséquences du rouleau compresseur de la «guerre spéciale » menée depuis mars 1992 au Kurdistan, avec son cortège de villages détruits, de forêts et récoltes brûlées de civils sauvagement abattus, d’intellectuels assassinés par de mystérieux escadrons de la mort, on croit de moins en moins à une évolution, dans un avenir prévisible, des mentalités turques. On n’est pas loin de penser que depuis leur invasion de l’Asie-Mineure, les Turcs, au fond, sont toujours restés fidèles à la primauté de la force sur celle du droit. Jamais dans leur histoire ils n’ont su ni décoloniser ni définir des rapports de coexistence dans l’égalité et le respect mutuel. Le mot compromis (uzlasma) n’a été inventé en turc qu’à la fin des années 1960 car ce concept n’a pas existé dans la pratique; le plus fort a dominé ou écrasé le faible, et s’il a accordé un droit de vie à celui ci, c’est à condition expresse qu'il reconnaisse «sa place», c’est-à-dire son infériorité, par rapport au maître. L’accession à certains postes élévés de quelques Kurdes assimilés, ayant non seulement renoncé à leurs identités mais faisant preuve d’un nationalisme turc plus radical que celui de leur maître, ne démentit pas cette exception. Elle entre dans le droit fil de la tradition turque de Janissaires , de ces enfants chrétiens éduqués à la turque, employés ensuite, avec grades et pouvoirs, dans la répression de leur peuple d’origine.

Pour les secteurs décisionnels de la société turque, à savoir le haut commandement militaire, l’état-major de la police politique (MIT) et, dans une moindre mesure, la classe politique, qui agit sous l’épée de Damoclès de l’armée, le simple fait de parler de l’existence des Kurdes, est perçu comme un danger mortel pour l’unité de la Nation et de la Patrie». Pauvre et fragile unité ! Semblant ignorer l’évolution du monde depuis les années 1920, ils s’accrochent frileusement «aux principes d’Atatürk », sacrés idéologie officielle de l’Etat dans la Constitution de 1982 imposée par l’armée, et comme seul ciment de l’unité. Ils semblent convaincus que par une sorte de jeu de dominos, le fait de reconnaître l’existence des Kurdes, de leur langue, ouvrira la boîte de Pandore des aspirations kurdes longtemps brimées et finira par conduire à l’éclatement du pays. Pour eux, à la limite, les députés kurdes demandant pacifiquement le droits des Kurdes, sont plus dangereux que ceux qui luttent pour l’obtention de ces mêmes droits par les armes. Car l’armée sait comment combattre militairement une insurrection, une guérilla, mais elle ne sait pas comment répondre à un combat politique complexe faisant appel à des références universelles (Convention européenne des droits de l’homme, Charte de Paris, Protocole International sur les droits socio-politiques etc.) étrangères à son univers mental et à son indigente «idéologie» kémaliste. D’où sa colère et sa hargne contre «les traîtres qui sont au Parlement et qui défendent les mêmes idées que les terroristes du PKK ».

La première condamnation des députés kurdes est ainsi venue du général Dogan Günes, chef d’état-major de l’armée. Dans un pays démocratique il aurait été pour le moins révoqué, et sans doute jugé, pour son ingérence dans la vie politique et ses accusations contre les élus du peuple. En Turquie, la colère du général a servi de signal aux politiques qui, Mme. Çiller en tête, se sont empressés de mettre en route les mécanismes politico-juridiques requis pour éliminer les «traîtres» stigmatisés par le général Güres et «apaiser l’armée ». Le vice-premier social-démocrate M. Karayalçın a même parlé d’une menace insistante de coup d’Etat. Pour le conjurer, il faillait apparemment offrir aux militaires ce qu’ils réclamaient: la tête des députés kurdes . Ce n’est pas le vieux président Demirel, renversé à deux reprises, en 1971 et en 1980, et un temps emprisonné par l’armée, qui allait encourager le gouvernement et le Parlement à résister aux pressions des militaires.

La cause est donc entendue depuis la fameuse déclaration du général Güres. Le reste n’est plus que du mauvais habillage juridique et de procédés tragi-comiques. On attend le retour d’Europe de la délégation parlementaire du Parti de la Démocratie (DEP), qui a notamment été reçue par le président Mitterrand, par M. Jacques Delors et par Mme. Catherine Lalumière, secrétaire générale du Conseil de l’Europe et on annonce dans les médias la suspension de la session parlementaire pour 3 semaines, à partir du 1er mars, afin de permettre aux parlementaires de participer à la préparation des élections municipales du 28 mars «pour mieux endormir la vigilance de l’ennemi ». Une fois tous les parlementaires kurdes rentrés estimant son traquenard bien en place, Mme. Çiller, en violation d’une disposition constitutionnelle interdisant toute concertation sur la levée d’immunité parlementaire, réunit le groupe parlementaire de son parti et exige que l’immunité parlementaire des 8 députés, 7 Kurdes, et 1 islamiste pour faire bonne mesure, soit levée avant le départ en vacances des parlementaires. Cette question inscrite à la 151ème place de l’ordre du jour de l’Assemblée, est, par diverses mesures procédurières, avancée à la première place et débattue dès le 2 mars dans un Parlement encerclé par la police, comme aux beaux jours des coups d’Etat militaires. Les principaux ténors de la vie politique s’esquivent pour ne pas cautionner ce coup de force et en même temps ne pas paraître défier l’état-major militaire. Le président du Parlement, officiellement opposé à la levée d’immunité parlementaire pour délit d’opinion, part se faire un bilan de santé aux Etats-Unis. Mesut Yılmaz, président de l’ANAP, principale formation de l’opposition, Erdal Inönü et Murat Karayalçın, respectivement président d’honneur et président du Parti populiste social-démocrate (SHP), partenaire de la coalition gouvernementale, choisissent d’aller faire leurs courses en ville pour ne pas prendre part au vote. Mais auparavant l’ANAP a désigné en son sein un nombre suffisant de députés à prêter pour que les manœuvres du Premier ministre soit assurée de la majorité des voix. Quant au SHP, qui prône l’abstention dans l’espoir de s’attirer une partie de l’électorat kurde lors des élections municipales de fin mars, il sera déçu. Les Kurdes qui n’ont pas la mémoire courte ne lui pardonnent pas d’avoir cautionné et défendu la terrible politique de répression et de guerre menée par la coalition gouvernementale dans le Kurdistan.

Les conditions dans lesquelles la levée de l’immunité des parlementaires kurdes a été votée est longuement décrite dans les pages qui suivent où une large place est donnée aux témoignages de la presse et aux rapports de missions du Parlement européen, du Conseil de l’Europe et des ONG.

On sait qu’avant même que la décision du Parlement ne devienne effective par sa publication dans le Journal officiel et sans attendre l’écoulement du délai légal de 15 jours pour faire appel de cette décision devant la Cour Constitutionnelle, des députés kurdes ont été arrêtés et gardés à vue au secret jusqu’au 17 mars dans les locaux de la Section anti-terroriste de la police d’Ankara, sur l’ordre du Procureur général de la Cour de Sûreté de l’Etat d’Ankara, Nusret Demiral. Le président turc, en principe gardien de la Constitution, a trouvé que «cela n’était pas très chic ». Le ministre de l’Intérieur a déclaré que ce n’était pas lui qui avait ordonné le siège du Parlement par la police du 2 au 5 mars, jour où les députés kurdes retranchés au Parlement se sont rendus. Cela aurait été ordonné par le procureur Demiral. Et le ministre de la Justice de préciser qu’il n’a aucun pouvoir sur ce procureur. En effet, homme d’extrême-droite, cachant à peine ses sympathie pour les Loups gris du colonel turc Turkes, et pour Hitler, ce procureur a été placé à ce poste-clé de la Cour de Sûreté de l’Etat, chargée de poursuivre la besogne des tribunaux militaires en «période normale», par l’état-major de l’armée tout comme le président de la Cour Constitutionnelle et les principaux membres de celle-ci et de la Cour de Cassation. Et en Turquie, aucun homme politique, fût-il président de la République, n’a jusqu’ici osé a s’en prednre à ces hommes de confiance des militaires.

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la Cour Constitutionnelle ait rejeté, sans motiver sa décision, le pourvoi introduit par les avocats des députés détenus ni que sur le seul ordre du Procureur général Demiral ceux-ci restent juridiquement en garde à vue prolongée jusqu’à leur procès qui a débuté le 3 août. Des députés gardés à vue sans décision d’un juge, pendant 5 mois ! C’est un phénomène sans précédent dans un Etat qui se veut de droit. C’est un point, entre autres, que le collectif d’avocats européens réuni autour de M. Roland Dumas et Mme. Ségolène Royal , pour la défense des parlementaires kurdes devant la Commission des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, ne manquera sans doute pas de soulever.

Ayant mis derrière les barreaux ces députés kurdes qu’il jure d’envoyer à la potence, il restait encore au procureur Demiral et à ses 7 autres collègues du parquet de rassembler de pièces à convictions pour étayer leur thèse consistant à les présenter comme «la branche politique de l’organisation terroriste PKK ». Les procureurs ont passé les mois de mars et avril à aller faire signer des dépositions aux prisonniers «repentis» du PKK, ou à des chefs de tribu salariés de l’Etat dans le cadre du système de «protecteurs de village», auxiliaires kurdes de l’armée. Leur butin est maigre, contradictoire et frise le ridicule. Le réquisitoire de 174 pages publié en juillet sous forme de livre mériterait d’être intégralement traduit en langues européennes afin que les occidentaux comprennent mieux l’univers mental, la justice et la démocratie de leurs alliés turcs. Nous en avons traduit un important extrait, le Résumé établi par le parquet et inséré au début de l’Acte d’accusation à titre d’introduction à celui-ci (cf. p. 211).

A la lecture de ce réquisitoire fastidieux, redondant, voire obsessionnel, on ne trouve aucun acte de violence, aucune apologie de violence ou de séparatisme, aucun fait concret indiquant l’appartenance de l’un ou de l’autre des députés à «l’organisation terroriste PKK ». Le procureur procède par déduction: le PKK revendique par les armes la reconnaissance de la culture et de l’identité kurdes; les députés parlent également du «peuple kurde», du «Kurdistan»; ils demandent dans leur discours la reconnaissance des droits culturels kurdes; ils poursuivent donc les mêmes objectifs que le PKK avec des moyens politiques; ils sont donc l’aile politique du PKK, donc des terroristes séparatistes, donc passibles de la peine de mort en vertu de l’article 125 du Code pénal .

A l’appuis de cette thèse sont cités des discours électoraux, des déclarations aux télévisons étrangères ou à la presse locale, un Appel à la C.S.C.E. signé par tous les députés du DEP, un communiqué adressé à l’ONU pour appeler son attention sur le sort de la population kurde en Turquie, une grève de la faim pour protester contre la destruction d’une ville kurde par l’armée, le témoignage de Mme. Zana et d’A. Türk devant le Congrès américain, des efforts multiformes, encouragés par feu le président Özal, menés auprès des médias, des hommes politiques turcs, des chefs de protecteurs de villages et des responsables du PKK pour arrêter la guerre, pour que le problème kurde soit débattu et réglé dans le cadre de la démocratie.

Ces actions font partie du travail normal, ordinaire d’un élu du peuple. Mais pour les procureurs, elles constituent autant de «crimes séparatistes ». On peut ainsi lire à la page 81 de l’Acte d’accusation: «Le fait que les accusés appellent l’Etat turc, selon leur expression, à rechercher une solution politique dans un climat de liberté et de démocratie est un crime. Cela est un crime et montre en même temps que les accusés font partie du PKK ». Cela se passe de commentaires. Les gouvernements américain et européens, le Parlement européen, le Conseil de l’Europe qui appellent à une solution politique du problème kurde en Turquie commettraient également des crimes séparatistes passibles de la peine de mort aux yeux des procureurs turcs dont le credo ferme reste: «Il n’y a pas de Kurdes en Turquie, donc pas de problème kurde. Ceux qui affirment le contraire sont des séparatistes «alliés de l’organisation terroriste PKK ». On se demande comment l’ancien président Özal, qui parlait de l’existence de 12 millions de Kurdes en Turquie et proposait un débat ouvert et libre sur leurs aspirations, a pu échapper aux foudres du procureur Demiral.

Celui-ci affirme que les députés kurdes ont créé leur parti sur «les directives d’A. Öcalan, leader de l’organisation terroriste ». Or ceux-ci ont été élus sur la liste du SHP d’Erdal Inönü. A l’époque de l’ouverture pratiquée par Özal, le président du HEP avait même été élu vice-président de l’Assemblée tandis qu’A. Türk, actuellement en prison, était élu président de la Commission des Droits de l’homme. Si celui-ci est allé en Syrie et au Liban, en compagnie d’autres députés, pour rencontrer publiquement le chef du PKK, c’était avec les encouragements du président Özal et du Premier ministre Demirel, afin de faire prolonger le cessez-le-feu et amorcer un processus de dialogue et de paix. Les avocats ont cité d’ailleurs Demirel et Inönü à la barre, comme témoins. Ils vont sans doute demander à Inönü si c’est «sur les directives d’A. Öcalan qu’il a fait liste commune avec les députés kurdes ! ».

Comme autres preuves du séparatisme des députés kurdes, le procureur cite fréquemment l’usage qu’ils ont fait des couleurs kurdes traditionnelles —rouge-jaune-vert—, présentées comme «couleurs du drapeau du PKK », lequel au demeurant, dans la bonne tradition marxiste-léniniste, est composé d’une étoile d’or sur fond rouge. L’origine des couleurs kurdes remonte à l’époque préhistorique où les Kurdes adhéraient au zoroastrisme. Le rouge symbolise le feu purificateur, le jaune le soleil générateur de vie et le vert la prospérité. Ces couleurs, prisées par la population pendant de siècles, par tradition ont été associées dans un drapeau dans les années 1920 par Hoyboun, Ligue nationale kurde. Ce drapeau fut plus tard adopté par la République kurde de Mahabad en 1946 et il est rejeté comme «réactionnaire» par le PKK ! Mais la Turquie a fait une obsession de ces couleurs kurdes et de leur combinaison dans quelque domaine de la vie que ce soit, au point de remplacer, dans certaines villes, le vert des feux tricolores de circulation, par le bleu ! Un allié charitable fera-t-il comprendre aux Turcs que les Catalans, les Québécois ou les Écossais, pour ne citer que ceux-là, ont leurs couleurs et leur drapeau sans pour autant être des séparatistes. Et que le fait de conserver des noms géographiques anciens comme Bretagne, Bourgogne ou Alsace n’étant pas du séparatisme, le pays kurde qui, depuis 1150, a toujours été connu sous le nom du Kurdistan a des raisons de vouloir préserver son appellation historique, de préférence à «l’Anatolie du Sud-Est » imposée dans les années 1930, qui est un non sens.

Un mot enfin du catalogue des «pièces à convictions» dressé par le procureur. On y trouve en vrac des communiqués de presse, des appels des textes de discours incriminés, une photo de la délégation parlementaire kurde prise devant l’Élysée, des photocopies des photos de Mme. Leyla Zana qui auraient été trouvées dans la poche des militants du PKK tués au combat. Le procureur se vante aussi d’avoir placé sur écoute les députés kurdes avant leur levée d’immunité, pour découvrir leurs connexions. Il affirme avoir déchiffré des numéros de certaines organisations et revues kurdes en Europe, dont celui de l’Institut kurde, qui du reste se trouvent tous dans l’annuaire téléphonique et dans l’Annuaire kurde en Europe , publié par l’université de Berlin. Comme pièces à conviction contre Mme. Zana on donne, par exemple, deux numéros de téléphone de «centres de liaison de l’organisation terroriste PKK », qui s’avèrent être l’un celui d’un tailleur, citoyen français d’origine kurde non impliqué en politique, qui a été dans les années 1970 apprenti chez Mehdi Zana, époux de Mme. Zana, et l’autre celui d’un Français de souche qui ne semble avoir entendu parler de l’existence des Kurdes que brièvement en 1991, lors de l’exode des Kurdes irakiens.

Il y a enfin un fameux «enregistrement d’une conversation téléphonique entre A. Öcalan et L. Zana » où d’après le texte qui en est donné dans le réquisitoire, celle-ci parle du traitement du problème kurde dans la presse turque et de l’éventualité de l’interdiction du HEP. Cet enregistrement, comme deux autres, qui auraient été effectués par deux chefs de protecteurs de village sont, selon les avocats, de simples montages policiers que dans aucun pays démocratique la justice n’accepterait comme «pièces». Plus que le contenu banal de ces conversations, c’est leur existence même qui est jugé «criminelle» par le procureur.

Dans ce réquisitoire de 174 p., le seul élément concret, éventuellement délictueux, concerne le député O. Dogan, accusé d’avoir hébergé un jeune de sa province et de l’avoir fait soigner chez un ophtalmologiste. Ce jeune, selon ses «aveux» obtenus par la section anti-terroriste de la police sous la torture, serait un militant du PKK sans que le procureur avance le moindre fait d’armes, de meurtres ou d’action violente à ce garçon qui «aurait suivi «un entraînement militaire dans un camp du PKK. »Le député en question qui, comme à peu près tous les autres députés, héberge régulièrement les gens de sa circonscription en visite à Ankara et qui aide tel un asistant social, tous ceux qu’il peut, dit ignorer totalement l’affiliation politique éventuelle de ce garçon recommandé par des amis.

Si les accusations contre les députés kurdes ne résistent à aucun examen sérieux, il ne faudrait pas pour autant sous-estimer les menaces du procureur Demiral. Le procès de ces députés n’est qu’accessoirement juridique . Il est, depuis le début, pour l’essentiel politique . Chose impensable dans un Etat de droit, le 16 juin, par une décision de la Cour Constitutionnelle turque, 13 députés kurdes ont été automatiquement déchus de leur mandat parlementaire à la suite de l’interdiction de leur Parti de la Démocratie en raison des propos tenus par son président à l’étranger et pour un Appel à la paix lancé au nom de ce parti (Cf. p.73). L’inpensable a donc pu arriver en Turquie, au prix de quelques protestations internationales.

A moins d’une forte mobilisation internationale de la presse et des gouvernements, il n’est pas du tout exclu que la justice turque, accédant à la demande de l’armée, condamne certains députés kurdes sinon à la potence, du moins à de lourdes peines de prison pour délit d’opinion, afin de terroriser davantage la population kurde, d’humilier les Kurdes, dans l’espoir de ne plus avoir de contestation kurde pendant une génération. La défaite du combat démocratique des parlementaires kurdes pourrait aussi sonner pour longtemps l’espoir de la moindre démocratisation en Turquie et plonger ce pays dans des conflits et déchirements dont nul peut en prévoir l’issue.

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* Je prête serment, devant la Grande Nation Turque et sur mon honneur que je défendrai l’unité indivisible de la patrie et de la nation et la souveraineté inconditionnelle de la nation; que je resterai fidèle à la suprématie du droit, à la République démocratique et laïque, aux principes et aux réformes d’Atatürk, que je ne m’éloignerai pas de l’idéal de la tranquillité et de la prospérité de la société, de la participation de tous, dans l’esprit de la solidarité nationale et de la justice, des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de la fidélité à la Constitution (article cité par les procureurs dans le texte et entre guillemets).